Aller au contenu

Diversité et sciences

Favoriser l’objectivité scientifique par l’inclusion.

Raphaël, Héraclite dans « L'École d'Athènes »

« La vérification ressemble à la sélection naturelle : elle choisit la plus viable parmi les possibilités de fait existant dans une situation historique particulière. » – Thomas S. Kuhn


Pourquoi l’évolution des espèces expliquée par Darwin ne prend-elle en compte que les mâles de chaque espèce ? Pourquoi les médicaments ne sont-ils testés que sur des souris mâles et ensuite prescrits à des femmes ? Ces questions ont intéressé la philosophie des sciences, qui constate que ce n’est qu’avec l’apparition de points de vue féminins (et bien souvent féministes) que les biais de ces manières de penser ont été enfin exposés au sein des communautés scientifiques. S’il semble que la tenue des sciences modernes abrite un sexisme insidieux, celui-ci ne se dévoilerait que lorsque les points de vue divergeant de ceux de la majorité des scientifiques se feraient entendre. C’est du moins la thèse défendue par Helen Longino et Kathleen Okruhlik, deux philosophes s’étant intéressées à la place de la subjectivité dans la conduite objective des sciences. L’objectivité scientifique prend toute son importance dans les sciences en vertu de la crédibilité que l’on accorde aux scientifiques d’une communauté. Toutefois, il semblerait que le critère de l’objectivité ce que défendent les deux philosophes en serait un communautaire et non individuel. En ce sens, comment pourrions-nous atteindre cette fameuse objectivité scientifique ? Leur proposition est simple : ce processus passe par l’inclusion de points de vue différents qui permettent de tendre vers une science dépourvue de biais.

La communauté

Afin de comprendre la solution de Longino et Okrhulik, commençons par voir en quoi la science peut être un phénomène social. Longtemps a‑t-il été pensé — et encore aujourd’hui — que la science consiste en une accumulation des savoirs. Toutefois, nous savons depuis les travaux de Gaston Bachelard et de Thomas Kuhn que la connaissance scientifique se déploie plutôt selon des logiques de rupture alimentées par des éléments communautaires. Subséquemment, Longino nous rappelle quant à elle que c’est l’aspect social qui mène au savoir scientifique : la démarche scientifique est une combinaison d’interactions entre modèles et nature et la production de théories. Le savoir scientifique est produit, non pas en additionnant les savoirs individuels de tous, mais à travers un processus critique menant à des modifications par le reste de la communauté. Ainsi, toute tentative de rendre objective la science devra se faire au niveau de cette même communauté. Voyons l’exemple de la vérification par les pairs. Cette étape du processus de publication scientifique consiste en la relecture de recherches par les pairs avant leur publication, ceci afin d’émettre leurs critiques et commentaires. Ce processus mène ainsi à la production d’un savoir scientifique de manière sociale, cela alors que les différents points de vue se mélangent et se confrontent. C’est donc que la critique contribue à l’objectivité. Toutefois, pour cela, encore faut-il que les scientifiques démontrent une ouverture à cette critique et que s’engage une transformation de la science en réponse à celle-ci. Ainsi Longino parvient-elle à sa conclusion : plus le nombre de points de vue différents est grand au sein d’une communauté, plus objective cette dernière sera-t-elle.

Présence du féminin

Nous voyons bien que les présuppositions sexistes en science guident les questions que l’on pose, les hypothèses que l’on étudie et les données que l’on ignore pour cause « d’insignifiance ». Okruhlik soutient que les standards scientifiques sont tachés par des biais androcentriques. Cela expliquerait pourquoi certaines hypothèses semblent survivre à toute tentative de falsification : les présuppositions contre les femmes guident les scientifiques à rejeter les données n’allant pas dans la direction favorisant les hommes. Il a par exemple été assumé depuis longtemps que les hommes avaient une meilleure conception spatiale et mathématique ; les explications proposées qui avantageaient plutôt les femmes ont été rejetées rapidement. C’est le pouvoir de l’idéologie que l’on voit à l’œuvre. La philosophe y voit les dessous des biais androcentriques ayant empêché des applications scientifiques rigoureuses ; en effet, ce n’est qu’avec l’inclusion des points de vue féministes que les biais se révèlent à nous. Ce n’est qu’ensuite qu’il nous sera possible de les éliminer. 

Une question de méthode

Il serait possible d’envisager que l’objectivité de la méthode scientifique se suffirait à elle-même. Okruhlik pense autrement. Elle argumente que rien ne protège le contenu scientifique des influences sociologiques à partir du moment où l’on reconnaît que celles-ci affectent la création même des théories. En effet, nous pourrions concéder que le choix d’une théorie signifierait sa supériorité épistémologique sur les autres théories disponibles. Or, tous ces choix ont été marqués par des facteurs sociologiques et rien dans le mécanisme entourant le choix d’une théorie ne pourrait « purifier » une théorie choisie. C’est peut-être le tragique de la méthode scientifique, pour autant qu’elle comporte des humains et leurs propres biais. Par exemple, avec le sexisme en science, la théorie choisie sera la meilleure parmi les choix sexistes ; le contenu même de la science sera sexiste, les hypothèses rivales — non-sexistes dans ce cas — ne seront même pas générées. Ces biais en vont de la génération même de nouvelles théories. En bref, même en assurant la transcendance de la méthode, le savoir scientifique ne pourra qu’être radicalement lié à la culture, cela même parce que la méthode scientifique se développe autour d’individus liés à la culture. Aucune rééducation individuelle ne pourrait se faire à l’avance et cette problématique ne peut être adressée qu’au niveau communautaire, avec l’inclusion des points de vue différents.

Légitimité épistémologique

Il est certain que, en ce qui concerne la critique par les pairs, l’on peut rencontrer un problème : si les révisions ne sont apportées que par des collègues appartenant au même « mouvement de pensée », ou au même « cercle », il en va de soi que les commentaires iront plutôt dans la même direction que l’article en voie de publication, et que peu de « transformation » en résultera. On voit alors que la subjectivité d’un individu peut s’étendre à la grandeur de la communauté scientifique. En effet, l’absence de critères clairs ne permet pas de déterminer lorsqu’une communauté n’a plus de légitimité épistémologique. Il n’est pas évident de dire à quel moment une communauté entière est biaisée, en cela que tous les points de vue « différents » ont quand même une ou plusieurs présuppositions « voilées » qui affectent toute la démarche scientifique. Nous pourrions reprendre les exemples brièvement mentionnés par Longino à propos des sciences nazie et soviétique sous Staline. Ces communautés avaient un degré d’objectivité moindre en raison des biais les composant. Pourtant, aucun critère n’a permis de déterminer à quel moment leur science cessa d’être objective. Il en est de même du sexisme dans les sciences contemporaines. Aucune ouverture ne permettait alors de remarquer que toute la science était biaisée ; les scientifiques s’éperdaient à démontrer la supériorité intellectuelle des hommes sur la simple base de leur sexisme. 

Il faut comprendre que le critère philosophique de l’objectivité repose sur un processus et non sur un seuil. Les communautés scientifiques tendent toujours vers l’objectivité ; il n’y a pas d’atteinte de cette objectivité en soi. Il faut donc considérer les communautés qui auraient perdu leur légitimité épistémologique comme étant toujours en processus vers l’objectivité. Si l’on revient au cas du sexisme, c’est lorsque, enfin, des voix féminines ont pu être écoutées par la communauté que les théories sexistes ont pu être vues comme telles. Fondamentalement, des hypothèses sont falsifiées par l’entrée en jeu de nouveaux points de vue et ces points de vue ajoutent une complémentarité à la méthode. Ainsi, l’objectivité se révèle être un travail constant, et non un but.

Nous pouvons conclure que les communautés scientifiques bénéficieraient à écouter davantage les voix marginalisées, les points de vue divergeant des opinions majoritaires. Moyennant une éducation et/ou une formation équivalente aux autres membres de la communauté lui valant une légitimité scientifique, toute voix devrait se voir accorder une égalité intellectuelle. Ce n’est qu’en tentant d’inclure le plus de diversité possible que les communautés scientifiques pourront prétendre à l’objectivité.


Articles en lien