Derrière ses accents lyriques, la Saint-Valentin est une fête qui s’ancre dans un système capitaliste d’une certaine violence. Cette violence ne résulte pas d’une coercition physique directe, puisque son lien de filiation avec la fête païenne des Lupercales a été démenti. Cette fête de purification romaine désignait deux jeunes aristocrates (les Luperques) chargés de fouetter les mains des matrones afin de favoriser leur fertilité. Il n’en reste pas moins que la Saint-Valentin exerce une pression symbolique liée aux exigences de notre système économique, avec ses cartes de vœux, ses chocolats et ses jolis cœurs. Cette instrumentalisation de l’amour par le système capitaliste a créé une fête normative — donc excluante — et centrée sur le profit économique, donc peu regardante de ses conséquences sociales et environnementales.
Discipline hétéronormative
Bien qu’à la fin du 19e siècle la fête célébrait l’amour dans une acceptation large du terme en proposant par exemple des cartes de vœux amicaux, son sens s’est restreint à une dimension érotique au cours du siècle suivant. La Saint-Valentin a ainsi sanctifié une norme amoureuse définissant le « normal » selon une certaine entité sociale (le couple) et une certaine sexualité (l’hétérosexualité). Ce modèle est évidemment stigmatisant puisqu’il renvoie tout ce qui y déroge à « l’anormal ».
La construction de ce modèle amoureux est renforcée par ce que la philosophe états-unienne Susan Bordo appelle des « images culturelles » dans son ouvrage Twilight Zones : The Hidden Life of Cultural Images from Plato to O.J. (1997). Ces images sont structurées par les normes sociales et façonnent en retour nos comportements. Les cartes de la Saint-Valentin, par exemple, reposent souvent sur l’opposition de deux genres (l’homme et la femme), accolés chacun à une couleur (le bleu ou le rose). Le recours aux symboles de l’Eros, tels que les cœurs et la couleur rouge, illustrent également ces normes amoureuses. Le pouvoir symbolique de ces cartes devient ensuite un pouvoir réel, puisque la mise en images de normes sociales facilite leur internalisation. Les cartes de la Saint-Valentin véhiculent ainsi une prophétie autoréalisatrice en façonnant les comportements sociaux.
Cette prophétie, une fois construite, est maintenue par les discours sociaux, c’est-à-dire par les idées exprimées publiquement, dans la sphère médiatique par exemple. À quelques jours de la Saint-Valentin, de nombreux médias proposent des idées de cadeaux à offrir à son ou sa partenaire, et publient également des statistiques autour de cette fête. Ainsi, selon un sondage mené par L’Observateur et publié dans TVA Nouvelles, 53% des Québécois·e·s vont fêter la Saint-Valentin cette année, contre 49% l’an passé. Cette insistance sur l’accroissement (même faible) du nombre de participant·e·s encourage les lecteur·ice·s à y prendre part en faisant de cette fête un évènement social prisé.
La Saint-Valentin est ainsi un exemple de paternalisme libéral, qui nous enjoint à être heureux·se parce qu’en couple (hétérosexuel). Une fois ce modèle internalisé, l’autodiscipline fait le reste, le conformisme étant la norme. Ainsi, selon le Journal de Montréal, 3 fois plus d’hommes que de femmes se sentent obligés d’offrir un cadeau à leur moitié pour la Saint-Valentin. Cette donnée montre que le discours social autour de cette fête soumet les comportements, en dépit de la volonté personnelle des individus. La Saint-Valentin semble donc davantage célébrer la conformité qu’un réel épanouissement amoureux personnel (et personnalisé).
Monnayer son amour
Un des moyens d’exprimer cette conformité sociale est de lui donner une valeur monétaire, en offrant un cadeau à sa moitié. TVA Nouvelles révèle également que les Québécois·e·s sondé·e·s prévoient dépenser un peu moins de 100$ le 14 février prochain. Une sortie culturelle (27%), du chocolat (26%), du vin (21%), des fleurs (20%)… Les idées ne manquent pas pour quantifier notre amour. L’achat de ces cadeaux se fait en centres commerciaux (36%) ou dans des commerces de proximités (34%), et de plus en plus en ligne (28%). Toutes ces statistiques nous montrent la traduction concrète des normes sociales, traduction qui s’inscrit dans notre système économique capitaliste. La ponctuation de l’année par des fêtes rapporte, puisque, plus qu’une occasion de faire plaisir à son amoureux·se, la célébration sociale de la Saint-Valentin crée le besoin, voire le commandement, d’acheter.
Et acheter à tout prix n’est pas sans conséquence surtout sociales et environnementales, en témoigne le périple des roses rouges cultivées pour la Saint-Valentin. Selon La Presse, bien que le Canada produise environ 40% des roses achetées pour l’occasion, le reste (c’est-à-dire 13 millions de douzaines de roses) est importé d’Amérique Latine. Or, les exploitations horticoles de Colombie, d’Équateur et du Venezuela nécessitent beaucoup d’eau pour cultiver ces roses, ce qui, à terme, épuise des réserves naturelles. Par ailleurs, bien que le secteur engrange annuellement plus d’un milliard de dollars de chiffres d’affaires, la main‑d’œuvre employée est rémunérée par de piètres salaires (quelques centimes par rose récoltée). Cette très faible rémunération ainsi que les risques sanitaires liés à l’usage intensif de pesticides et d’engrais chimiques rendent ces emplois précaires, voire dangereux. Enfin, transportées dans des camions réfrigérés et emballées dans un amas de plastique, les roses et leurs 2,91 kg d’émissions de CO2 arrivent sur nos étals. Un bouquet qui est donc bien plus épineux qu’il n’en a l’air.
La Saint-Valentin crée le besoin, voire le commandement, d’acheter.
Dire l’amour malgré tout
Alors, que faire de la Saint-Valentin ? Pouvons-nous continuer à célébrer cette fête excluante tant dans ses symboles que dans ses rituels ? Le sociologue français Jean-Claude Kaufmann opine que la Saint-Valentin reste malgré tout utile, puisqu’elle comble un manque d’occasion d’exprimer ses sentiments. Dans son ouvrage Saint-Valentin, mon amour ! (2017), il note que « derrière le bouquet de fleurs, le nounours ou la boîte de chocolats, c’est l’amour qui cherche à faire surface ». S’arrêter à la fonction commerciale de la fête serait donc trop léger, puisque, selon le sociologue, « l’enjeu véritable [de la Saint-Valentin] est de rompre avec l’ordinaire, de s’arracher à la médiocrité du quotidien, d’aller à la rencontre de l’autre, de créer une bulle de vie un peu hors du réel, un instant de complicité absolue ». Sans nier le possible désengagement personnel d’un individu offrant un cadeau en vertu de sa valeur monétaire, Kaufmann explique que le·la Valentin·e sincère instrumentalise le cadeau acheté et en fait un prétexte pour exprimer ses sentiments.
Derrière le bouquet de fleurs […] c’est l’amour qui cherche à faire surface
En soi, ce n’est pas la célébration de l’amour qui me dérange, c’est le besoin d’un prétexte pour le faire. Cela témoigne une fois de plus de l’intrusion des normes sociales dans nos vies, même pour ce qui touche au plus personnel. Peut-être pouvons-nous à notre tour instrumentaliser la Saint-Valentin pour qu’elle convienne à nos idéaux, en consommant de manière plus responsable par exemple. Plusieurs entreprises canadiennes ont ainsi mis en place des partenariats de commerce équitable avec des serres d’Amérique latine. Dans son documentaire « À fleur de peau, un bouquet de la Colombie » (2009), la réalisatrice Sarah Charland-Faucher incite à repenser les relations commerciales entre le nord et le sud du continent américain, non pas en suspendant toute importation ou exportation, mais plutôt en réfléchissant sur les conditions de production de ces roses noires. L’objectif étant de remodeler cette industrie pour qu’elle permette à ses travailleur·euse·s de vivre dignement, plutôt que de simplement survivre. Une autre manière d’instrumentaliser la fête revient simplement à éviter tout achat, pour tenter de transmettre notre affection à travers une présence ou une parole.
Pouvoir célébrer l’amour tous les jours et sous toutes ses formes demandera donc encore un peu de temps, le temps de déconstruire les attentes capitalistes pour que chacun·e puisse reconstruire personnellement l’expression de ses sentiments.