Récemment, les nominations aux prestigieux César du cinéma ont été dévoilées. Le film J’accuse de Roman Polanski y est cité douze fois : meilleur film, meilleur acteur, meilleur espoir masculin… et meilleur réalisateur. Cette nomination a provoqué de vives réactions dans la presse et de nombreux·ses journalistes ont dénoncé la mise en avant de Polanski. Ce dernier a en effet été condamné en 1977 par la justice états-unienne pour rapports sexuels illégaux avec une mineure, et, plus récemment, d’autres accusations de viol ont suivi. Cependant, aucune poursuite judiciaire n’a eu lieu puisque ces faits étaient prescrits, c’est-à-dire que le délai pour porter plainte était dépassé. Une question classique refait alors surface : dans le cas où un artiste a été poursuivi par la justice pour des affaires relatives à l’atteinte à l’intégrité physique et morale d’autrui (une agression sexuelle par exemple), peut-on continuer à le mettre en avant dans la sphère publique ? En d’autres termes, peut-on séparer l’humain (la personne) de l’artiste (le créateur)?
Normes inconscientes
De mon point de vue, c’est une fiction que de vouloir séparer l’humain et l’artiste. La socialisation primaire (celle ayant lieu pendant l’enfance) inscrit dans l’individu des manières de voir et des façons d’agir qui deviennent inconscientes. Lorsque ces normes sont incorporées, elles poursuivent l’individu dans les différents environnements qu’il fréquente, que ce soit la sphère familiale, scolaire, professionnelle ou encore amicale. Ainsi, une personne ayant été socialisée dans un environnement hyper-virilisant et misogyne ne peut pas simplement entrer dans la sphère professionnelle et « perdre » ces valeurs. Sans vouloir déresponsabiliser l’individu ayant commis un abus sexuel, la société est donc également responsable.
Par ailleurs, le fait que de nombreuses agressions sexuelles se déroulent sur le lieu de travail des victimes renforce le fait que cette distinction entre le privé et le public est floue. Est-ce en tant que supérieur hiérarchique ou en tant que connaissance lambda que l’agresseur agit ? L’entremêlement de l’humain et de son art nous empêche de les dissocier, l’humain et l’artiste sont donc liés, puisque porteurs des mêmes conditionnements sociaux.
Réparation et exposition
Outre la question de la séparation entre l’humain et l’artiste, lorsque la plainte est déposée et que la condamnation a lieu (ce qui reste rare), peut-on séparer le condamné de la personne ayant purgé sa peine ? Le procédé judiciaire suppose en effet une punition, ou du moins une réparation du tort causé. Une fois la peine purgée, la personne a payé sa dette à la société, et peut alors entrer dans un processus de réintégration. Ne pas reconnaître cela et déclarer que l’artiste condamné sera toujours redevable, ce serait se positionner contre le système établi de justice. Cette position s’auto-contredirait en niant l’action du système judiciaire tout en réclamant sa saisie. Cependant, ce qui est souvent dénoncé n’est non pas la réinsertion du précédent condamné, mais plutôt son retour sur le devant de la scène.
Bien que cela ne soit pas interdit juridiquement, son fondement moral peut en effet être contesté. D’une part, du côté de la victime : après avoir subi un traumatisme aussi intense que celui inscrit dans le corps, comment continuer à vivre lorsque son agresseur est célébré et affiché dans l’espace public ? D’autre part, pour la société dans son ensemble : mettre en avant ces artistes, n’est-ce pas mettre en avant une partie de leur histoire personnelle également ? Notre société a‑t-elle besoin de ce type de modèle ?
L’aura de l’artiste
Car c’est bien de cela dont il s’agit : lorsque l’artiste est populaire et propulsé par une industrie dynamique, il possède une aura et est présenté comme un modèle. Ce problème renvoie au fonctionnement de l’industrie du divertissement, qui est façonnée par le pouvoir de ces personnes et qui couvrira leurs actes aussi longtemps que cela sera bon pour les affaires. D’ailleurs, si les cérémonies des César et des Oscar sont diffusées à la télévision, c’est en partie car la personnalisation des artistes permet de créer une source d’idolâtrie. Cela favorise la rentabilité des futures productions dans lesquelles l’artiste apparait, puisque l’idolâtrie occasionne une attente chez le spectateur. En réponse, celui-ci fermera les yeux sur les actes commis pour protéger son idole.
De même, ce pouvoir qui découle des récompenses symboliques et matérielles de l’artiste peut, en amont, constituer le fondement de l’agression sexuelle, et, en aval, leur permettre de contourner les procédures de justice. Par exemple certains réalisateurs n’ont pas purgé de peine, car 1) ils se sont exilés (c’est le cas de Polanski, qui a fui les États-Unis pour se réfugier en France, d’où il ne peut pas être extradé) ; ou bien 2) ils trouvent un accord financier avec la victime, ce qui permettra de la faire taire.
C’est ce qu’Amanda Hess explique dans son article « How the Myth of the Artistic Genius Excuses the Abuse of Women » (« Comment le mythe du génie artistique excuse l’abus des femmes »), publié dans The New York Times (2017). Faire d’un artiste un génie incompris, plutôt qu’un simple acteur économique, permet de le protéger des attentes typiques présentes dans le monde professionnel. Et l’industrie cinématographique renforce cela en tentant de cacher les conditions dans lesquelles un film est réalisé.
La journaliste souligne par ailleurs des rapports de domination genrée qui sont en jeu. Le schéma est connu : l’agresseur est très souvent un homme, et sa victime est très souvent une femme. La position d’infériorité sociale des femmes se ressent également lors de ce type d’accusation, puisque ces dernières sont soit décrédibilisées lorsque leurs révélations concernent des faits anciens, soit renvoyées à un certain rôle de « séductrice », traduisant la culture du viol ambiante. Ces constats sont donc un frein à la réelle condamnation des faits et à la réparation devant en découler, nous ramenant au point zéro, comme si tout cela n’avait pas d’importance, tandis que des centaines de voix ont été piétinées.
Boycott social
Alors, que faire ? En continuant à aller voir ces « œuvres d’art », on contribue au financement de ces actes. Mais, le boycott ne devrait pas signifier le rejet en bloc de ces artistes — ce qui condamnerait également toute l’équipe travaillant avec l’artiste. Dans une récente entrevue, l’actrice française Adèle Haenel, qui a récemment révélé avoir été harcelée sexuellement par un réalisateur, explique : « Si vous voulez les monstres, ça n’existe pas, c’est notre société, c’est nous, ce sont nos amis, ce sont nos pères, c’est ça qu’on doit regarder… On n’est pas là pour les éliminer, on est là pour les faire changer… Mais il faut passer par un moment où ils se regardent, où on se regarde ». Les propos de l’actrice renvoient finalement à notre première idée, celle de l’influence d’une culture hyper-virilisante et misogyne sur les individus.
Mais qui construit la culture ? Nous-mêmes. Prendre la parole publiquement pour dénoncer des agressions sexuelles, comme l’ont fait Adèle Haenel et bien d’autres du mouvement #metoo, contribue à sensibiliser l’opinion publique sur ce malaise dans notre culture. De même, l’industrie du divertissement peut changer de l’intérieur. Le Gala Québec Cinéma a par exemple été renommé en 2016, puisque son ancienne dénomination et celle des prix remis faisaient référence au réalisateur Claude Jutra. Ce dernier a cependant été accusé par son biographe d’agressions sexuelles sur des mineur·e·s, ce qui a unanimement et très rapidement été pris en compte par le conseil d’administration de Québec Cinéma.
Si le problème est culturel, sociétal, il faut garder en tête que ce ne sont que des constructions, avec un impact pourtant bien réel. Il faudrait les détruire et les reconstruire, différemment. Ainsi, la question à se poser devrait plus porter sur le modèle que nous souhaitons présenter : étant donné qu’il existe de nombreux artistes talentueux et non criminels, qui souhaitons-nous mettre en avant pour éduquer nos enfants ? Et, avant toute chose, pour nous éduquer nous-mêmes ?