« Voulons-nous faire du canon un monolithe inébranlable et élitiste, dans lequel il faut mériter sa place, ou voulons-nous créer un espace accessible et accueillant, axé sur la représentation, l’échange et la compréhension ? Pour moi, le choix est évident. »
Paradoxalement, la phrase que Barbey écrit à Huysmans me revient en finissant l’article de Violette Drouin : « il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. »[1] Cette ouverture aux voix féminines et d’outre-mer en littérature française est devenue doxa, on s’y subjugue ou on abdique, tel Benjamin Constant au profit de Germaine de Staël, tel Adolphe au profit de Delphine. (Ah ! Pauvre Constant ! Toujours effacé des listes de cours pour sa maîtresse. Question de quota – les deux œuvres s’équivalent – on insère la femme.)
Et puis, Constant m’importe peu. Ce qui m’intéresse plutôt, c’est ce curieux ultimatum que l’étudiante projette sur les études littéraires qui me semble révélateur d’un point de vue généralisé sur le cursus enseigné. Le canon ne fait plus qu’ennuyer les étudiants en lettres avides de lectures contemporaines, il pose aujourd’hui problème. Dans un contexte où les étudiantes forment la majorité des cohortes de lettres, certains s’indignent de ne pas trouver une parité dans leurs listes de cours. Bien que cette parité soit difficilement réalisable dans le cadre d’un cours sur l’Ancien Régime et que le dix-neuvième non plus n’est pas riche en écrivaines, le désir de multiplier les regards, d’adresser différentes sensibilités pour mieux comprendre la littérature d’une époque semble juste et humaniste. Toutefois, en lisant l’article de Violette Drouin, certains raccourcis m’ont quelque peu choqué. Notamment concernant sa première ligne directrice, que la littérature « classique, en général produite par la culture dominante », « composée majoritairement d’écrivains masculins et blancs », « perpétue les systèmes d’oppression qu’elle a créés. » Je me suis donc permis d’examiner ce canon monolithique, élitiste et inébranlable en suivant la liste d’écrivains d’un cours obligatoire du département de langue et littérature française donné cet hiver.
On y retrouve, parmi d’autres noms, Flaubert, fameux « traître de classe », bien loin, comme le prouve son procès d’atteinte aux mœurs, du « produit de la culture dominante », Baudelaire, autre victime de la censure, dont la vision symboliste, son « langage des fleurs et des choses muettes », invite à l’harmonie d’une voix englobante où le monde est terrain d’analogie et non de différences. Prenons Rimbaud, l’éternel réfractaire, dont Bottom et Hortense devraient d’avance rendre loufoque toute accusation d’élitisme. Et l’on pourrait continuer avec la vie intérieure inépuisable de Proust ou la violence moderne de Beckett qui rendent le qualificatif « inébranlable » caduc. Tous ses auteurs, notons-le, n’ont jamais eu une place à l’Académie française – accréditation idéologique – et n’ont connu, de leur vivant, qu’un très faible succès sur le marché du livre – accréditation socio-économique.
Il y a aussi Marguerite Duras qui peint l’amour au bord du gouffre, le contemporain, comme nulle autre (à vrai dire, c’est peut-être dans ses textes que je me reconnais le mieux), Nathalie Sarraute, dont je découvre l’œuvre, et Germaine de Staël, la fille de Jacques Necker, ministre des Finances sous Louis XVI, prototype même de la culture dominante, si l’on décidait de ne la considérer qu’à partir de sa vie à l’instar de son œuvre.
Certes, Proust et Flaubert, sans les avoir lus, nous semblent comme le produit d’une culture élitiste qui ne communique plus, que ça soit par le long format de leur roman, le raffinement de leur prose ou leur sujet petit-bourgeois, avec nos goûts contemporains. Toutefois, nous pourrions en dire de même des poésies wagnériennes et ésotériques de Judith Gautier ou du romantisme de George Sand. De là, aussi, à proposer la lecture « des grandes romancières qui ont dominé le marché en écrivant pour un lectorat principalement féminin » comme salvation, il y a une part d’ingénuité qui, je le crains, sera déceptive. Bien que je connaisse fort mal le corpus féminin populaire du XVIIIe et du XIXe, outre les textes de la Comtesse de Ségur que ma grand-maman me lisait plus jeune, si l’on se fie à la popularité de l’œuvre mélodramatique de Pixérécourt ou aux vers industriels de Béranger, on réalise que les goûts du grand public déçoivent par leurs artifices stéréotypés et leurs typologies réductrices à tout regard anachronique.
Un signe de la pertinence d’enseigner ces écrivains masculins et blancs (rajoutons bourgeois et on a un rythme ternaire) semble se retrouver dans l’article même de l’auteure qui cite Balzac pour encourager une vue d’ensemble diachronique qui exposerait les oubliées de l’Histoire. Voilà peut-être un premier indice de l’importance de lire les grands écrivains accrédités par le temps. Ces lectures permettent de se positionner non seulement dans des débats purement littéraires (réalisme contre idéalisme), mais encore elles permettent de mieux comprendre l’origine de problématiques contemporaines (représenter le beau ou le vrai, l’art ou le social).
Ce n’est évidemment pas mon parti de contredire la seconde partie de l’article de Violette Drouin. Qu’elle étudie la littérature pour se reconnaître sur papier ou pour « s’ouvrir à de nouveaux horizons », cela la regarde. Toutefois, le rôle d’un département de littérature française ne devrait pas se limiter à ses formules creuses. Formellement, un département d’études littéraires forme leurs étudiants en histoire littéraire, en analyse critique et en théorie littéraire – l’accent sur chaque matière variant d’une université à l’autre. Comme l’indique l’auteure, chaque année, différents cours s’ouvrent aux littératures de la francophonie et à l’écriture au féminin. Les cours de littératures du XXe siècle et contemporaines ne délaissent plus heureusement les voix trop longtemps tues. En plus des cours offerts, les étudiants ont la possibilité de participer à des chaires de recherche, certaines spécialisées dans l’énonciation féminine, ou de proposer des cours de lectures assistées sur des littératures mineures non enseignées dans le cadre d’un baccalauréat en lettres.
Cela va sans dire, la reconnaissance de soi et de l’autre est un vecteur important de la littérature. Cet axe de lecture participe à ce que Roland Barthes nomme l’appréciation des textes de plaisir. Pour Barthes, le texte est un espace de séduction où le désir du lecteur tente de rejoindre celui de l’auteur. Élise Vandeninden résume ainsi cette catégorie textuelle : « le texte de plaisir ressemble au lecteur, il partage ses codes, ses normes, ses valeurs. […] Le texte de plaisir ressemble si fort au sujet qu’il ne le bouleverse pas. Dans le plaisir, l’identité du lecteur n’est pas remise en cause ; il sort intact de son rapport au texte. »[2] Contre le texte de plaisir, Roland Barthes oppose le texte de jouissance, le livre qui n’est pas lié à « une pratique confortable de la lecture. »[3] Ces textes de jouissance ne ressemblent en rien au lecteur. Par leur altérité absolue, ils nous permettent de nous éloigner de nous-mêmes, en mettant en cause notre propre identité. Dans un rapport érotique et passionnel, on délaisse tout confort idéologique pour atteindre une osmose avec la langue. « La lecture d’un texte de jouissance me déborde pour me révéler à moi-même protéiforme, changeant ; anonyme, collectif. »[4]
Je suis d’avis que tout changement au corpus devrait se faire au nom de textes de jouissance et non de plaisir – gardons ceux-ci pour nos lectures personnelles. Si je crois que chaque auteur cité plus tôt possède ses textes de jouissance – qui ne frémit pas en lisant et relisant Sarrasine de Balzac ou Salammbô de Flaubert ? Qui ne se sent pas « déconstruit » par Une saison en Enfer ou Molloy ? – je pense aussi qu’il existe un nombre inestimable d’écrivaines ou de voix de la francophonie dont les textes aliènent et emportent le lecteur de la même manière que chez les grands maîtres. Un exemple contemporain ne serait-il pas, L’amour de Camille Laurens qui bâtît son expérience amoureuse au-dessus des Essais de Montaigne et de l’Éducation sentimentale de Flaubert ? Ainsi, gardons, comme étudiant, notre curiosité littéraire, mais qu’elle aille de pair avec la lecture des classiques, même si cela équivaut à d’avantage de lectures au programme de nos cours. Rappelons l’humble expression d’Italo Calvino quant à ces derniers : « La seule chose qu’on puisse affirmer, c’est que lire les classiques vaut mieux que de ne pas les lire. »[5] Peut-être est-ce parce que ces livres font encore vaciller « les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs »[6] que nous les étudions encore.
« La littérature est tout, ou elle n’est rien »[7] pour reprendre l’expression de Georges Bataille. Que l’on insère plus de femmes ou de voix marginales dans le corpus enseigné, certes. Mais faisons-le par jouissance et non par ressemblance.
[1] J. K. Huysmans. À Rebours, Paris, Éditions Gallimard, coll. « folio », 1983, p. 79.
[2] Élise Vandeninden. « Comment le texte touche le corps », Études littéraires, vol. 41, no. 2, 2010, p. 83.
[3] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Éditions du Seuil, coll. « Tel-quel », 1973, p. 25
[4] Élise Vandeninden, p. 84.
[5] Italo Calvino. Pourquoi lire les classiques, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 13.
[6] Roland Barthes, p. 25.
[7] George Bataille, La littérature et le mal, Éditions Gallimard, coll. « Idées », 1957, p. 8.