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Quatre heures cinquante

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

Il y a des choses qui ne changent pas. Moi je marche, et Montréal est en construction.

À quatre heures cinquante, les ponts sont trop hauts. On ne le remarque que la nuit, quand il fait déjà noir et qu’il n’y a personne aux alentours, alors on tangue sur le bord pour regarder. Non, vous n’êtes pas suicidaire. Vous chantez.

On ne chante pas en classe, Kayal. 

Je ne chante pas. Moi je marche, monsieur. J’ai appris à siffler très tard dans ma vie, vous savez. Vers dix-sept ans, la même année où on m’a enseigné comment calculer les fonctions logarithmiques. Ce sont des notions de base.

Expliquez-nous, Kayal.

Je ne sais pas comment l’expliquer. Pour moi ça ne fait que marcher, monsieur. Mais parfois, je demande des explications. Comme pourquoi fait-il si noir, si froid sur les ponts ? Pourquoi éprouvons-nous le besoin de tracer des lignes pour nous déplacer ? Pourquoi n’y a‑t-il personne pour le leur dire, que les lampadaires sont trop loin pour nous éclairer ?

On attend, Kayal. 

Moi aussi, j’attends, monsieur. Nous ne l’atteindrons jamais, mais le soleil se lèvera dans exactement deux heures. Je le sais parce qu’on m’a appris à compter il y a longtemps, bien avant qu’on m’apprenne à siffler. On ne m’a jamais appris à siffler.

« J’explique. Ça s’est passé comme ça, monsieur. La première femme a vu le premier homme et l’a trouvé fort grossier. Elle lui dit alors : 

Donne-moi un os, j’y ferai des trous et tu me joueras de la flûte. » 

Je commence à croire que les lampadaires ne sont pas faits pour nous, monsieur. Ils les érigent pour les araignées et pour les papillons de nuit. Pourquoi allume-t-on le ciel qui n’a rien demandé ? Que fait-on des cailloux ? De mes pas ? Que fait-on des trottoirs ?

Je regarde les cônes orange. Ils ne me répondent pas. Ils dorment paisiblement sur les ponts et dans mes cahiers de mathématique.

Insinuez-vous que la laideur des hommes enfantât la musique, Kayal ? 

Non, je n’insinue rien. Moi je ne fais que marcher, monsieur. Je regarde Montréal en construction et je compte encore aujourd’hui. Zéro. Zéro itinérant sous le pont. Les itinérants ne dorment pas sous les ponts. Il fait trop froid sous les ponts, monsieur. C’est parce qu’ils sont trop hauts et nous sommes très bas. La chaleur, c’est pour les insectes.

C’est une honte. Ce sont des notions de base, Kayal. 

Moi je ne comprends pas la base, monsieur. La fondation sur laquelle reposent les choses. Tanguer sur les bords me donne le vertige et il est déjà trop tard pour penser au rez-de-chaussée. Mais je le leur dirai un jour, quand je les verrai. Que même les itinérants ont peur du noir et des suicides. Je le leur dirai, monsieur. Qu’un jour les ponts s’effondreront. Je serai là pour les voir tomber. Je les compterai un par un.

Ce jour-là, ils me diront d’arrêter de chanter.


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