La mythologie déroule les grammaires d’un discours. Certaines des dernières polémiques ont mis de l’avant la récurrence et la propagation d’un discours d’un genre très particulier, d’un discours se réclamant ad nauseam de l’expérience vécue.
Il se déploie aujourd’hui, « à nouveau » ajouteraient certains philosophes, en négatif de l’Histoire. Il faudrait, nous dit-on, un monde nouveau, brûler toutes les toiles illustrant les crimes d’hier. Au nom de quoi ? De l’oppression que l’Histoire ferait subir, de l’invisibilisation qu’elle mettrait de l’avant, de l’hégémonie qu’elle perpétuerait. Sans nier la réalité totale ou partielle de systèmes pouvant produire tant de l’oppression, de l’invisibilisation ou encore sa propre totalisation par l’hégémonie, remarquons que le discours contemporain porte les grammaires très particulières de l’expérience vécue, remettant aux calendes grecques tout ce qui oserait en contester le fondement. C’est à peine s’il n’est pas demandé qu’un ministère de la parole intersectionnelle ne soit mis sur pied. Cette expérience vécue, que veut-elle dire ?
Quelle expérience ?
Que nous dit-on au juste par cette absoluité de l’expérience vécue ? Que le témoignage est la sainte providence portée au discours. Au commencement était la Souffrance, et en un discours Elle s’est faite chair. Quel miracle ! Ce qui importerait, dit-on, ce serait surtout les « réflexions » qui relèvent d’expériences personnelles. Or, ce que nous voyons n’est que militantisme, c’est-à-dire que ce discours fait dans la paroisse et ne s’adresse que sur deux modes, selon qu’il cajole ses paroissiens ou encore qu’il vilipende les autres, ces ennemis. Encore mieux, l’expérience vécue serait poreuse à la personnalisation qu’on en ferait. Venez, nobles gens, personnalisez votre héros ! Les jeux vidéo n’ont porté au réel que ce que des millénaires d’oppression ont dissimulé. Le personnalisme de Mounier et de Freitag n’a jamais connu pareille gloire. L’identité, ce qu’ils ne définissent jamais avec rigueur, car là n’est pas leur « propos », est une matière plastique à laquelle on peut faire dire ce que l’on veut, lorsque cela nous plaît. Nulle crainte que des contradictions ne montrent ne serait-ce que le bout d’un doigt – la vérité n’a jamais eu meilleure assise !
Pourtant, la supposée compréhension des « histoires personnelles » n’est qu’une autre locution pour les mêmes grammaires issues de Narcisse. Les curés d’aujourd’hui sauraient-ils ce qu’est l’herméneutique qu’ils n’en auraient cure.
À cet effet, nous constatons un discours fabriquant. Il livre à la masse des « miséreux » les mêmes prêts-à-prêcher du christianisme d’antan. Ce n’est que sur le mode de l’abolition qu’il s’in-forme. À cette époque de l’opinion, il importe pour les masses que l’on leur accorde l’illusion de s’affirmer elles-mêmes. Le fait qu’un tel discours prenne de l’ampleur à une telle rapidité, lui qui fait dans le bon marché et la publicité en affirmant l’aménagement de soi-même, devrait inviter à la plus grande des prudences. Sous toutes les formes qui sont celles d’un seul et même discours, d’une seule et même morale du ressentiment, l’enjeu n’est certainement pas celui de la rigueur et de la pertinence.
La pensée mise à mal
Ce que l’expérience vécue ne dit pas, ce qu’elle dissimule, c’est qu’elle n’est plus la prodigieuse et pourtant simple expérience. Le fait qu’elle soit vécue confère des grammaires de celui qui a vécu, du « je ». L’expérience vécue laisse de côté qu’elle puisse avoir tort et, puisque le sujet exprime ce dont il est question, il s’arroge la véracité de l’empirique – ce qui depuis toujours guide dans la vérité. Ce déplacement malicieux a toutes les chances de n’être qu’une vue de l’esprit, quand bien même l’effet éristique et sophistique serait-il éblouissant – et il l’est.
C’est pourquoi il est question d’un défaut de pensée ; ce défaut n’est non pas celui d’une pensée qui manquerait de justesse, mais bien d’une justesse dans l’accord total avec ce qui ne veut pas être pensé. Les discours de l’expérience vécue ne se cachent pas de cette bêtise – ils s’en prennent à la pensée sacrale, voyez-vous.
Ils vocifèrent de petits « oui » inarticulés, comme des virgules ponctuant les innombrables « non » qu’ils n’ont qu’à la bouche. Ce nihilisme tout contemporain ne sait pas qu’il est réactionnaire, avant tout.
Les nihilistes de notre temps diffusent à toutes les sauces une même moraline, celle-ci s’incarnant le plus souvent sous le prisme de la protestation. Elle met en scène des fictions juridiques, affirmant que l’on doit établir pour vrai ce qui relève de la plus complète des idiosyncrasies. Le sujet est seul maître et législateur de sa vérité. « Vous avez votre vérité et j’ai la mienne », dit-on. N’attendez pas d’eux qu’ils œuvrent à une discipline intellectuelle – la simple discipline émotionnelle leur sera suffisante en chaque chose, elle qui permet de tout dire avec assurance.
Cette conception de la vérité comme adéquation de l’expérience vécue à ce qui la met hors d’elle-même n’atteste guère de ce qui la met en ek-citation. Elle rejette du revers de la main le fondement des choses en une seule phrase – tout affairée à sa « justice » – et affirme, à partir d’une souffrance déformée cherchant avec insistance l’origine d’elle-même, que si elle en est ainsi, c’est bien qu’un grand mal le lui a fait subir telle ou telle situation. Ainsi, elle s’arroge la certitude d’une vérité absolue de l’expérience vécue d’un seul coup en concevant une adéquation illusoire entre ses souffrances, le monde supposé, et elle-même. C’est cela, pour ces affairés du ressenti immense, la vérité – en soi ! Pourtant, elle demeure essentiellement éloignée de la difficulté bien réelle de ce qui est à penser.
En définitive, ce discours n’a que l’apparence de l’intelligibilité. Il ne tient qu’à cette prétention de manière superficielle, alors qu’il ne veut au fond qu’une chose : l’emporter. Le dialogue n’existe pas pour un tel discours. C’est Foucault qui résumait en toute innocence la situation destructrice de ce dernier, lui qui parlait de celui d’une autre forme, prolétaire à l’époque : « Le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce qu’il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l’histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu’il veut renverser le pouvoir de la classe dirigeante, il considère que cette guerre est juste. » Peut-être faudrait-il relire les conférences de Leo Strauss, notamment On German Nihilism, The Crisis of our Time et The Crisis of Political Philosophy.