La conceptualisation du pardon se révèle être, sans aucun doute, une tâche difficile. Nous avons tous et toutes des opinions différentes de ce concept, qui ont un lien proche avec nos expériences personnelles et notre vision du monde. Bien que nous ayons une idée de ce que le pardon signifie dans notre vie personnelle, il peut être extrêmement difficile d’en concevoir une conception plus universelle et pratique. De nombreux philosophes modernes ont, quant à eux, proposé des idées différentes sur ce pourrait être le pardon en tant que concept. Ils ont cherché à répondre à de nombreuses questions, par exemple « Y a‑t-il une chose telle que l’impardonnable ? » ou « Qui peut demander le pardon, et qui peut pardonner ? ». Le philosophe français Paul Ricoeur est un bon exemple de cela pour nous, lui qui nous a offert une étude approfondie du pardon. Il décrit dans sa philosophie un voyage à travers le concept du pardon, qui comporte deux débuts différents. Ces débuts s’entrelacent en nous donnant une réflexion pertinente sur les liens entre le pardon, la mémoire et l’oubli.
La profondeur de la faute
Le premier début commence avec ce que la plupart d’entre nous considère comme une condition nécessaire afin que le pardon existe, ce que Ricoeur nomme « la profondeur de la faute ». On ne peut comprendre le pardon sans avoir un agent qui s’est tout d’abord déclaré coupable. Cela signifie que la personne ayant commis la faute doive assumer l’accusation et s’en tenir responsable. Pour Ricoeur, cet aveu honnête renforce un lien entre l’innocence et la culpabilité, ainsi qu’entre la personne ayant commis l’acte et l’acte lui-même.
Ricoeur se permet de placer la faute dans une position de profondeur en la liant au concept du mal. Bien que cela puisse sembler radical, il y a des aspects pratiques dans cette connexion. Pour Ricoeur, le mal et ses racines dans le symbolisme transcendent l’histoire et le soi et existent en tant que concept universel. Il faut considérer que cela exclut alors l’étude de la faute en ce qui concerne une seule personne. Au contraire, une faute mauvaise nécessite que l’on l’amène dans le domaine du « nous » et non dans celui du « moi ». De plus, concevoir le mal et la faute ensemble nous permet de comprendre ce qui peut être considéré comme injustifiable et, par extension, ce qui pourrait être impardonnable. Mais, nous rappelle Ricoeur, la culpabilité et le soi sont indéniablement liés. Ce lien donne à notre premier début un rapprochement avec la mémoire. L’individu doit assumer une tâche d’autoréflexion, ce qui nécessite ainsi une mémoire honnête. Ce voyage initial sera donc corrompu si la personne coupable ne réfléchit pas honnêtement d’abord. Sans cela, il n’y aurait pas une faute qui mérite le pardon, ce qui est l’aspect le plus important du voyage.
La hauteur du pardon
Parallèlement à la profondeur de la faute, Ricoeur présente le deuxième début, qu’il nomme « la hauteur du pardon ». La déclaration la plus importante pour l’existence du pardon est simplement « il y a le pardon ». Sa vérité est incontestable et agit comme un hymne de louanges et de célébrations. Cela vient de l’amour et l’amour est la hauteur elle-même. Comme nous avons toujours connu le mal, cela est aussi vrai pour l’amour. Pour Ricoeur, cet hymne du pardon est quelque chose qui existe dans une langue, dans une musique, que nous avons déjà comprise, indépendante du temps. Ceci est similaire aux idées de Platon, lui qui a demandé comment nous pouvions arriver à connaître les choses et enseigner ce que nous n’avions pas appris, si nous ne le savions pas déjà dans une existence antérieure. Nous nous retrouvons donc avec un pardon qui peut être considéré comme un don. Ce don n’a toutefois aucune notion du passé ou du futur. Autrement dit, ce don du pardon ne dépendra pas de la demande du pardon par le coupable, et il ne cherchera pas non plus à atteindre un certain résultat amical entre les deux parties. Pourtant, ce pardon inconditionnel entre en conflit direct avec la profondeur de la faute, qui nécessite une admission honnête du coupable.
Les paradoxes du pardon
Dans ce voyage philosophique, nous rencontrons maintenant quelques paradoxes. D’abord, si nous avons dit que le pardon vient de l’amour et que cette hauteur de l’amour est quelque chose qui excuse tout, alors doit-il aussi excuser l’impardonnable. Un tel paradoxe se retrouve notamment dans certaines discussions tenues par d’autres philosophes. Un bon exemple serait Jacques Derrida, qui présente le pardon comme quelque chose existant seulement face à l’impardonnable. Ainsi, le pardon ne serait pas un vrai pardon s’il pardonne autre chose que ce qui est inexcusable. Évidemment, il y a beaucoup de problèmes pratiques avec cette philosophie et l’on ne peut pas forcement trouver des bonnes solutions dans l’écriture de Ricoeur. Si, par exemple, nous ne pardonnons que ce qui est impardonnable, ne devient-il pas alors pardonnable ? Pour la plupart d’entre nous, il semblerait difficile d’imaginer une faute que nous sommes prêt·e·s à pardonner tout en la considérant également impardonnable.
Un autre paradoxe ressort du premier début, où nous avions dit qu’on ne pouvait retirer la culpabilité du soi. Il est indéniable que, même si le pardon est idéalisé comme un don inconditionnel, sans aucune notion de conséquences sur le passé ou le futur (le deuxième début), il repose tout de même sur la repentance (le premier début). Ricoeur souligne que nous pouvons considérer la culpabilité comme une sorte de dette, mais comment briser cette dette ? Pour répondre à cette question, il se tourne vers Hannah Arendt, qui discute du lien entre le pardon et la promesse. La philosophe allemande explique qu’en promettant, nous nous lions à l’avenir. Le pardon, en revanche, nous détache du passé et nous permet d’entretenir des relations à nouveau. Ricoeur vise à montrer que, même si nous ne pourrons jamais éliminer la culpabilité, nous pouvons toutefois s’acquitter de la dette qu’elle représente en considérant le pardon de cette manière moins contraignante.
Le retour à la mémoire et à l’oubli
Ricoeur nous amène à la fin de son voyage à travers le pardon en nous ramenant à son commencement. Nous avons tous·tes entendu l’expression « pardonner et oublier », et ce déliement du passé est attaché à un élément de la mémoire. Pourtant, cela ne peut être confondu avec le déni. Alors, quel genre d’oubli vient avec le pardon ? Il ne peut pas s’agir de l’ignorance, de la négligence ou encore de la complaisance. Ce que Ricoeur suggère plutôt, c’est un « bon oubli », où nous ne supprimons pas la dette, mais levons plutôt son poids et retrouvons l’existence normale. Cela marche avec ce que Ricoeur nomme le « travail de mémoire » qui est lié au deuil. En créant ce triangle de mémoire, de deuil et de pardon, nous pouvons, selon Ricoeur, placer le passé à distance du présent, et le considérer non plus comme étant là, mais comme ayant été.
Ainsi avons-nous embarqué dans un voyage avec l’espoir de comprendre ce qu’est le pardon à travers la philosophie de Paul Ricoeur. Nous avons pris deux chemins différents, un commençant avec la profondeur de la faute, et l’autre avec la hauteur du pardon. Avec le premier l’on commence avec l’importance d’une mémoire honnête et avec le deuxième, cela se trouve à être le point final. Nous pouvons donc voir que l’existence du pardon nécessite un travail de recollection, où il est important de se rappeler pourquoi ce processus est nécessaire. Car sans la mémoire et l’oubli, le pardon n’existe pas.