La tragique déconstruction de la feu grande Faculté de droit civil de l’Université McGill tire à sa fin, une fin que nous aurions préférablement évitée. Avec le départ de Vincent Forray, qui quitte Montréal pour se joindre à l’Institut d’études politiques de Paris, il ne reste désormais plus de civilistes à proprement parler, hormis Yaëll Emerich et, pour être charitable, Lara Khoury. À la lumière de ces informations, il y a bien évidemment lieu de sourciller étant donné la position de bastion du droit civil québécois qu’a historiquement occupée cette faculté. C’est peu dire que nous sommes aux prises avec un état de fait alarmant, sincèrement difficile à accepter. C’est en souhaitant y remédier que je rédige ce plaidoyer sans retenue pour un retour aux racines civilistes de l’université.
À McGill n’existent manifestement plus les épaules qui portaient naguère le projet de Portalis en Amérique, c’est-à-dire la construction d’une pensée juridique scientifique et codifiée au sein du Canada français. La Faculté de droit se réclame d’ailleurs sans complexe cet héritage romano-chrétien puisqu’il a su donner terrain fertile à l’actuel programme national transsystémique. Ce dernier intègre les deux grandes traditions juridiques donnant esprit à la Confédération canadienne : le droit civil et la common law. Avec le transsystémisme en pédagogie, nous avons la continuation d’un excellent corpus académique sur le pluralisme juridique, pour lequel il faut particulièrement remercier Roderick A. Macdonald. D’un point de vue historique, avec l’Acte du Québec ainsi que les négociations fondatrices de la Confédération, le droit civil au Québec est l’élément crucial de tout accent mis sur ce pluralisme juridique tant il lui donne sa véritable raison d’être.
Pourtant, le droit civil semble de plus en plus exclu du pluralisme mcgillois pour faire place à des sujets que l’on juge davantage exotiques. La gravité de la situation ne réside pas simplement dans le fait que les civilistes quittent le navire, mais bien dans l’absence criante de nouveaux civilistes venant les remplacer. Alors que le corps professoral civiliste agonise, la Faculté compte cinq professeurs de droit international et de droits de la personne, cinq professeurs de théorie du droit, quatre professeurs de droit de la santé, trois professeurs de droit de la propriété intellectuelle, trois professeurs de droit autochtone et deux professeurs d’arbitrage international. À ces champs d’études qui fréquemment se recoupent s’ajoutent toutes les recherches connexes s’apparentant à de la sociologie en justice sociale, en équité et en politique publique. Celles-ci sont d’une part investies par les académiciens (et les étudiants) avant même de connaître le droit et d’autre part employées par ceux-ci pour critiquer le droit. Le comble de l’ironie : l’objet critiqué est trop souvent inconnu du critique.
Par conséquent, l’anecdote seule n’explique plus rien de pertinent : nous avons désormais affaire à un mouvement généralisé de délaissement du droit civil. La session dernière, il n’y avait même pas de cours des obligations en droit civil avancé donnés en français. Ainsi, alors que les cours strictement de common law sont donnés par des académiciens de renommée internationale comme Lionel Smith et Stephen Smith, aucun cours de droit civil pur enseigné par un membre de la Faculté n’a été annoncé, laissant présager une année à venir désastreuse.
Si la justice pénale est plus intéressante que les contrats nommés, comme en témoignent les quatre professeurs qui se penchent sur le sujet, le résultat demeure un vrai discours préliminaire contre le droit civil, en faveur de la transformation de notre alma mater en faculté américaine. En d’autres mots, la Faculté de droit à McGill vit présentement par procuration de ses cousines américaines alors que rien n’est réellement à envier d’elles. Comment le transsystémisme peut-il sérieusement être enseigné dans des conditions si arides ? Et comment, sans rire, peut-on prétendre à une grande formation plurielle et intégrée si le socle du cursus n’est guère conséquent vis-à-vis l’expertise des candidats à l’enseignement ? Ce sont la crédibilité et la réputation de McGill qui en souffrent.
La disparition de l’héritage que se réclame la Faculté de droit fait d’autant plus mal qu’il est monumental. Rappelons-nous Charles Dewey Day, un homme pour qui Georges-Étienne Cartier, soulignant son génie philosophique, ne tarissait pas d’éloges. En 1859, il a été nommé auprès des juges Augustin-Norbert Morin et René-Édouard Caron à la commission chargée de codifier les lois civiles du Bas-Canada. Formé à travers ses 17 années sur le banc comme juge, il maîtrisait la complexité du droit privé et public du Bas-Canada, et sa participation à la rédaction des chapitres du Code civil traitant des obligations et des contrats a été remarquée et remarquable. C’est en tant que Chancelier de l’Université McGill qu’il déposait le projet final du Code civil du Bas-Canada (entré en vigueur en 1866) qui servit de source première du droit québécois jusqu’au début des années 1990.
Depuis Day, plusieurs grands noms ont marqué la tradition civiliste à McGill. Ces derniers sont dignes de voir leur superbe travail soutenu dans l’imaginaire collectif juridique de la Faculté et méritent globalement que leur projet soit poursuivi au Québec, voire dans le monde. En ce sens, il nous vient naturellement à l’esprit Eugène Lafleur, Frederick Parker Walton, William de M. Marler, Arnold Wainwright, Louis Beaudouin et Pierre-Basile Mignault. Plus récemment encore, nous notons d’illustres juristes tels que Madeleine Cantin Cumyn, Jean-Guy Belley, Pierre-Gabriel Jobin, Daniel Jutras, ainsi que le tout dernier juge nommé à la Cour suprême du Canada, Nicholas Kasirer.
Au-delà des noms, impossible de passer outre les deux legs majeurs pour lesquels le professeur Paul-André Crépeau doit être reconnu : le Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec et le Code civil du Québec. Crépeau a fondé ce centre en 1975 dans le but précis de développer et de promouvoir la tradition civiliste canadienne dans une perspective comparatiste, qui depuis a été rebaptisé en son honneur. Simultanément, de 1965 à 1977, Crépeau prit la relève d’André Nadeau à l’Office de révision du Code civil du Québec, et c’est sous sa présidence que le projet du Code civil révisé fût présenté au ministère de la Justice d’abord, puis à l’Assemblée nationale. Son rapport est devenu la feuille de route guidant le Gouvernement du Québec à travers les années vers l’adoption du nouveau Code civil du Québec en 1991 et à son entrée en vigueur en 1994. Voilà l’héritage minimal à préserver et, idéalement, à continuer.
Loin de moi l’idée de minimiser l’apport des membres actuels du corps professoral de la Faculté de droit de McGill. Au contraire, c’est précisément parce que je tiens à une excellence dans la diversité de l’enseignement des traditions juridiques des peuples fondateurs de la Confédération que je plaide aujourd’hui pour un retour aux sources civilistes. Nous ne pouvons nier que sans assise sur le passé, sans un respect de ceux qui nous précèdent et des institutions qu’ils nous ont léguées, sans regard de gratitude envers ceux qui nous permettent de pousser encore plus loin la réflexion intelligente et rigoureuse du droit au Québec, seule une diversité de surface peut être atteinte. Si McGill tient à préserver son éminence, tout posturalisme de la sorte doit impérativement être rejeté en faveur de standards d’études visant la profondeur de la pensée juridique civiliste et d’une pédagogie dirigée par de réels experts dans le domaine.
En espérant que ce plaidoyer saura convaincre l’actuel doyen Robert Leckey, qui se présente au moment même pour un deuxième mandat de cinq ans au poste qu’il occupe, ou la personne qui lui succédera, de diriger toutes ses forces à ressourcer l’étude du droit civil à McGill. En espérant aussi très fortement que Forray revienne après son séjour à Paris, si espérer une telle chose est encore possible.