Je feuillette mon manuel d’histoire, j’ai 15 ans, je suis en secondaire trois. À la page 122, un encadré attire mon attention. L’écriture y est plus pâle et plus petite qu’ailleurs sur la page, l’encadré est en marge du texte principal, comme un genre de nota bene facultatif. Son titre : « Les femmes au 18e siècle ». Nous venons de terminer l’étude de la société québécoise de ce siècle ; nous avons couvert la démographie, le rapport à la nature, les activités artisanales et même les tentatives de diversification de l’économie. Pas une seule fois avons-nous parlé de celles composant environ 50% de la société : les femmes. Tout ce temps, les femmes et leurs apports à la société québécoise du 18e siècle étaient donc cachés dans cet encadré aux couleurs ternes et timides. Une lecture rapide de cette quasi-note de bas de page me permet de comprendre qu’à l’époque, les femmes n’avaient aucun droit. Merci pour l’information.
Malheureusement, ce cours d’histoire n’est pas l’exception, mais la règle. Au sein de notre système d’éducation, il illustre le traitement typique réservé aux femmes et aux luttes féministes en enseignement : un bémol, un détour facultatif, un fait divers. Au cours de mon parcours scolaire, j’ai vu la notion de féminisme placée dans des encadrés, mise entre parenthèses par mes enseignant·e·s, abordée comme un « plus » facultatif pour celles et ceux que cela pourrait intéresser. Pour un système d’éducation qui a la prétention de « former des citoyennes et des citoyens », traiter les femmes et leurs apports sociétaux comme un amas de connaissance parallèle me paraît tout simplement aberrant.
Entre parenthèses
Les différentes théories féministes sont chose complexe. Elles forment un champ de connaissance touffue, variant d’une société à une autre. Au sein de ce champ, les débats fusent et les théories évoluent. Dans son ouvrage intitulé Manuel de résistance féministe, Marie-Eve Surprenant écrit : « Le féminisme n’est pas un fait divers, à commenter à tort et à travers. » J’ajouterais même que, pour le comprendre, il faut d’abord prendre connaissance de ce que ses différentes théories avancent.
Nous le décrivons avec simplicité comme un mouvement souhaitant l’égalité des sexes. Pourtant, plusieurs disent souhaiter l’égalité des sexes sans toutefois vouloir se définir comme féministe. Beaucoup l’évitent par peur du mot, de l’image qui lui est associée ou par méconnaissance de sa définition. Il·elle·s ont toutefois raison sur une chose : souhaiter l’égalité des sexes ne fait pas automatiquement de quelqu’un un·e féministe. Selon moi, être féministe, c’est reconnaître que nous vivons dans une société où cette égalité est loin d’être atteinte. Plus encore, c’est reconnaître que celles qui souffrent de ces inégalités sont les femmes et, évidemment, c’est vouloir mettre fin à ces inégalités.
Me voilà donc, essayant de donner une définition au féminisme, mot effrayant et mécompris. Seulement, cette définition ne peut être que réductrice.
Comprendre le féminisme, c’est d’abord comprendre qu’il existe plusieurs types de féminismes. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un mouvement soit divisé en ramifications pouvant diverger d’opinions. Un parti politique de la gauche radicale et celui de la gauche centrale font bien partie d’un même mouvement, la gauche politique, mais leurs idéologies divergentes les feront se séparer en deux ramifications qu’on ne saurait confondre. Un·e féministe radical·e ne tiendra pas le même discours que celle ou celui qui s’associe au féminisme queer, bien que ces deux théories peuvent s’entrecouper. La définition donnée plus tôt n’est d’ailleurs pas tout à fait en accord avec celle que donnerait un·e fervent·e féministe queer. Autrement dit, les théories féministes sont nombreuses et complexes.
Lorsque notre système d’éducation décide d’accorder si peu d’attention à un sujet si complexe, il faut s’attendre à en voir les répercussions. Peu ont les outils et les connaissances nécessaires pour discuter de la question féministe. Bien que je sois pleine de bonne foi et que j’ai envie de partager mes connaissances avec mon entourage, je n’ai pas la capacité d’enseigner les bases et les ramifications du féminisme à tous ceux et toutes celles voulant débattre du sujet. Pour débattre adéquatement d’un enjeu, il faut le connaître, lire les théories de ses spécialistes, comprendre son histoire et son évolution. Il n’est pas nécessaire d’en devenir spécialiste, mais des connaissances de base s’imposent. En terminant leur diplôme d’étude collégial, les finissant·e·s en sciences humaines des cégeps du Québec ne seront pas spécialistes en psychologie, mais tous·tes seront en mesure d’expliquer brièvement l’approche cognitive et d’argumenter sur les théories de Pavlov et de Skinner.
En revanche, trop peu seront capables de discuter des théories féministes en s’appuyant sur les écrits de Beauvoir et de Butler, deux femmes dont les écrits sont déjà célèbres. Certain·e·s diront que la psychologie a entièrement sa place dans l’enseignement, alors que le féminisme n’est qu’une question d’opinion. Pourtant, ces théories tentent d’expliquer les rapports sociaux entre deux groupes composants la vaste majorité de la population mondiale.
L’impossible débat
Débattre de féminisme n’est pas chose simple, surtout lorsque le débat se fait entre une femme et un homme. Il met alors en scène, selon le féminisme radical, l’opprimée et l’oppresseur. Se met donc en place un rapport de force difficile à renverser. Mais surtout, il peut être ardu pour un homme d’entendre et de débattre d’une théorie qui semble l’accuser. Pourtant, la théorie féministe l’accuse-t-elle vraiment ?
Si seulement nous en savions plus sur les divergences au sein du féminisme, il serait possible de différencier les théories qui associent l’homme à l’oppresseur de celles qui accusent le système binaire et patriarcal mis en place depuis des décennies. Quelqu’un possédant très peu de connaissances sur le sujet et s’étant senti attaqué ne peut que débattre de manière irrationnelle. Mon expérience personnelle peut même prédire l’arrivée de violentes entraves aux dialogues.
Ce manque d’information fait en sorte qu’il revient aux féminismes de prouver des faits déjà prouvés par des spécialistes de la question féministe et de tenter de convaincre leur adversaire de débat qui, au final, reste souvent fermé·e au sujet. Je suis féministe, je connais les bases des théories qui le composent, j’ai lu certaines autrices illustres et je tente quotidiennement, à mon échelle, d’établir l’égalité entre les sexes. Et pourtant, je ne serais sûrement pas capable de convaincre quelqu’un qui tient le féminisme en grippe.
Que moi, une jeune femme de 19 ans encore à l’étape de découverte du mouvement féministe, je ne sois pas capable de convaincre quelqu’un ne prouve pas que jamais il ou elle ne pourra être convaincu·e. Des spécialistes de la question, des autrices féministes, des femmes ayant dédié leur vie à la lutte contre les inégalités des genres seront sans doute capables de le faire. Mais pour que cela soit possible, nous ne pouvons continuer à traiter le féminisme comme une connaissance parallèle et secondaire, nous ne pouvons cacher l’apport des femmes à notre société dans des encadrés, nous ne pouvons faire du féminisme une parenthèse facultative.