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Photoreportage : Extrait d’une jeunesse floridienne à l’aube de l’élection présidentielle

Pandémie, tensions raciales, élection présidentielle : à la veille de la présidentielle américaine, une atmosphère particulière règne en Floride.

Iyad Kaghad | Le Délit

Gainesville, Floride. L’air est d’une humidité accablante. Il règne un calme plat sur le campus de l’Université de Floride. En temps normal, la frénésie de la rentrée universitaire donnerait lieu à des rassemblements importants, tantôt pour célébrer l’excellence des Gators, équipe de football phare de l’Université, tantôt pour marquer la rentrée scolaire qui débute. D’ailleurs, ce n’est pas seulement l’Université, mais bien toute la municipalité qui exprime sa fierté pour cette équipe sportive, nationalement reconnue, autant au football qu’au basketball. Petite ville universitaire au centre de la Floride, Gainesville peut s’apparenter à une petite bulle citoyenne, relativement démocrate au sein de ce grand État clé du sud américain. En temps normal, chaque année, ce sont plus de 50 000 étudiants et étudiantes qui y convergent, faisant de UF la cinquième plus grande université publique des États-Unis. 

Iyad Kaghad | Le Délit

La ville est parsemée de références à l’alligator, reptile mascotte de l’équipe des Gators




Malgré un enseignement majoritairement fait à distance, le campus n’est pas totalement désert ; je remarque la présence de quelques étudiants ici et là. De petits rassemblements de deux à trois personnes tout au plus. On ressent cette volonté de faire respecter les règles sanitaires. On joue le jeu tout en essayant de vivre ne serait-ce qu’un aperçu de la vie universitaire que l’on s’imaginait. Faire fi de son instinct grégaire, c’est plus difficile que l’on pense. 

Iyad Kaghad | Le Délit Le campus de l’Université de Floride est presque désert.

Iyad Kaghad | Le Délit La tour centenaire, construite en 1953, marquant alors le 100e anniversaire de l’Université. Elle commémore également les diplômés et étudiants de l’Université morts durant la première et la deuxième guerre mondiale.

Grandir

Il est de cette période transitoire vers l’âge adulte où les questionnements fustigent. En voie de diplomation ou à peine diplômée, c’est toute une jeunesse, génération après génération, qui se retrouve sur cette sinueuse route de l’apprentissage citoyen et qui doit apprendre à naviguer selon ses repères tout en jonglant avec ceux imposés pour elle. Toutes aussi hétéroclites les unes des autres, les trajectoires cheminent tant bien que mal.

Pour bon nombre de jeunes Américains en cette année 2020, cette route charnière de transformation perpétuelle se fait au travers d’un prisme social des plus critiques. Entre une gestion publique catastrophique de la pandémie, un climat politique délétère, une année électorale décevante, des traumatismes causés par la haine raciale et un ascenseur social perçu, avec raison, comme de plus en plus dysfonctionnel, il relève de l’exploit de se construire sereinement. 



L’élection américaine polarise le voisinage et s’invite sur les terrains privés.


Je me suis alors porté à la rencontre de quelques étudiants de l’Université afin de comprendre un tant soit peu le ressenti de jeunes adultes naviguant en cette période trouble leur perception de leur avenir et bien sûr, celui de leur pays.

Kyle et Mohammed

Iyad Kaghad | Le Délit Le bel après-midi donne à Kyle et à Mohammed l’occasion de décontracter.

Tout près de la place des Amériques (plaza of the Americas), j’aperçois deux jeunes hommes se lançant une balle de football. Je m’approche d’eux et on commence à discuter. Nous abordons le climat politique polarisé, les divisions raciales, la pandémie et les changements climatiques.

« Je suis jeune et en bonne santé. J’ai confiance en mon avenir »

Mohammed, étudiant en administration

Mohammed est originaire des États-Unis et du Liban. Il est en dernière année de maîtrise en administration. Pour les mois qui arrivent, sa priorité est d’entrer sur le marché du travail et d’avoir un emploi à temps plein. « J’ai l’impression que cette élection sera décisive pour mon avenir à court, moyen terme. J’ai un nom qui m’enlève ce privilège d’être indifférent aux répercussions politiques d’une nouvelle administration Trump. »  Mohammed a un ton calme ; il est très lucide par rapport à la situation. Ça ne l’empêche pas de rester positif : « Il faut savoir paver sa voie, malgré ce qui se présente devant nous. Je demeure optimiste ; je suis jeune et en bonne santé. J’ai confiance en mon avenir. » 

Iyad Kaghad | Le Délit

Pour Kyle, qui est Afro-Américain, l’ambiance sociale et politique est aussi angoissante : « La situation actuelle est extrêmement préoccupante. Tu sais, j’ai grandi tout près de l’école Stoneman Douglas à Parkland, dans laquelle il y a eu une fusillade en février 2018. Je n’y allais pas à ce moment-là, mais c’est juste pour dire que même si aujourd’hui, on a l’impression que tout peut s’effondrer, eh bien c’est loin d’être nouveau. »

S’ensuit alors une conversation sur la tension des derniers mois en lien avec la division raciale, notamment depuis la mort de George Floyd, ainsi que les répercussions sur la santé mentale des Afro-Américains. « À chaque fois que je m’interroge sur la situation des personnes noires aux États-Unis, m’explique Kyle, j’essaye toujours d’inclure une dimension historique. Notre génération est constamment exposée aux flux médiatiques, aux mauvaises nouvelles aux quatre coins du pays, aux vidéos qui immortalisent des moments de violences inouïes. Cette nouvelle dynamique a‑t-elle un impact plus dommageable sur ma santé mentale ? Peut-être. Peut-être pouvons-nous plus facilement sentir que le monde s’effondre autour de nous. Cela dit, si je me mets dans la peau d’un manifestant noir en 1967 à Détroit, ou encore dans la peau d’un jeune qui apprend la mort de Martin Luther King en 1968, la pression mentale devait être tout aussi insoutenable. Je pense que chaque génération vit les chocs de son temps, aussi marquants peuvent-ils être, et que ces chocs s’inscrivent dans un continuum malheureusement ancré dans la violence. » 

En continuant d’échanger le ballon avec Mohammed, il ajoute : « Il demeure important de reconnaître que c’est correct d’être anxieux, c’est une première étape. Pour ma part, et pour renchérir sur ce qu’a dit Mohammed, je demeure optimiste. Je suis jeune et en bonne santé, j’ai confiance en mon avenir. »

Iyad Kaghad | Le Délit

Avery, Lindsey, Della et Jacob

Le lundi suivant, sur l’heure du midi, je retourne sur le campus et m’approche d’un petit groupe d’amis en train de manger. Je leur présente ma démarche, et ils acceptent de me donner un peu de leur temps. Les étudiants et étudiantes ont préféré donner des noms fictifs. 

« Un jour, c’est nous qui prendrons les décisions »

Lyndsey

La discussion tourne autour de l’élection présidentielle à venir et des conséquences de la pandémie. Jacob en est à sa première année d’université et il n’a pas encore décidé quelle sera sa majeure. Pour lui, bien que la division politique et la polarisation des débats sociaux ne soient pas des enjeux nouveaux, la pandémie permet de prendre un certain recul. « La COVID-19 a permis à certains d’entre nous d’avoir un œil plus observateur, affirme-t-il. Si toutes les activités sont maintenant au ralenti, les inégalités socio-économiques, elles, sont toujours aussi présentes. Même que la pandémie les exacerbe. J’ai confiance dans le fait que, parmi le lot de conséquences négatives amenées par ce virus, peut-être aura-t-il pu conscientiser quelques personnes de plus sur l’urgence d’agir dans notre pays. Nous avons toutes et tous eu plus de temps pour interroger notre réalité, nous avons ici une opportunité pour revoir de quelle façon on veut bâtir l’après-pandémie. J’ai l’impression que tout cela peut servir comme catalyseur d’engagement social. Par exemple, pour ma part, ce qui est très problématique lorsque l’on parle de nos élus et de la politique, c’est la non-représentation des jeunes. Je veux dire, l’âge moyen au Sénat et au Congrès est d’environ 60 ans, alors que l’âge moyen aux États-Unis est de 38 ans. Quant au patrimoine détenu par les élus et celui détenu par la majorité de la population, c’est tout aussi déconnecté. On se retrouve alors avec des législateurs qui prennent des décisions pour des communautés dont ils ignorent les problèmes et les préoccupations. »

Lyndsey, étudiante en soin animal, renchérit en affirmant que le changement passera par un renouveau générationnel : « Nous sommes une génération très conscientisée, qui remet en perspective beaucoup de codes sociaux aujourd’hui dépassés. D’ailleurs, c’est le cas pour tout grand changement social. Il y a les manifestations et le militantisme, mais il y a aussi une certaine mécanique immuable, vieille comme le monde, qui est celle que le temps passe et qu’un jour, c’est nous qui prendrons les décisions. Je pense que mon futur sera pour le mieux. La santé mentale, l’empathie, l’acceptation de l’autre sont des sujets qui nous importent beaucoup et je pense que ça va tôt ou tard se retranscrire dans nos programmes publics. » 

Avery, pour qui la politique n’est pas forcément un sujet de premier intérêt, garde tout de même en tête l’essentiel : « La politique, tout ça, moi ce n’est pas forcément quelque chose qui anime mes discussions. Ça ne m’empêche pas d’avoir l’impression de vivre parfois dans un pays dystopique. Ici tout est politisé ; même le masque. Or, moi je le porte pour protéger ma famille, c’est tout ! Tout ce qui se passe est complètement fou. Cependant, je n’oublie pas mon rôle premier. Celui de voter. Je compte faire entendre ma voix pour que ça change, à tout le moins, pour une situation politique moins déprimante. »

Iyad Kaghad | Le Délit


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