Si la liberté se veut au goût du jour, ce goût est aujourd’hui amer. Il y a quelques semaines était assassiné en France un professeur d’histoire pour avoir enseigné la liberté à ses élèves. C’est au prix de sa vie que cet enseignement est à nouveau apparu sur la carte de l’actualité. Avec l’hommage rendu à son endroit dans toutes les écoles, c’est maintenant au tour de tous·tes les enseignant·e·s français·es d’enseigner cette liberté à leurs élèves. C’est à leur tour de faire en sorte que le goût de cette liberté ne soit pas aussi amer dans les bouches qu’elle ne l’est dans la leur. C’est à eux de s’assurer que « liberté » soit à nouveau un mot qui fond sur la langue et dessine un sourire sur les lèvres de qui le prononce.
Pour les accompagner dans cette tâche, le ministère de l’Éducation a envoyé des instructions à ces enseignant·e·s pour leur enseigner à faire leur travail, c’est-à-dire, pour leur enseigner à enseigner. Inculquer la liberté aux enfants, en effet, ce n’est pas un jeu d’enfants. D’après les instructions du ministère, il était demandé de lire la Lettre aux instituteurs et institutrices de Jean Jaurès (1888) à tous·tes les élèves ce lundi 2 novembre. Pourquoi lire cette lettre, supposément adressée à des professeur·e·s, à des enfants, cela nous échappe. Ce qui ne nous échappe pas, par contre, c’est que le jeune Jaurès lui-même n’est que dans l’enfance de sa carrière politique — il avait 29 ans — lorsqu’il écrit cette lettre. Qui est-ce qui enseigne et qui est-ce qui apprend maintenant, l’enfant ou le maître ?
Ce sont bien les enseignant·e·s qui doivent enseigner la liberté à leurs élèves, pas l’inverse — du moins, c’est ce que le courriel du ministère de l’Éducation indique. Mais attention, on ne parle pas ici de n’importe quelle liberté. À en croire l’État français, c’est la conception de Jean Jaurès qui devrait être enseignée. Selon ce dernier, l’enfant a besoin de connaître un « tableau d’ensemble », c’est à dire une « idée générale […] de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité » pour pouvoir proprement exercer sa fonction de citoyen·ne libre et français·e (les deux ne sont jamais séparables). En d’autres termes, seul un enfant savant et éduqué peut correctement exercer sa liberté et acquérir le « sentiment de l’infini ». À en croire Jaurès, ce « sentiment de l’infini » ne serait limité qu’aux adultes.
L’enfance est l’irruption de l’avenir dans le présent de cette réalité saturée de passé qu’est le monde des adultes
Mais depuis quand l’enfant a‑t-il besoin d’apprendre la liberté ? N’a-t-il donc jamais été libre avant l’établissement de l’école publique ? La volonté d’enseigner la liberté à l’enfant découle en fait d’une perception fausse de ce que l’enfance représente vis-à-vis cette liberté. Comme l’écrit Hannah Arendt dans La crise de l’éducation (1958), le monde est justement « renouvelé par la natalité ». L’enfance est l’irruption de l’avenir dans le présent de cette réalité saturée de passé qu’est le monde des adultes. L’enfance seule peut ouvrir la voie d’un nouvel avenir. L’enfance seule peut rendre l’existence collective humaine fondamentalement libre, selon Arendt.
En ce sens, il devient ridicule d’affirmer, comme l’a fait Jaurès, que l’enfant doit acquérir le sentiment de l’infini, cela car l’enfant, par définition, symbolise la réouverture de la porte de l’infini. « Là où les enfants jouent, un mystère est enfoui », a d’ailleurs dit Walter Benjamin. Une autre façon de le lire est : « Là où les enfants jouent, une possibilité est enfouie. » L’enfant appréhende le monde toujours comme ce qu’il peut être, alors que l’adulte l’appréhende comme ce qu’il ne doit surtout pas être. Voilà la véritable motivation derrière « l’enseignement » de la liberté. Il ne s’agissait jamais d’enseigner la liberté à l’enfant, mais bien de lui imposer la bonne liberté. Il ne s’agissait jamais d’introduire le sentiment de l’infini dans l’esprit de l’enfant, mais bien de retirer de ce sentiment ce qu’il peut avoir de menaçant pour le monde des adultes. En somme, plutôt que d’enseigner le goût de la liberté, les enseignant·e·s ont apparemment eu pour mission de rendre dégoûtantes certaines de ses possibilités.