Le 1er décembre dernier, Le Délit a publié un article dans lequel une étudiante allophone, qui a fait la majeure partie de son éducation en français, se plaignait de la difficulté que plusieurs étudiants francophones éprouvent à s’adapter à une institution anglophone comme McGill. L’étudiante en question, Lysa Bélaïcha, a perçu cette difficulté comme une discrimination de la part de l’Université envers les francophones, qu’elle a comparée à la situation des Canadiens français avant la Révolution tranquille. Même si je sympathise avec sa situation, je dois constater que son interprétation ne reflète pas la réalité.
Une mauvaise représentation des politiques linguistiques de l’Université
L’autrice commence son article en se disant déçue que McGill ne soit pas aussi accessible à une allophone francotrope qu’elle l’aurait cru. Elle explique qu’en arrivant à l’Université, elle ne pouvait ni faire ses lectures ni comprendre les paroles de ses professeurs, car elles étaient en anglais. Cependant, le site de McGill destiné aux aspirants étudiants énonce clairement : « Bien qu’il soit nécessaire de bien comprendre l’anglais pour étudier à McGill, il n’est pas essentiel d’être parfaitement bilingue pour bien réussir ». Comment une personne qui ne peut comprendre l’anglais, de surcroît à un niveau universitaire, pourrait-elle satisfaire cet énoncé ? Et pourquoi une telle personne choisirait-elle d’étudier dans une université dont la langue d’instruction lui est incompréhensible ?
De plus, ce même site mentionne que des cours d’anglais subventionnés sont disponibles aux étudiants francophones dès leur admission à l’Université. Si une personne qui ne comprend pas la langue d’instruction d’une université a l’option de l’apprendre gratuitement, peut-elle vraiment se plaindre d’être exclue ? Si elle refuse de le faire, est-ce que sa difficulté à s’y adapter est vraiment imputable à l’université ? En tout respect, je pense que non. On se dit souvent que les institutions doivent s’adapter aux personnes qui les constituent, ce qui est à mon sens tout à fait raisonnable. Mais il est également vrai que les individus ont un devoir de s’adapter aux institutions auxquels ils se joignent.
« Pourquoi une personne qui ne peut comprendre l’anglais choisirait elle d’étudier dans une université dont la langue d’instruction lui est incompréhensible ? »
Le site énonce plus loin la politique de bilinguisme de McGill, qui donne aux étudiants le droit de faire tous leurs travaux en français. Mme Bélaïcha affirme aussi cette politique accorde également aux étudiants un droit « rarement mentionné », soit celui d’intervenir en français en classe, mais cela n’est pas mentionné dans les règlements de l’Université. En fait, je crois que l’Université est plus accueillante, mais moins bilingue, que l’autrice l’affirme.
Une mécompréhension des buts de la Révolution tranquille
Mme Bélaïcha considère qu’il est discriminatoire que les étudiants anglophones soient plus à l’aise que leurs homologues francophones dans une université anglophone. Étant donné que toute distinction ou différence ne constitue pas une discrimination, je ne comprends pas comment des francophones unilingues pourraient réussir aussi facilement que les francophones bilingues ou les anglophones à McGill, à moins que cette université soit francisée. Néanmoins, une telle francisation mettrait fin à l’institution et à sa culture académique. Je ne pense pas que l’on doit expliquer pourquoi la langue est inextricablement liée à la culture, surtout dans un contexte québécois. Évidemment, la francisation de McGill la divorcerait de toute son histoire et des pratiques qui l’ont conduite au statut prééminent dont elle jouit aujourd’hui.
Mme Bélaïcha prétend que la difficulté d’adaptation de certains francophones à McGill « reproduit exactement ce que la Révolution tranquille a tenté d’effacer » en rendant le succès des francophones plus difficile que celui des anglophones. Ainsi, elle compare cette situation à la discrimination que les Canadiens français, peuple conquis et réduit au statut de porteurs d’eau dans leur propre pays, ont dû subir avant la Révolution tranquille. En tout respect, je ne vois pas en quoi cette comparaison est raisonnable. Je ne suis ni francophone ni Québécois de souche, tout comme l’autrice. Toutefois, de ce que j’ai lu et compris de la Grande Noirceur, les problèmes des Canadiens français ne se résumaient pas en une plus grande difficulté à réussir dans une institution anglophone que leurs compatriotes anglophones ; il s’agissait plutôt d’un manque total d’accès à de telles institutions, principalement en raison de l’inexistence d’institutions francophones comparables ou de l’exclusivité de ces dernières.
L’objectif de la Révolution tranquille n’était pas de déboulonner les institutions anglophones, mais de permettre aux Québécois de se doter de leurs propres institutions comme peuple mature et émancipé. Cette révolution visait à libérer les Québécois de la tutelle d’une petite élite fermée qui dirigeait le Québec comme un fief, en gardant son peuple ignorant et isolé. C’est pour cette raison que, à la suite des émeutes du mouvement McGill français, le gouvernement a choisi d’accélérer la création des « Universités du Québec », particulièrement l’UQAM, au lieu d’abolir (ou de « franciser ») McGill. Une telle abolition aurait tout simplement privé la province d’une des meilleures universités au monde, sans évidemment faire quoi que ce soit pour améliorer la situation éducative de la classe ouvrière francophone.
L’objectif de la Révolution tranquille n’était pas d’enfermer les Québécois dans un cocon linguistique. Cet isolationnisme est exactement ce que ses intellectuels avaient dénoncé dans Cité Libre, où l’un d’entre eux a écrit en 1962 : « L’ère des frontières linguistiques est finie, au moins en ce qui concerne la science et la culture ; et si les clercs québécois refusent de maîtriser une autre langue que la leur, s’ils n’avouent de fidélité qu’à la nation, ils peuvent renoncer pour toujours à circuler dans l’orbite des élites intellectuelles du monde » (Pierre Elliott Trudeau, « La nouvelle trahison des clercs »).
Le vrai défi d’une génération étudiante postrévolutionnaire tranquille
À mon humble avis, au lieu de s’attaquer au fait que McGill est anglophone, les étudiants qui se disent exclus devraient profiter de l’éducation qu’une université anglophone de calibre internationale leur offre. Ainsi, ils pourraient utiliser les connaissances qu’ils y gagneront pour faire avancer leur nation dans les forums internationaux culturels, scientifiques, économiques et politiques. Ceci donnerait au Québec l’aise nécessaire pour se tenir debout dans le monde. Cette démarche passe par nous, les jeunes, et l’on n’y arrivera pas en réanimant les vieilles batailles linguistiques et ethniques. Certes, il y a plusieurs réformes que l’on pourrait effectuer pour améliorer l’intégration des étudiants francophones ; mais prétendre que l’absence de ces mesures additionnelles est une discrimination comparable à celles subies durant la Grande Noirceur est injuste. Il s’agit d’une proposition inflammatoire, diviseuse et contre-productive.
De nos jours, Montréal dispose de deux universités francophones qui sont ouvertes à tout étudiant qui n’est pas à l’aise dans un milieu anglophone. En revanche, je ne recommanderais pas à ces étudiants de s’y transférer. Comme Mme Bélaïcha l’a justement admis, McGill est considérée comme la meilleure université au Québec ; ce statut est inextricablement lié à sa culture institutionnelle unique, dont fait partie la langue anglaise, tout comme la culture du Québec est inextricablement liée à la langue de Molière. Dans un monde où l’anglais est inéluctable, j’inviterais plutôt mes collègues à prendre le courage de se familiariser avec lui. Comme on l’a vu il y a soixante ans, le modèle de l’isolement ne fonctionne pas, surtout pour ceux qui visent le plus haut possible, comme l’autrice.