D’entrée de jeu, je l’avoue, pour tous ceux dont cela choquerait les esprits : oui, je suis un homme blanc dans la vingtaine. Que ceux et celles qui trouveraient que cette qualification me rend illégitime quand il s’agit de parler de certains éléments abordés dans ce texte s’arrêtent ici, quoique ce soit bien dommage puisque la société et la réflexion s’enrichissent par le dialogue.
Alors plongeons : un phénomène inquiétant m’afflige autant qu’il m’irrite depuis quelques années, et particulièrement ces derniers temps. La gauche, dont je me réclame pourtant, fait montre d’un nouveau zèle pour l’endoctrinement. Alors qu’elle s’est longtemps battue contre la censure opérée notamment par la droite conservatrice et les religions, elle semble maintenant avoir renié ses convictions en s’appropriant cette arme qu’elle juge probablement utile.
Réécrire l’Histoire
S’il y a une vertu à la connaissance de l’Histoire, c’est bien de pouvoir en tirer des leçons pour l’avenir. Or, force est de constater que certains préféreraient, par une négation sélective, la réécrire dans la version qui les réconforte. À coups de noms effacés et de statues déboulonnées, elle se voit passée à l’eau de Javel. Il est évident que, par exemple, la statue de James McGill pourrait malheureusement, sans plaque explicative, passer pour une apologie de ses pratiques esclavagistes. Mais ce qui m’inquiète tout autant, c’est la tangente « annulatrice » dont son enlèvement souhaité n’est qu’un exemple. Selon la même logique, faudrait-il donc ne plus enseigner Locke à cause de son soutien à la colonisation américaine ? Chacun a sa propre mesure du « bon sens » sur divers enjeux, et le rouleau-compresseur semble prendre de plus en plus de vitesse, dans une approche qui reste pourtant « à la pièce » : d’ailleurs, quelqu’un a‑t-il déjà pensé changer le nom de l’Université, par souci de cohérence ? Silence radio : deux poids, deux mesures…
Parlant de (dis)proportions, deux professeures à l’Université d’Ottawa et à Concordia voyaient récemment leurs carrières entières mises en péril pour avoir utilisé le « mot en n » en classe. Si c’était pour insulter, je serais le premier indigné. Mais c’était, dans le cas d’Ottawa, pour expliquer une réalité qui a existé, et dans celui de Concordia, pour citer le titre d’un livre (N***** blancs d’Amérique de Pierre Vallières), qui lui-même ne traitait pas directement des personnes noires. Préférerait-on prétendre qu’il n’a jamais été écrit (et, par extension, s’appauvrir culturellement et intellectuellement)? D’ailleurs, ne tenons pas les gens – et en premier lieu ceux concernés par ledit mot – pour niais : quand le Québécois dit « tabarnouche », ne savons-nous pas ce qu’il veut dire en réalité ? Quelle est la différence alors ? Il en va de même pour le « mot en n » : dans un contexte de description ou de citation, la tentative de camouflage derrière cette forme abstraite, de la part de ceux qui s’offusquent par procuration (au point de vouloir faire retirer Dany Laferrière de programmes de cours!), au nom de traumatismes que je ne nie pas, est vaine puisqu’elle n’en change aucunement le sens et donc l’impact, le cas échéant.
Rééducation
Plus largement, nombre de conférences en contexte académique ont été annulées pour une myriade de raisons à la suite de pressions faites par d’infimes minorités (au sens quantitatif) non-représentatives de l’opinion générale. Il est consternant de constater que plusieurs de ces dernières croient leurs positions hautement intellectuelles, alors que fuir la discussion lorsque confronté à des idées contraires aux siennes trahit une faiblesse de la pensée. Le professionnel ou le chercheur que l’université veut former ne se construit pas en se confinant dans ses opinions : il les enrichit et les remet en question en voyant sa réflexion provoquée, stimulée.
« Contentons-nous donc d’éduquer et de sensibiliser plutôt que d’effacer »
Un autre fâcheux réflexe est le refuge des « ‑phobies » et de la victimisation pour éviter de débattre. Il ne fait aucun doute qu’il y ait des groupes, religieux notamment, qui soient discriminés. Mais faire la critique d’une religion n’est pas par nature de la discrimination. Le christianisme a, par le passé, souvent été critiqué. A‑t-on pourtant parlé de « christianophobie » ? La critique n’est jamais agréable, mais ne nous réfugions pas dans l’opportunisme et la facilité.
À parcourir le web, on croise des hordes de gens qui, à coups de commentaires virulents, voudraient qu’on n’écoute pas Wagner ou qu’on ne lise pas Céline à cause de leur antisémitisme, qu’on ne regarde pas Polanski en raison des abus sexuels dont il a été accusé. Loin de moi l’idée de faire l’éloge de ces comportements rebutants qui doivent être dénoncés, mais il faut faire la part des choses : cela les empêche-t-il d’avoir produit des chefs‑d’œuvre dont on serait perdant de se priver ? L’humain est multiple, faillible, et on ne peut réduire sa personne à un seul élément. Contentons-nous donc d’éduquer et de sensibiliser plutôt que d’effacer.
Discrimination « positive » ?
L’été dernier, le Chef Antonin Mousseau-Rivard se voyait accusé d’appropriation culturelle pour avoir cuisiné des plats d’inspiration coréenne. Par chance, le ridicule ne tue pas ! Y a‑t-il un domaine plus métissé que la cuisine ? Il est vrai que certaines sphères, notamment artistiques, tendent à exclure, consciemment ou non, le non-blanc. Des pas importants doivent être faits, mais force est de constater une relative stagnation à l’étape de la discrimination positive, cosmétisme par excellence, au point où cette dernière n’est presque plus une mesure valide de l’inclusivité.
« Ces exemples se rejoignent en un point : la javellisation de la parole publique et la primauté des apparences »
Le non-verbal parle : combien de publicités voit-on avec une personne noire et une femme voilée au milieu de Blancs ? Il est difficile de ne pas y lire avec agacement une question formelle de quotas. Lorsqu’il sera devenu normal que certaines d’entre elles soient composées entièrement de personnes noires, par exemple, nous pourrons constater un réel avancement pour l’inclusivité, qui ne sera plus une liste dont on coche les éléments. Il en va de même pour les femmes en politique : la parité au Conseil des ministres peut longtemps rester un inutile artifice pour l’image et la bonne conscience. La diversité doit être appréciée et mise à profit pour ce qu’elle est – les compétences de la personne, sa créativité, etc. – et non pour ce qu’elle représente.
Dans la même veine, une explication convaincante reste toujours à être étayée sur l’(in)utilité de déclarations bonbon, au début de toutes les rencontres et événements mcgillois (même privés et sans participants autochtones), reconnaissant que l’institution se trouve sur des terres autochtones non cédées. Passée la première fois nécessaire, le virtue signaling, cette approche d’apparat, se situe au niveau zéro du pragmatisme et est une énième goutte dans un verre d’eau à leur égard, alors que ces peuples attendent un plus et un mieux qui ne viennent hélas pas.
Évidemment, la liste d’exemples de chatouillis soi-disant « progressistes » pourrait s’allonger (censure des suggestions littéraires du premier ministre Legault, par exemple). S’ils peuvent sembler hétérogènes, ils se rejoignent pourtant en un point : la javellisation de la parole publique et la primauté des apparences. La jeune gauche, si elle veut demeurer crédible et rassembleuse, devra réapprendre à convaincre plutôt que de modeler, et comprendre, accessoirement, que sa pratique croissante de l’intimidation constitue aussi une forme d’agression (d’ailleurs y céder c’est y participer). Sinon, elle ne risque que de faire se cambrer, paradoxalement, les acteurs opposés dont elle combat les idées. Mais surtout, bien au-delà, il en va de la santé de l’espace public.