Le philosophe Gilles Deleuze voit la communication ou l’information comme un acte de contrôle. À l’inverse, l’œuvre d’art, la création, constitue pour lui un acte de résistance vis-à-vis de ce contrôle. En ce sens, l’art se doit d’être non seulement quelque chose qui échappe à l’idéologie et à sa transmission par le langage informatif, mais aussi quelque chose qui transgresse et qui résiste.
Ce qui fascine chez Deleuze, c’est le lien qu’il entretient avec le pluriel, les strates, les plateaux ; son rapport à la transgression par la création de concepts qui ne sont pas ancrés. Selon lui, l’art échappe à cet immobilisme, à ces idéologies, à cet acte de contrôle, et représente ainsi une résistance, une contre-information face aux formes établies, aux règles et autres prisons. Son concept de déterritorialisation inspire encore, à ce jour, beaucoup d’artistes dans leur rapport à la littérature ou à l’art de façon plus générale. C’est un processus qui, en un mot, facilite la décontextualisation d’un ensemble de relations qui permet leur actualisation dans d’autres contextes.
Pour Deleuze, ce processus permet tout type de création. Cette tentative de transgression, de résistance, devrait cependant être effectuée dans le respect de ce qui précède, dans l’égo minimal, dans le but de pousser l’art ailleurs et non pas de créer un diktat idéologique qui viendrait mettre l’égo (dans le mauvais sens du terme) de l’écrivain au-devant de l’œuvre. L’œuvre d’art est censée représenter le contrepoids de ce « mauvais égo » qui ultimement tente de contrôler l’incontrôlable ; c’est-à-dire de mettre sous harnais la nature intrinsèquement chaotique de l’art en y imposant des certitudes idéologiques.
« La poésie a toujours su incarner, depuis son origine, la forme littéraire la plus apte à représenter ce contrepoids langagier qui défie l’information, la communication didactique standard »
Dans cette optique, la poésie a toujours su incarner, depuis son origine, la forme littéraire la plus apte à représenter ce contrepoids langagier qui défie l’information, la communication didactique standard. Depuis la fin du 20e siècle, une entreprise deleuzienne de déstratification des domaines artistiques s’opère en art. De plus en plus d’artistes choisissent la pluridisciplinarité. Mais, que se passe-t-il avec le mot écrit si la pluridisciplinarité vient augmenter sa portée cathartique, par exemple, avec une image touchante ou une musique triste ? Perd-il de sa valeur cathartique parce qu’on ne l’exploite pas à son plein potentiel comme la pluridisciplinarité nous le permet ? En poésie, le phénomène qui consiste à nouer art visuel, musique et poésie prend de plus en plus d’ampleur. Assistons-nous à un phénomène de remplacement, à un simple accompagnement ou à une déterritorialisation deleuzienne respectueuse, tout de même, de la discipline passée ? Quel est l’avenir de la poésie écrite standard ? Se trouverait-il dans cette incorporation à ce phénomène multidisciplinaire récent ?
Dans cette édition, nous vous proposons un néologisme de notre cru qui définit ce phénomène : le voème. Nous préférons ce terme à la formulation standard de « vidéo-poème » pour son esthétisme, mais aussi parce que l’accent sur la phonétique particulière au début du mot rappelle et met davantage en lumière l’importance de la voix.
La voésie agit, comme tous concepts nouveaux en art, par nécessité. La nécessité de trouver une façon nouvelle de suivre l’ère du temps et de faire évoluer l’art pour qu’il continue d’atteindre les consciences afin d’être efficace dans son acte de résistance. Malgré cela, le mot écrit demeure. Incontournable. Intemporel. On lui doit tout. Il faut cependant mentionner l’éléphant dans la bibliothèque : la littérature écrite semble perdre du terrain et c’est une question de temps (dans les deux sens du terme). D’abord dans le lieu du temps (l’époque), mais aussi dans la durée, c’est-à-dire le temps que nous dédions à la contre-information qu’est la littérature et à son acte sur nous. Car avec la montée de notre type de société axée sur la rapidité vient également le déclin des plaisirs lents. Nous n’avons plus le temps de prendre le temps de lire. L’art doit s’adapter à ce genre de situation par nécessité, mais cela ne signifie pas qu’il doit laisser de côté son acte de résistance. Au contraire, c’est par cette adaptation qu’il gagne en puissance.
« Le voème symbolise ce nouvel acte de résistance. D’abord par cette voix, cette nouvelle oralité plus directe, plus rapide, plus éphémère, moins égotique et moins certaine qu’une écriture ancrée dans la page. Puis par ce nouage avec les arts visuels et la musique qui se veut une tentative d’augmentation de sa possibilité cathartique »
Le voème symbolise ce nouvel acte de résistance. D’abord par cette voix, cette nouvelle oralité plus directe, plus rapide, plus éphémère, moins égotique et moins certaine qu’une écriture ancrée dans la page. Puis par ce nouage avec les arts visuels et la musique qui se veut une tentative d’augmentation de sa possibilité cathartique. L’écriture, l’image et la musique sont des langages artistiques bien distincts qui expriment, à leur façon, leur vision du monde. La juxtaposition de ces langages crée ainsi un espace nouveau, pluridimensionnel, où les sens se confondent dans une synesthésie qui ressemble davantage à notre expérience du réel. La combinaison de certains mots avec des images engendre des métaphores qui dépassent le langage littéraire :pour prendre un exemple très simple, l’image d’une limace associée au vers « je n’ai pas de maison » réussit à mettre de l’avant plus efficacement l’effet de vulnérabilité et de petitesse souhaité. La musique, quant à elle, joue le mieux sur le rythme, l’ambiance et la tonalité d’une œuvre – sa force est d’arriver à créer à la perfection le sentiment de progression, d’avancée dans l’histoire et le temps. En d’autres mots, jumeler les langages artistiques représente le fil d’Ariane d’une expression et d’une compréhension plus réussies d’un réel complexe.
Ce nouveau langage, nous l’appelons la voésie.