Fruit d’une résidence d’Émilie Monnet au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, Okinum a connu son lot de succès depuis sa première représentation en 2018 – balado, documentaire, et, l’automne dernier, une publication aux éditions Les Herbes rouges, finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général. De retour sur scène jusqu’au 22 octobre à l’Espace Go, la pièce enchaîne habilement élans oniriques et didactisme historique et nous invite dans un monde où le récit de soi passe par un démêlement des atavismes.
Aux premiers instants d’Okinum, un cri étrange emplit l’espace scénique, une sorte d’appel mélancolique et inquiet, non identifiable, à mi-chemin entre le huard et le loup. C’est le cri d’un castor, animal emblématique des territoires nordiques, qui deviendra le point focal d’une réflexion intime sur le corps, l’identité et les fissures ouvertes par les violences coloniales. Okinum signifie « barrage » en anishinaabemowin, et Émilie Monnet saura tout au long de la pièce mobiliser le caractère polysémique du terme avec puissance. Le barrage est une séparation – tantôt une protection, tantôt un obstacle, mais toujours signifiant d’un état de fait irréconciliable. Le barrage du castor, composé des « os de la forêt », qui cohabite bien mal avec les murs de béton s’imposant sur les lits de nos rivières, incarnations du rêve hydroélectrique devenu mythe constituant de la nation québécoise. Le barrage « dans la gorge », où le cancer de l’autrice se répand, mais aussi où la parole trouve son origine, et où le triple héritage linguistique d’Émilie Monnet – anglais, français et anishinaabemowin – cohabite. Et, bien sûr, les barrages psychologiques, culturels, politiques et économiques qui persistent depuis les débuts de la colonisation.
« Okinum est une réflexion fascinante sur le langage, sur ses rapports à l’identité et ses pouvoirs de guérison »
Okinum est une réflexion fascinante sur le langage, sur ses rapports à l’identité et ses pouvoirs de guérison. En retrouvant la parole de ses ancêtres, on a l’impression que le personnage redécouvre son monde, que les douleurs multiples qu’elle porte en elle sont transmuées par un tissu de signes qui lui devient familier. L’apprentissage d’une langue devient le lieu d’un rapprochement, avec la filiation, mais aussi avec l’environnement, car la sémantique de l’anishinaabemowin est celle d’une proximité avec le vivant.
Au-delà de sa brillante conceptualisation, Okinum est portée par une excellente performance d’Émilie Monnet, interprétant son propre texte, sorte de monologue autobiographique entrecoupé de rêves, de souvenirs et de théâtre documentaire. On pense notamment à cette scène cathartique où elle dénonce sans détours les violences de la colonisation. Mais aussi, à ses mouvements sur scène, qui dynamisent la performance et permettent aux spectateur·rice·s de se repérer facilement à travers les bifurcations narratives. La scène de l’Espace Go – intime et circulaire – semble d’ailleurs parfaitement adaptée pour la pièce, dont l’unité repose tant sur le texte que sur l’utilisation de l’espace, du son et des images. Unité d’ailleurs renforcée par les trois langues utilisées lors de la performance, qui deviennent éléments constituants de la narration elle-même.
Le concept de réconciliation atteint tranquillement son point de saturation et se galvaude chaque fois qu’il est employé dans les discours politiques et médiatiques. La force d’œuvres telles qu’Okinum est d’articuler la charge affective qui accompagne les défis de la réconciliation en rapportant ses enjeux à un réel affranchi des rhétoriques politiques, c’est-à-dire à un réel constitué d’un territoire, de vécus et d’individus souffrant encore aujourd’hui de la présence invasive des « barrages ».