L’ouragan Katrina s’est abattu sur la Nouvelle-Orléans en août 2005. Le cataclysme a emporté plus de 1 500 vies, la plupart d’entre elles noyées dans l’inondation de 80% de la région métropolitaine, et des dizaines de milliers de personnes se sont retrouvées échouées dans la ville submergée. Dans le but de provoquer une prise de conscience du public américain et de lever des fonds en réponse à ce fléau, la chaîne de télévision NBC a été l’hôte d’un concert caritatif réunissant des grandes célébrités du moment. Parmi les présentateurs se trouvait Ye, alors connu sous le nom de Kanye West. Alors qu’il présentait le début de l’émission, le rappeur américain a dévié du scénario préparé par la production pour dénoncer la réponse de l’administration Bush : « Cela fait cinq jours [qu’on attend l’aide fédérale] parce que la plupart des gens sont noirs. […] George Bush n’a que faire des Noirs.»
Ye n’a jamais été de ceux qui mâchent leurs mots. Que ce soit dans ses chansons, sur la scène ou en entrevue, il n’a jamais hésité à recourir à un langage cru, sans égard pour les conventions sociales, pour exprimer ce qu’il ressent. Provoquant de nombreuses polémiques, le rappeur afro-américain se prononce à voix haute sur ses opinions quant à certains faits qui résonnent chez un bon nombre de ses fanatiques. N’ayant cure de l’image de lui-même qu’engendre ses discours, certains diront qu’il ose parler là où d’autres préfèrent se taire. C’est ainsi qu’il a durement critiqué le président Bush en 2005 ; mais c’est de cette même façon qu’il a décrédibilisé le mouvement Black Lives Matter (BLM) et porté un chandail avec l’inscription « White Lives Matter », un slogan associé au Ku Klux Klan et aux membres de la droite alternative américaine ; ou qu’il a déclaré que « l’esclavage était un choix ». Aucune de ces remarques, toutes plus subversives les unes que les autres, n’aura cependant eu raison de Ye dans l’opinion publique. Ce n’est que récemment, avec ses commentaires antisémites, que Ye semble s’être heurté à un sujet qui pourrait avoir des répercussions importantes.
« N’ayant cure de l’image de lui-même qu’engendre ses discours, certains diront qu’il ose parler là où d’autres préfèrent se taire »
En effet, si le compte de Ye a été suspendu de Twitter et si Adidas a résilié leur entente commerciale, ces deux décisions ont été prises dans un but partagé de montrer que les deux entreprises condamnent les propos du rappeur et qu’entretenir ses idées controversées n’est ni dans leur intérêt, ni dans l’intérêt des poches de Ye. Par ces deux conséquences, le rappeur se voit atteint dans deux sphères d’influence : son capital et sa voix. Pourtant, la confiance inébranlable de Ye ne semble même pas vaciller dans l’ouragan qui l’afflige : il demeure l’un des hommes les plus riches et influents sur la planète et n’a toujours pas exprimé de remords pour ses propos.
S’il a été chassé de la place publique du 21e siècle par Twitter, c’est que l’idée qu’il transmettait était nocive et fallacieuse. Invariablement, ce n’est pas parce que Ye a été banni de Twitter qu’il n’entrediendra plus d’idées du même genre que celles qui lui auront valu sa suspension. Il aura tout simplement une voix plus faible, une portée moins grande dans la transmission de son message. À la place d’exprimer ses avis à voix haute, il ne pourra qu’en parler à voix basse, par le biais de réseaux sociaux moins connus ou dans des cercles plus restreints.
« Pourtant, la confiance inébranlable de Ye ne semble même pas vaciller dans l’ouragan qui l’afflige : il demeure l’un des hommes les plus riches et influents sur la planète, et n’a toujours pas exprimé de remords pour ses propos »
L’un des buts de sa suspension est d’empêcher la transmission de propos haineux. Cependant, Ye a déjà rassemblé plusieurs internautes avec son gazouillis, et la polémique qui a suivi lui en aura sans aucun doute attiré davantage. Déjà, l’organisme non gouvernemental états-unien Humans Rights First (Droits humains en premier) recense une crue d’incidents antisémites sur le territoire américain, ainsi qu’une hausse de la haine contre les communautés juives et noires sur les réseaux sociaux. Ces conséquences de la prise de parole de Ye ne peuvent que témoigner d’un phénomène : la voix de Ye résonne auprès de nombre d’Américains. Et maintenant qu’il se sait écouté, et que ceux qui l’écoutent voient qu’il parle pour eux, un homme pourvu de ses moyens, de son influence, de sa confiance et de sa puissance ne pourrait être restreint par de simples suspensions. De la même façon qu’il remplissait des stades pour ses concerts, serait-il inconcevable de le voir remplir les mêmes stades pour ses sermons ? De la même façon qu’il a lancé sa propre plateforme de diffusion audio en continu, Tidal, pour offrir une meilleure expérience audiophile que ses compétiteurs Spotify et Apple Music, n’a‑t-il pas les moyens de subventionner sa propre plateforme sociale (ce qu’il a d’ailleurs déjà évoqué)? Bien qu’il y ait peu de chance que de tels projets viennent à terme, force est de constater que Ye pourrait tous les accomplir.
« Confrontée à une figure d’influence si imposante, qui fait la promotion d’idées fallacieuses et dangereuses comme Ye, la lutte contre la désinformation et les discours haineux devient d’autant plus ardue »
Confrontée à une figure d’influence si imposante, qui fait la promotion d’idées fallacieuses et dangereuses comme Ye, la lutte contre la désinformation et les discours haineux devient d’autant plus ardue. Son bannissement et sa condamnation, en plus de ne pas couper sa parole, ont comme effet secondaire d’accroître la polarisation entre ses fanatiques et ses détracteurs. Dans une optique de diminuer la polarisation et la propagande d’idées haineuses, le seul outil dont dispose la société est l’éducation. C’est par la compréhension du contexte historique, social et politique de l’environnement dans lequel émergent les idées que nous pouvons mieux les situer, et ainsi déterminer leur validité relative. Le développement d’une pensée critique et la conscience de sophismes comme l’argument d’autorité sont essentiels lors de la consommation de contenu de figures d’influence. Ainsi, lorsqu’on approche les propos de Ye avec une pensée critique, qu’on sépare ses qualités musicales de ses réflexions personnelles, sans l’en excuser, ses propos se décrédibilisent d’eux-mêmes.
Ye s’est vu ré-admis sur Twitter depuis l’achat de la plateforme par un autre homme tout aussi influent (et peut-être tout aussi controversé) que lui, Elon Musk. Il n’a visiblement aucune intention de revenir sur ses dires, et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne recommence à partager ses songes. En 2022, Ye est une voix que nul ne peut faire taire.