Aller au contenu

Réflexions d’un myope dans la glace du barbier

L’ennui par définition.

Marie Prince | Le Délit

Mon barbier ne parle pas. Quand je m’assois dans le fauteuil à bascule, je comprends au coup de menton adressé à mon reflet dans la glace qu’il attend que je décrive la coupe de cheveux désirée, sans jamais prononcer un mot. Il écoute ensuite avec un désespoir à peine voilé la même réponse vague et inutile que je lui sers à chaque fois, sans photo à l’appui pour illustrer mon souhait (parce qu’en fait je n’ai jamais d’idée).

Tous les deux mois, ou presque, c’est le même rituel : je m’installe devant lui en silence, gêné par les longs coups d’œil circulaires qu’il lance autour de mon crâne afin d’évaluer l’ampleur de sa tâche, puis, dans un dernier geste, il retire délicatement mes lunettes. Dès l’instant où les verres quittent mes yeux, c’est l’ennui. L’ennui d’une vue trop faible qui m’empêche de voir la progression de son travail, et de ne rien saisir de ce qui m’environne, ni les objets, ni les visages ; l’ennui de n’avoir rien à dire à quelqu’un qui ne propose pas de m’écouter ; l’ennui, enfin, de me trouver dans un état quasi-végétatif qui me rend bête comme un escalator en panne (ou les courriels du point service de McGill). C’est l’ironie perpétuelle de mes visites au salon de coiffure depuis l’enfance : figé dans la contemplation d’un reflet que je ne peux pas voir, je suis envahi du sentiment tenace d’être un élément superflu de l’univers ; je suis cette petite tache floue, cet être myope qui ne doit sa survie qu’à l’attendrissement de forces invisibles. Quarante minutes, c’est un temps long à meubler quand on a pour soi que son imagination. J’écoute un instant la conversation des autres clients, mais elle ne m’intéresse pas car elle appartient à des gens qui voient nettement ; il y a comme un voile de gaze entre eux et moi qui constitue une barrière vague mais bien sensible entre nos deux réalités. Je vis dans un tableau de Monet et j’aime ça.

« Je suis envahi du sentiment tenace d’être un élément superflu de l’univers »

Les derniers petits cheveux bruns tombent sous mes yeux, comme la neige dans la rue, la caresse du blaireau et finalement le barbier me tend comme un plateau le petit miroir où reposent mes lunettes. Le résultat est à peu près correct (exactement comme je ne l’avais pas imaginé). Je laisse un joyeux « au revoir, à la prochaine ! », un généreux pourboire de 25 pourcents et me retrouve dans la rue ; la tête rasée de frais prise dans la bise glacée de l’hiver. Mes yeux jouissent à nouveau de tous les détails du monde, ces mille petites choses qui interpellent le regard et embellissent la vie.

Je pourrais aller voir ailleurs, bien sûr, pousser la porte d’un autre des quelque 1500 salons de coiffure de Montréal, mais je crois que je me suis attaché à ces moments d’ennui qui nourrissent en moi, au sortir du salon, l’envie dévorante de tout voir, de tout connaître ; l’envie de sentir les choses comme si elles pouvaient à tout moment m’échapper.


Dans la même édition