Le début est un peu rude. En essayant de résumer à ma colocataire les 40 premières pages de cet énorme livre – qui en fait un peu moins de 700 au total – parce qu’elle se demandait bien ce qu’un roman aussi immodestement intitulé L’Art de la joie pouvait contenir, je me suis rendu compte qu’il ne s’adressait peut-être pas à tout le monde. D’abord, parce qu’il est long, très long, et que Sapienza ne se soucie pas d’aider le lecteur à garder le fil du récit, ni de la flopée d’intrigues secondaires qui fleurissent autour de la quête existentielle de la protagoniste principale, un peu à la manière d’un roman de García Márquez. Ensuite, parce qu’il entretient une préoccupation quasi-obsessionnelle avec des thèmes tels que l’inceste (peu de rapports sexuels y échappent), la masturbation, l’extrémisme politique, le suicide, la maladie et la mort.
Vous venez sûrement de lire la pire introduction qu’il est possible d’écrire quand on veut donner aux gens l’envie de lire Goliarda Sapienza, mais comme le livre se vend lui-même très mal – il s’ouvre sur la masturbation accidentelle d’une fillette de quatre ans au côté de sa sœur handicapée, suivie d’un cunnilingus, puis d’un viol par son père quelques années plus tard – , je m’y suis résolu. On n’entre pas dans L’Art de la joie dans l’espoir de conforter sa morale bourgeoise ou pour savourer une histoire d’amour expurgée, mais on vient pour y prendre une grande bouffée de liberté, exalter son esprit frondeur et découvrir le magnifique dessin d’une émancipation féminine, qui est en fait une émancipation tout court. Le titre du roman est à la fois intriguant et limpide,
il suggère un enseignement qu’il ne contient pas, une série de leçons pour apprendre à vivre heureux (c’est-à-dire libre) qui ne sont jamais clairement édictées mais que rien ne m’empêche de vous donner.
« Elle est habitée par l’urgence de vivre et cherche par tous les moyens à accélérer ce fastidieux processus d’édification de soi qui commence à la naissance et qu’on appelle la vie »
Leçon 1 : Transgresser
La désobéissance, c’est la ligne de conduite que s’applique Modesta, le personnage principal. Née le premier jour du premier mois de l’année 1900 dans une famille pauvre d’une région pauvre d’Italie, elle est d’abord envoyée vivre dans un couvent à la suite de la mort de sa mère, puis au sein d’une famille noble, les Brandiforti, à la mort de la mère supérieure du couvent. Dans cette maison prospère, où elle entre comme bonne d’enfant et finit par devenir grande propriétaire terrienne, Modesta se construit intellectuellement, socialement et, parce qu’il semble que cela soit un pendant indispensable, sexuellement.
En dépit de sa phénoménale ®évolution, Modesta demeure le personnage le plus constant du roman car elle est férocement attachée à ses principes d’indépendance. Elle a quelque chose de l’enfant sauvage, qui s’étonne toujours et ne se dompte jamais. Elle n’a pas de morale, elle est capable de tuer si quelqu’un fait obstacle à son destin. Modesta mène sa barque avec un seul objectif en vue : celui de s’émanciper de toutes les aliénations, toutes les sujétions, et de s’affirmer comme un être libre, indépendant et fort.
Sa quête ne s’apparente pas à celle des héros d’apprentissage du 19e siècle parce qu’elle est à la fois plus pure et plus abstraite ; elle ne part pas à la conquête de la gloire, ni de l’argent, ni d’un savoir absolu, elle veut seulement découvrir le sens de sa propre vie, arriver au bout de son destin. Elle est habitée par l’urgence de vivre et cherche par tous les moyens à accélérer ce fastidieux processus d’édification de soi qui commence à la naissance et qu’on appelle la vie.
Leçon 2 : Lire, lire énormément et rejeter le fascisme
La longueur du roman s’explique en partie par le fait que Sapienza veut rendre la totalité du développement intellectuel de Modesta : depuis l’athéisme qu’elle nourrit au couvent, en passant par la philosophie des Lumières et la pensée socialo-anarchiste qu’elle découvre dans la bibliothèque des Brandiforti, puis le communisme qu’elle embrasse avec son amant Carlo, la psychologie freudienne avec son amante Joyce, etc. Elle est perpétuellement attirée par les idées nouvelles qui l’aspirent tour à tour, à l’exception du fascisme mussolinien qu’elle rejette radicalement. D’un côté, elle ressemble singulièrement au siècle qui naît avec elle ; ce vingtième siècle polymorphe qui passe d’un extrême politique à un autre, d’un idéal de société à un autre, traverse les catastrophes (la Grande Guerre, la grippe espagnole, la guerre civile, etc.), les recycle et continue d’avancer. Mais, d’autre part, la modernité optimiste de Modesta contraste avec la bêtise des personnages qui l’entourent et la tendance réactionnaire de l’époque dans laquelle elle vit. Elle semble anachronique parce qu’éperdument éprise de liberté. Très ouverte dans ses mœurs et dans sa manière de concevoir le genre, elle est souvent rapprochée au personnage masculin-féminin d’Orlando de Virginia Woolf.
Leçon 3 : Aimer (au sens de faire l’amour, bien sûr)
L’Art de la joie repose en partie sur les rapports sexuels dont il est parsemé comme une constellation de saynètes qui provoquent parfois le rire, parfois l’indignation, mais participent toujours de l’intrigue. Modesta s’affirme et se construit par le sexe. Après des premières expériences qui sont soit accidentelles, soit subies (sans pour autant que l’autrice ne suggère de traumatisme), Modesta s’éduque, et éduque ses amants et amantes au plaisir volontaire et consenti. L’un des passages les plus amusants se situe vers le milieu du roman, quand la jeune femme d’environ 20 ans apprend à un homme sensiblement plus âgé qu’elle, comment il doit s’y prendre pour faire jouir une femme. Pour être libertaire, Modesta n’est cependant pas libertine. Elle étanche sa soif d’aimer à plusieurs sources et cherche le plaisir dans l’amour, mais ce n’est jamais un plaisir orphelin de sentiments. Elle déclare ainsi que « l’amour et le sexe sont enfants l’un de l’autre ». Chaque relation sexuelle doit apporter quelque chose de nouveau à la jeune femme, une charge d’excitation neuve, comme un corps étranger ou une philosophie inédite.
Cette liberté de ton, notamment dans le domaine sexuel, explique que le roman de Goliarda Sapienza n’ait jamais été publié de son vivant dans une Italie acquise à la morale catholique. Il a fallu près de trois décennies, et le flair de la critique littéraire française, pour que ce roman soit lu et apprécié à sa juste valeur. Goliarda Sapienza fait donc partie de ces nombreuses artistes dont l’œuvre ne fut véritablement découverte qu’après leur mort : cela vaut bien un modeste hommage.
Il y a les auteurs que l’on aimerait bien rencontrer pour les remercier d’un bon moment qu’ils nous ont fait passer et il y a ceux que l’on a pour amis sans avoir jamais pu les connaître ; ceux qui, derrière la sobre couverture d’un bouquin et la promesse d’une belle aventure, nous offrent un espace où vivre et une voix(-e) pour grandir. Ce sont nos amis, que l’on préserve de la mort glacée d’une notice Wikipédia, et qui nous arment contre la solitude et l’ennui. Goliarda compte désormais parmi les miens.