Presque chacune des 92 œuvres qui composent la Comédie humaine véhicule une critique de la société capitaliste qui émerge en Europe dans la première moitié du 19e siècle. C’est une des clefs de la grande modernité de Balzac : son œuvre dénonce les dérives d’un monde où l’individu se réduit à un agent économique et la société à une organisation à but lucratif.
Le théâtre Denise-Pelletier présente en ce moment l’une des pièces phares de l’écrivain, Le Faiseur, écrite en 1840. Elle s’attaque en particulier à l’univers de la spéculation, le lieu où s’exhibent toute l’insolence et l’absurdité du capitalisme. Réécrite par l’autrice Gabrielle Chapdelaine et mise en scène par Alice Ronfard, la version repensée de la pièce conserve sa force critique originale, tout en exploitant brillamment son potentiel comique.
Le poids d’une absence
Les humains sont des êtres curieux. Ils passent leur temps à courir derrière quelque chose qui n’existe pas. Ils motivent toutes leurs relations, leurs échanges, leurs productions par un mot, « l’argent », qui sonne creux parce qu’il ne recouvre aucun bien véritable, aucune réalité si ce n’est une absence, un vide. C’est l’impression très vive que l’on a en assistant à une représentation du Faiseur. Balzac montre l’absurdité d’un monde, le nôtre, ou plutôt celui des spéculateurs, dont la principale occupation est de brasser du vent.
L’intrigue de la pièce repose en effet sur un vide. Mercadet, un arnaqueur patenté, souffre d’un manque de liquidité important qui menace de faire effondrer la pyramide de Ponzi qu’il a bâtie et sur laquelle il vit. Tout au long de la pièce, il attend, sans trop d’espoir, de recevoir la plus-value d’un investissement qu’il a fait dans un fonds trouvé sur Internet, Godeau Inc., qui cache en vérité… une autre arnaque à la Ponzi. Afin de se sauver, le couple Mercadet multiplie les efforts. Ils tentent de voler leurs amis, de se voler entre eux, de marier leur fille à un supposé génie de la Silicon Valley, ou encore, de faire de leur divorce une affaire lucrative. Les idées fusent mais les échecs s’accumulent et leur endettement se transforme progressivement en une impasse.
Le bal des menteurs
Le Faiseur met en scène toute une galerie de personnages, rendus d’autant plus caricaturaux dans l’adaptation contemporaine de Gabrielle Chapdelaine qu’ils sont parfaitement identifiables. Il y a bien sûr Mercadet, l’escroc plein de ressources, qui a peu de talent, mais infiniment de culot ; sa femme, l’ archétype même de l’épouse du nouveau riche, aussi exubérante qu’hilarante ; leur fille, Julie, qui campe très bien l’adolescente bourgeoise rebelle ; ou encore Minard, un petit comptable qui se sent très à l’aise au sein de la classe moyenne. La variété des personnages, en plus des dialogues remaniés pour coller à l’époque, rend la pièce excessivement drôle et légère. Acteurs comme spectateurs, chacun prend part à un grand bal des menteurs et des faux-semblants : la quête d’argent est le point d’ancrage d’un merveilleux jeu de dupes.
La mise en scène épurée d’Alice Ronfard met en lumière le paradoxe du fric, qui bien qu’absent et intangible, est omniprésent dans les conversations et dans l’arrière-pensée des personnages. Sur scène, beaucoup d’autres objets n’existent pas et ne sont suggérés que par des bruitages et des gestes. Ainsi, il n’y a pas de bouteille de vin, mais le bruit du bouchon qui saute et des verres qui s’entrechoquent.
Alors que l’on pense la représentation terminée, la troupe des comédiens entreprend une chorégraphie inattendue, composée de tous les gestes d’une vie confortable – comme le fait d’agiter une sonnette pour appeler un domestique, faire danser le rhum au fond du verre ou écraser une cigarette. Les gestes sont répétés, frénétiques, et suggèrent, sans énoncer l’idée, qu’une vie pour le confort, pour la « moula », serait tout aussi aliénante qu’une vie pour le travail.