Jusqu’en février dernier se jouait au Théâtre du Nouveau Monde une adaptation théâtrale de la correspondance entretenue entre l’écrivain Albert Camus et l’actrice Maria Casarès tout au long de leur relation. Le titre de cette invraisemblable épopée émotionnelle, Je t’écris au milieu d’un bel orage, est tiré d’une lettre de Camus et englobe à lui seul les deux éléments fondamentaux de leur histoire : l’écriture et les contraintes.
Ce n’étaient pas des lettres à vocation publique. À la mort de Camus, dans un accident de voiture au tout début de l’année 1960, René Char prit possession de leur correspondance. Puis elle fut transmise à Catherine Camus – fille de l’écrivain et de son épouse légitime, Francine Faure – qui décida, en 2017, de la publier chez Gallimard. Le grand public découvrit alors le lien brûlant qui unissait deux grandes figures de la vie artistique et intellectuelle française des années 1940–1950. Avec Steve Gagnon en Albert Camus et Anne Dorval en Maria Casarès, la pièce mise en scène par Maxime Carbonneau a sans doute offert le meilleur spectacle de la saison théâtrale qui s’achève : c’est un bijou taillé dans l’émotion pure, éclatant de tendresse et d’érotisme, travaillé sous la chaleur ardente du désir et dans le feu de l’écriture.
Ayant passé les premières années de tumulte amoureux, d’incertitude sur la nature, la durée de leur relation, et l’irascibilité que cette incertitude engendre inévitablement, les amants s’installent dans une dépendance saine, un lien qui va en se renforçant. Soudain, les échanges s’apaisent, les lettres s’allongent et les confidences gagnent en sincérité. On voit surgir sur scène ce que l’on avait cru un temps ne jamais pouvoir exister : une véritable histoire d’amour. Une histoire d’amour… le terme semble galvaudé, il cache un lien si fort que des mots peinent à l’expliquer et que pour le comprendre, il faut en avoir été témoin, comme ce soir de février au balcon du TNM. Camus et Casarès se rencontrent vers la fin de la guerre, en 1944, à Paris. Lui est un écrivain en devenir, déjà marié, et elle une comédienne reconnue. Ils s’éloignent puis se retrouvent par hasard en 1948, toujours dans la même ville, où commence alors une longue rela- tion amoureuse et épistolaire. Il reste 865 lettres dans toutes celles qu’ils se sont échangées ; elles constituent au deux-tiers les textes du spectacle, le reste provenant d’entrevues, d’œuvres publiées, d’articles de presse et même une partie du discours de Camus à la réception du Nobel en 1957.
« Je t’embrasse, mais avec ces larmes que je ne peux pas verser et qui m’étouffent »
La mise en scène met très justement l’accent sur l’équité entre les deux amants, qui écrivent aussi bien l’un que l’autre, traduisent aussi bien la fièvre de leurs sentiments : on suit les événements de leur vie et l’évolution de leur carrière sans que jamais l’un prenne le dessus sur l’autre. La pièce ne raconte pas leur intimité d’un point de vue historique, et n’essaie pas non plus de reconstruire une vie quotidienne fictive, dont personne ne peut témoigner, mais en prenant la voie des mots, en gardant cette distance qui était une constante de leur amour, et son meilleur écrin. « Lorsque j’essaie d’imaginer notre avenir, j’étouffe presque de bonheur et une immense crainte me serre le cœur, ne pouvant croire à tant de joie dans ce monde. » écrit Maria Casarès. Albert répond : « Moi, je n’ai jamais été aussi démuni, aussi désarmé. Je t’embrasse, mais avec ces larmes que je ne peux pas verser et qui m’étouffent. »
Dans la dernière heure du spectacle, le tempo de leur histoire s’accélère. On fonce à toute vitesse vers ce matin de janvier 1960 où Camus disparaît le long d’une route de campagne. Symboliquement, le lit où les corps des amants s’unissaient, et qui trônait au milieu de l’immense scène, s’abîme dans un puits sans fond. Maria Casarès reste seule, triste, furieuse, anéantie ; elle hurle de douleur en espagnol, sa langue maternelle, pour offrir une sublime déclaration d’amour posthume. Puis quelques années plus tard, bien après la mort de Camus, dans une confession de journaliste, elle lâche cette petite phrase qui clôt le spectacle et inonde de larmes les derniers yeux restés secs : « Quand on a aimé quelqu’un, on n’est plus jamais seule. »