S’il est parfois tentant de s’inventer un passé plus digne de la grandeur qu’on s’attribue, il est de temps à autre nécessaire d’affronter la dure réalité en face. Même si, à entendre mes propos érudits et brillants sur divers sujets mondains, l’on pourrait me croire née dans une famille d’intellectuels logeant à Outremont, il me faut avouer que le destin en a voulu autrement. Le hasard a ainsi comploté pour que je naisse non pas au cœur de l’élite montréalaise, parmi mes pairs, mais en un lieu beaucoup plus saugrenu : Laval.
Vivre à Laval signifie côtoyer une si grande quantité de quétaine qu’elle en devient partie intégrante de soi. Mon éducation visuelle, ce premier apprentissage de la beauté, s’est déroulé dans ce musée gratuit et fort fréquenté qu’est le Carrefour Laval. Tout près, le cinéma Colossus, du haut de ses murs mauves couverts de taches étranges, a fourni à mes yeux innocents un substitut adéquat du Colisée de Rome, inspiration de ce monolithe pastel. Si les Européens ont la chance de contempler au quotidien les grandeurs d’un passé riche et noble, il est nécessaire à nous, héritiers de ce continent si jeune, de bâtir nos propres merveilles architecturales pour la postérité. Le cinéma Colossus a constitué un pas dans la bonne direction. De même, les flamants roses qui parsemaient les pelouses de mes voisins lors de chaque anniversaire me donnaient l’illusion de me trouver soudainement transportée dans une contrée exotique.
Dans la voiture de mes parents, c’est grâce au doux son de Cité Rock Détente que j’ai pu me familiariser avec l’œuvre de Marie Carmen, celle de Céline Dion ou de Mario Pelchat, avant que mes oreilles ne soient corrompues par le rock vicieux et les rythmes dits « alternatifs ». J’ai appris à déguster la finesse de leurs mélodies, à me griser des trémolos de leurs voix, à succomber au pouvoir évocateur de leurs paroles. Lors de mes années à l’école secondaire, j’ai été initiée à danser d’une manière digne du Fuzzy – club qui, nous le savions tous, nous accueillerait d’ici quelques années – dans les célèbres clubs pour quatorze à dix-huit ans de la ville, généralement situés à une distance réduite des bars de danseuses. Comme de jeunes filles en fleur, mes compagnes et moi suintions la classe.
Ce n’est que des années plus tard, quand j’ai quitté ma verte Île Jésus pour l’effrayante métropole, que la profondeur du gouffre qui me séparait des vrais citadins de Montréal est apparue, gouffre étrangement moins creux dans les environs d’Hochelaga, mais proprement abyssal lorsque je m’approchais du Plateau. J’ai rapidement compris qu’il ne pouvait plus être question d’afficher mes affinités avec les flamants roses ou de raconter les émois que provoquait en moi le timbre de la voix de Sébastien Benoît. J’ai appris à rire de Céline Dion et à me moquer d’un ton persifleur du Cosmodôme, cette fierté lavalloise.
Pourtant, parfois, ce ricanement sonne faux, tandis que je songe à mes premières amours, aujourd’hui répudiées. Et lorsque je rencontre un exilé qui, comme moi, a déserté sa banlieue natale pour les lumières de la grande ville, je me retrouve le plus souvent à me moquer avec lui de cet univers si quétaine, si moche, dont nous ne faisons heureusement plus partie. Il n’empêche que, entre deux commentaires sarcastiques sur les problèmes de piscines creusées, je sens à chaque fois que mon interlocuteur aussi, au fond, s’ennuie des flamants roses et du vol de l’«Aigle noir»…