Alors que l’intelligence artificielle (IA) s’immisce de plus en plus dans les salles de classes et dans les universités de manière générale, l’enseignement doit s’adapter face à l’apparition de nouveaux enjeux et défis. Comment valoriser la pensée créative au cœur de l’apprentissage universitaire alors que les réponses à nos questions sont à la portée d’un clic ? Comment stimuler la pensée originale alors que le plagiat est de plus en plus dur à détecter ? Si l’IA pose autant de questions sur l’avenir de l’enseignement, elle offre aussi l’occasion de s’interroger sur son utilisation : comment l’intégrer au sein des universités ? Pour répondre à ce questionnement, Le Délit s’est entretenu avec Norman Cornett, ancien professeur à McGill en études religieuses, qui a développé il y a 36 ans une approche éducative novatrice : l’approche dialogique qu’il a mis en place dans ses salles de classes à l’Université et ailleurs. Ce paradigme éducatif, axé sur le dialogue et la pensée créative, offrirait selon lui des réponses aux défis posés par l’IA.
Le Délit (LD) : Pourriez-vous me parler de l’approche pédagogique que vous avez développé, l’approche dialogique ?
Norman Cornett (NC) : Mon approche dialogique pose la question de la place de l’intelligence artificielle dans les salles de classe universitaires. Je me suis rendu compte, au fil des ans, avec les changements technologiques, que la donne change en quelque mesure dans la salle de classe. Je vous donne un exemple. À cause de mon âge, j’enseignais 20 ans avant la popularisation des téléphones cellulaires. Or, à l’instant où les téléphones cellulaires sont entrés dans la salle de classe, il y eu un changement drastique. C’était évident, parce qu’on connait très bien maintenant, grâce à des études qui ont été faites, les risques d’addiction et de dépendance liés aux téléphones portables.
La raison d’être de l’enseignement, pour moi, c’est d’inculquer le pouvoir de la concentration, de pouvoir fixer un objectif, et de le garder comme un questionnement qui nous guide tout au long de notre réflexion. La raison d’être de l’enseignement, c’est de favoriser une pensée originale et donc l’expression créative, originale.
Le téléphone, c’est un moyen valable, mais ce n’est pas un but en soi. De même, les notes, voire les diplômes, ce sont des buts valables, mais ils ne servent qu’à constater des résultats. Ce qui importe, c’est le processus d’apprentissage. Dans l’enseignement, on parle de l’acquisition cognitive, c’est-à-dire la définition scientifique du processus d’apprentissage. Alors, dans quelle mesure peut-on favoriser, nourrir l’acquisition cognitive ?
Le simple fait de faire des copiés-collés [lors de travaux pour un cours, ndlr], ce qui est l’équivalent fonctionnel du plagiat, ça nous mine dans tout ce processus de réflexion qui fonde la base de l’apprentissage. On n’apprend pas simplement pour un examen, on n’apprend pas simplement pour une note, mais on apprend pour la vie.
C’est la raison pour laquelle j’ai créé il y a 36 ans l’approche dialogique. Dans mes cours, je demande à tout ceux qui entrent dans la classe de laisser au seuil tout appareil qui pourrait devenir une distraction, de sorte qu’on se fixe sur le sujet en question et qu’on ait le temps de réfléchir là-dessus. Or, le défi dans la salle de classe universitaire, c’est de créer un espace de questionnement, d’interrogation, d’analyse, et de curiosité. Et donc, quand on saute directement à la réponse via internet, on « court-circuite » tout le processus cognitif.
Quel est le principe opérateur de mon approche dialogique ? C’est celui-ci : « Il n’y a qu’une mauvaise question, celle qu’on ne pose pas. » Or, le défi maintenant avec l’intelligence artificielle dans la salle de classe, c’est qu’on saute toutes les étapes du processus cognitif et qu’on va directement à la réponse : « Voilà la fin de l’essai, de l’examen ou du quiz. » Donc, en sautant toutes ces étapes, on a le droit de se demander : « Est-ce que l’étudiant ou l’étudiante a bel et bien appris la matière ? » Apprend-t-on vraiment de la même manière sans réflexion ?
« Quand on quitte le campus universitaire avec son diplôme, on est prêt pour la vie parce qu’on a appris à réfléchir, à penser par soi-même »
LD : Est-ce que l’IA n’est pas justement l’occasion de réinventer la façon dont les cours sont enseignés et évalués ?
NC : Je me souviens très bien, que pendant mes années d’enseignement, j’ai demandé à une de mes étudiantes ce qu’elle avait appris après quatre ans d’études. Vous savez ce qu’elle m’a répondu ? « J’ai appris comment couper les coins ronds pour avoir une note A. » Or, la note « A », la meilleure note, ce n’est pas le but de l’enseignement. Ce n’est pas la raison d’être. Ce n’est qu’un résultat.
Ce qui compte, c’est tout le processus. Quand on quitte le campus universitaire avec son diplôme, on est prêt pour la vie parce qu’on a appris à réfléchir, à penser par soi-même. Et vous savez combien c’est valorisant pour les étudiants et étudiantes de savoir que leur pensée, leur expression, comptent, qu’ils n’ont pas besoin de miroiter l’autre et d’être en totale adéquation avec lui. Parce que ce qui importe, ce n’est pas la réponse de l’autre, c’est une réponse honnête vis-à-vis de soi-même et le processus de rencontre avec la pensée de l’autre.
C’est pour cela que je favorise le questionnement dans la salle de classe. La curiosité est un engin formidable. On doit se demander dans quelle mesure, avec l’intelligence artificielle, on nourrit la curiosité qui est à la base même de l’acquisition cognitive et de ce qu’on appelle « apprendre ». Puisque le respect de la propriété intellectuelle est de rigueur dans les universités, il importe de l’encadrer à la lumière de l’intelligence artificielle afin de valoriser la pensée originale et l’expression créative.
LD : Comment peut-on intégrer l’IA dans ce processus d’approche dialogique à l’enseignement ?
NC : L’enseignement supérieur doit relever le défi de canaliser l’intelligence artificielle de sorte qu’elle serve à humaniser, personnaliser et individualiser l’éducation plutôt que le contraire. Pour moi, l’intelligence artificielle est un outil formidable. On doit s’en réjouir. Dans mon cas, lors d’un atelier dialogique sur un sujet bien spécifique, ce que je propose, c’est de présenter un texte rédigé par l’intelligence artificielle. Et quand je dis « rédigé », vous savez très bien que ça se rédige en quelques secondes. Je propose de prendre ce texte-là, de le présenter en salle de classe, et d’inviter les étudiants et étudiantes à y réfléchir de façon originale et de créer un dialogue avec l’intelligence artificielle.
Il ne faut pas minimiser le défi. L’intelligence artificielle n’est pas foncièrement une menace. La question, c’est : « Comment est-ce qu’on va s’en servir dans la salle de classe ? » Moi, je propose de nous approprier l’intelligence artificielle pour mieux réfléchir sur les enjeux, sur les questions relatives à notre discipline.
« L’enseignement supérieur doit relever le défi de canaliser l’intelligence artificielle de sorte qu’elle serve à humaniser, personnaliser et individualiser l’éducation plutôt que le contraire »
Mais on ne peut pas faire l’autruche. L’intelligence artificielle, c’est un changement de paradigme pédagogique, et il faut s’y adapter. Le grand danger, c’est la paresse, aussi bien chez les pédagogues que chez les étudiants et étudiantes. C’est chercher une réponse facile, chercher une solution facile. Vous savez ce qu’on dit ? Il est interdit d’interdire. Donc, on peut très bien dire : « On va interdire l’intelligence artificielle dans la salle de classe. » C’est facile à dire, c’est une autre chose de le faire. À nous le défi de canaliser l’intelligence artificielle pour faire avancer l’éducation universitaire. Et ça se fait en la critiquant, en la questionnant pour susciter la curiosité chez les étudiants et étudiantes, au lieu de la dompter, de l’étouffer.