Aller au contenu

Toutes mes sympathies

La guerre : une source de douleurs importantes, pour tous.

Rose Chedid | Le Délit

Je m’en souviendrai toujours : c’était le 27 octobre 2021, à 11h53. Dans un coup de vent, il est parti. Calmement, dans sa maison, entouré des siens, de sa femme des 40 dernières années, de la chair de sa chair, Denis Pierre Robert a entamé son grand voyage, l’ultime, celui qui nous sépare depuis. Mon grand-père nous a quittés, comme il a vécu, calmement, dans le plus grand des conforts, de la plus belle des manières et dans la grâce. Mon grand-père nous aura offert le cadeau d’un départ sobre et doux, et pour ça, je lui en serai éternellement reconnaissant. Dans la beauté de sa mort, il m’aura permis de garder la belle image que j’ai de lui, de l’homme bon, fort et fier qu’il était. Un luxe dont trop peu peuvent profiter.

Malgré la nature paisible de son départ et malgré le temps qui passe, encore aujourd’hui, son décès marque ma famille. Il nous marque dans les petites choses, dans le quotidien. Sans jamais crier gare, il s’agit de moments qui viennent et passent, de ces petites résurgences de peine, comme un amour qui se refuse à mourir. Encore aujourd’hui, deux ans plus tard, je vois mon grand-père dans les chansons de Ginette Reno et d’Andrea Bocelli, ses chanteurs favoris. Depuis, je ne peux m’empêcher de penser à tout ce qu’il a manqué : mon admission à McGill, mes amours, mes passions, ma vie. Je le vois dans le printemps et dans l’automne, partout dans les différents cycles de ma vie. Pour une rare fois, un évènement m’aura laissé sans mot. Bien que son départ était imminent, bien que les grands-parents ne sont que de passage dans une vie, il faut admettre qu’une mort, c’est la fin d’un monde. Ce n’est pas la fin du monde, mais la fin d’un monde. Dans mon cas, dans le cas de ma famille, c’est la fin d’un monde où mon grand-père était constamment présent.

Mon grand-père est mort dans un pays en paix, de causes naturelles. J’ai eu le temps de m’y préparer et j’ai pu lui dire que je l’aimais, une dernière fois. Il n’y a personne à accuser pour son décès, sauf peut-être le temps lui-même. En revanche, il s’agit d’un moment important dans ma vie, d’un marqueur de temps qui m’a forgé et qui continue de me façonner. Il y aura toujours un avant et un après. Aujourd’hui, j’essaie d’imaginer ce que représente la perte d’un proche dans des circonstances différentes. Aujourd’hui, je me mets à la place des personnes qui perdent des membres de leur famille dans un conflit armé. Je pense à ces autres, à ceux qui n’ont pas eu la même chance que moi, qui n’auront jamais eu le temps de s’y préparer ni de dire un dernier « je t’aime ». Je pense à tous ces mondes chamboulés, à toutes ces réalités fracturées.

Vous l’aurez compris, au moment d’écrire ces lignes, je pense à un conflit en particulier. Une guerre qui nous divise, qui nous déchire, qui nous oblige à prendre un camp. Pour certains d’entre nous, prendre parti c’est tomber dans la démagogie. C’est expliquer pourquoi un tel a raison. C’est tenter de se dédouaner d’une action pour une cause ou une autre. C’est tenter d’expliquer la raison du combat par tel ou tel facteur historique. Pour eux, se ranger dans un camp, c’est comme supporter une équipe de hockey, sans rationalité, guidé par l’émotion.

Aujourd’hui, dans mon humanité, avec mon expérience du deuil, ma compréhension de ses ravages, j’ai de la difficulté à me positionner. Clausewitz, ce grand théoricien souvent mentionné en sciences politiques, disait que la guerre c’est la continuation de la politique à travers d’autres moyens. Je crois que la guerre, c’est l’échec ultime de la diplomatie et la fin de la fraternité humaine au détriment de la barbarie sanglante. Au fond, la guerre c’est l’atomisation de l’humanité et de sa bienveillance.

Je condamne le conflit sous toutes ses formes. Je condamne les souffrances qu’il impose. Partout où il y a une mort, il y a de la souffrance. Dans la mort, on enterre l’être aimé et cette version de nous qui vivait en lui. Dans la mort de l’autre, on meurt aussi un peu.

« Je crois que la guerre, c’est l’échec ultime de la diplomatie et la fin de la fraternité humaine au détriment de la barbarie sanglante. Au fond, la guerre c’est l’atomisation de l’humanité et de sa bienveillance »

Dans ce conflit, tout ce que je vois, c’est la peine des familles. En voyant les images qui nous viennent du Moyen-Orient, je repense impérativement à mon grand-père, à ce deuil qui m’habite. Je m’imagine, le perdre, sous les bombes. Mon cœur, il flanche. À toutes les fois, je ne peux m’empêcher de ressentir un coup dans mon ventre, ce fameux sentiment d’injustice. Je ne peux que compatir, que souffrir devant ces images qui me rappellent notre côté animal.

Ce que je sais, c’est que la mort et sa douleur ne connaissent ni les religions, ni les frontières, ni l’histoire et la politique. Le chagrin du deuil étend ses tentacules d’un camp à l’autre sans distinction pour les peuples, sans scrupule. Au fond, une mort, c’en est déjà une de trop. On ne peut pas expliquer la mort, elle n’a pas d’idéologie, pas d’excuse. Il n’y a aucune fierté dans le nationalisme qui tue. Lorsque le conflit se terminera, après que toutes les bombes auront sauté, après que les drapeaux seront retirés des cercueils, tout ce qui restera, c’est la séparation entre les vivants et les morts.

J’entends mes critiques, ceux qui prônent l’impératif de prendre une position, je les comprends aussi. Nous vivons un moment complexe, qui vient nous secouer dans nos identités, dans nos croyances. Lorsque j’ai expliqué mon point de vue à une de mes amies, elle m’a dit une phrase célèbre de Ginetta Sagan : « Le silence face à l’injustice est une forme de complicité avec l’oppresseur. » Je comprends et respecte son point de vue. Cependant, j’espère que ce que nous retiendrons dans ces prises de positions, c’est que l’Homme, dans toute sa complexité, n’est pas réductible à un campement idéologique ; il mérite et nécessite la nuance. Donc, dans cet esprit, je tente de nuancer mes propos. Ce n’est pas toujours facile, car personne ne peut rester de marbre devant la mort.

« Le chagrin du deuil étend ses tentacules d’un camp à l’autre sans distinction pour les peuples, sans scrupule. Au fond, une mort, c’en est déjà une de trop. On ne peut pas expliquer la mort, elle n’a pas d’idéologie, pas d’excuse »

J’ose penser que dans la mort, il est possible pour les vivants de communier. Je crois fermement que deux personnes endeuillées peuvent se comprendre. J’ose espérer que deux humains qui auront perdu un être cher peuvent éprouver de la compassion l’un pour l’autre. Je ne demande même pas de l’empathie, je me suffis à de la compassion. J’ose croire en l’universalité de la douleur. À mes amis qui ont choisi un camp, sachez que l’autre vit du chagrin tout comme vous. Vous êtes liés, nous sommes liés, par notre peine.

Pendant que le monde souffre, pendant que des amis, des amours et des familles se font massacrer sous les bombes, j’ose espérer. J’ose espérer que le Canada, un pays en paix, un pays qui trouve sa force et sa richesse dans sa diversité, mon beau pays, saura ouvrir ses portes et ses bras aux réfugiés. J’espère que nous serons assez forts pour montrer notre faiblesse, que nous aurons assez confiance en nous pour faire confiance à l’autre. J’ose espérer que ma déception est légitime. Parce qu’au fond, la déception, c’est de savoir que nous sommes capables de plus, beaucoup plus. J’ose espérer que notre humanité nous unira, un jour et toujours. J’ose espérer que la paix est toujours possible, et toujours souhaitable. Aujourd’hui, dans le deuil et la déception, je continue d’espérer de notre bonté, parce qu’espérer, c’est tout ce qu’il nous reste. Mes sympathies à ceux qui souffrent, mes sympathies à nous tous, mes sympathies à notre humanité commune qui est en deuil.


Dans la même édition