Dans les prochaines semaines, une série de grèves se dessine à l’horizon. Depuis déjà plusieurs mois, trois grands secteurs publics sont en négociation de conventions collectives : la santé et les services sociaux ; l’éducation primaire et secondaire ; l’enseignement supérieur au niveau collégial. Les regroupements syndicaux représentant les employé·e·s du secteur public ont annoncé leur intention de grever tout au long du mois de novembre afin de signifier au gouvernement de François Legault leur insatisfaction face à la stagnation des négociations de ces multiples conventions collectives.
D’une part, le Front commun s’attaque aux questions de « table centrale », comme les salaires, les droits parentaux, les régimes de retraite et autres, qui affectent la majorité des conventions collectives des milieux de la santé, de l’éducation et des services sociaux. Il regroupe quatre cellules syndicales défendant les employé·e·s de la fonction publique : la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) et la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). 420 000 employé·e·s du secteur public sont en grève ce lundi 6 novembre, et ont annoncé tôt sur les lignes de piquetage l’ajout de trois jours consécutifs de grève, du 21 au 23 novembre.
« Le mois de novembre s’annonce mouvementé pour le gouvernement provincial de François Legault, qui devra jongler entre les négociations en cours et la menace d’interruption de plusieurs services au public québécois »
Dans les grandes lignes, le Front commun espère assurer « l’amélioration des conditions de travail et de pratique de même que les conditions salariales [des employé·e·s] ; un enrichissement visant un rattrapage salarial général pour l’ensemble des personnes salariées [ainsi qu’] une protection permanente contre l’inflation ».
D’autre part, des regroupements professionnels comme la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) et la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) ont choisi de ne pas se joindre au Front commun, mais comptent aussi utiliser parallèlement la grève comme moyen de pression afin de faire entendre leurs demandes. La FIQ sera en grève les 8 et 9 novembre prochains, et attend 80 000 professionnel·le·s de la santé. Pour ce qui est de la FAE, 65 000 enseignant·e·s du primaire et du secondaire seront en grève générale illimitée à compter du 23 novembre, signifiant la fermeture des établissements d’éducation si une entente n’est pas atteinte d’ici là.
Ainsi, le mois de novembre s’annonce mouvementé pour le gouvernement provincial de François Legault, qui devra jongler entre les négociations en cours et la menace d’interruption de plusieurs services publics québécois.
Une histoire de solidarité québécoise
Il y a de cela 50 ans, le Québec a vu naître son premier Front commun, qui a marqué l’imaginaire collectif et a su s’imposer comme un moment charnière dans l’histoire syndicale de la province. Au printemps 1972, trois centrales syndicales – la CSN, la FTQ et la Centrale d’enseignement du Québec (CEQ, mais aujourd’hui connue comme la CSQ) – se regroupent afin d’affronter ensemble le gouvernement provincial lors de la troisième ronde de négociations du renouvellement des conventions collectives des employé·e·s du secteur public québécois.
Tout commence dans le contexte turbulent des années 1960 et 1970, dans le courant de la Révolution tranquille. En 1966, l’Union nationale est élue et met en place différentes mesures limitant les libertés des institutions d’éducation et de santé, ainsi qu’une nouvelle politique salariale pour le secteur public. Cette dernière visait à réduire les disparités entre les régions, entre les sexes, et entre le public et le privé. Selon l’historien et professeur à l’Université de Montréal Jacques Rouillard, les travailleur·euse·s de l’État demeuraient insatisfaits par cette politique, menant aux deux premières rondes de négociations avec le gouvernement de Daniel Johnson, mais sans toutefois arriver à un accord.
En 1970, Robert Bourassa et le Parti libéral du Québec sont élus, mais maintiennent les politiques salariales de l’administration précédente. C’est alors que la troisième ronde de négociations se met en branle, cette fois-ci avec un nouveau gouvernement. Il est question de salaires, assurance- salaire, des régimes de pension et de retraite, et de la sécurité d’emploi. Malheureusement, c’est rapidement l’impasse. Le gouvernement de Bourassa fait preuve d’intransigeance et ne cède pas face aux pressions des employé·e·s du public : les trois syndicats, la CSN, la FTQ et la CEQ, choisissent alors d’unir leurs forces afin d’accroître leur poids dans les négociations avec l’État.
C’est sous ces circonstances que le Québec connaît la grève la plus importante de son histoire, le 11 avril 1972, lorsque le Front commun annonce une grève générale illimitée mobilisant 200 000 travailleur·euse·s du secteur public. Malgré la mise en place d’injonctions limitant le droit de grève d’employé·e·s du milieu hospitalier et les conséquences légales afférentes à leur désobéissance, les grévistes choisissent tout de même d’exercer leur droit et se joignent au piquetage.
Le 21 avril 1972, le gouvernement Bourassa décrète la Loi spéciale 19, imposant un terme à la grève le 23 avril à minuit ainsi que le retour au travail des employé·e·s du secteur public. Le Front commun se réunit et vote en référendum le non-respect de la loi spéciale. Trois chefs syndicaux sont accusés – et condamnés – pour avoir incité à la désobéissance civile et encouragé la violation de la Loi spéciale 19. En réponse, des employé·e·s de plusieurs milieux, notamment de la presse, du gouvernement fédéral et du milieu de l’éducation se mettent également en grève, paralysant plusieurs sphères d’activité de la province. Cette mobilisation collective, et démonstration de solidarité, aura su attester du pouvoir de l’union, et aura permis des gains importants pour les syndicats, notamment au niveau des salaires et des retraites. Elle représente un moment phare dans l’histoire des droits du travail et des combats syndicaux au Québec.
À nouveau, le Québec fait front commun
Aujourd’hui, le syndicalisme québécois est bien en vie. Quatre des centrales syndicales majeures représentant la fonction publique – la CSN, la FTQ, la CSQ et l’APTS – s’inspirent du mouvement des années 1970 pour faire entendre leurs demandes au gouvernement Legault, qui continue de leur faire des offres sous le seuil de l’acceptabilité. Dans la communication Info-Négo du Front commun en date du 30 octobre, on peut lire : « Il faut se rendre à l’évidence : la grève est la seule solution pour que le gouvernement comprenne. » Samuel Sicard, président du SCFP Centre-Sud, une filiale de la FTQ, nous a indiqué que le sentiment est généralisé : « Nous avons déjà fait plusieurs moyens de pression comme le port de t‑shirts, plusieurs manifestations, dont celle du 23 septembre, à laquelle plus de 100 000 personnes ont participé. Malgré cela, le gouvernement n’a pas bougé. »
Le Front commun dénonce dans son communiqué les offres du gouvernement Legault, qui selon les chiffres présentés, ne suivent pas les prédictions d’inflation des années à venir. On peut y lire, avec une touche d’humour, que « l’éléphant a encore accouché d’une souris ». Les syndiqués du Front commun ont notamment rejeté la semaine dernière l’offre du Conseil du Trésor, qui comprenait une bonification salariale passant de 9% à 10.3% sur cinq ans, ainsi qu’un montant forfaitaire de 1 000$, disant d’elle qu’elle était « dérisoire ».
À chacun ses revendications : le Front commun
Pour commencer, la CSN représente 170 000 travailleur·euse·s des milieux publics et parapublics au Québec, réparti·e·s dans les réseaux de la santé et des services sociaux, de l’éducation collégiale – autant des membres des corps professoraux que le personnel de soutien – ainsi que des employé·e·s d’organismes gouvernementaux. Les négociations de la CSN se centrent notamment sur des questions de conditions de travail dans le réseau de la santé et dans les services sociaux. Ce lundi 6 novembre, le vice-président de la CSN, François Enault, déclare qu’ « avec ce qu’on a eu comme offre la semaine passée, un ajout de 1,3 % après un an de négociation, ça n’a pas de bon sens […] Le message, c’est que [les syndiqués, ndlr] sont tannés de s’appauvrir. Ce n’est pas vrai qu’on va creuser encore le trou dans le salaire ».
M. Sicard a aussi indiqué au Délit que « La FTQ est composée de 35 syndicats indépendants les uns des autres, mais nous avons tous et toutes le même objectif : celui d’améliorer la collectivité. À la FTQ, avec d’autres cen- trales, on milite pour un salaire minimum horaire à 18$, une assurance médicament universelle et plusieurs autres demandes qui seraient bénéfiques pour la société ». Entre autres, la FTQ, qui compte plus de 600 000 membres, représente des travailleur·euse·s œuvrant dans tous les secteurs de l’économie québécoise et dans toutes les régions du Québec. Selon M. Sicard, « la qualité des services publics est menacée. Cette négociation est celle de la dernière chance. Chaque année, ça devient plus difficile d’attirer, recruter et garder les employés ». C’est pourquoi, comme plusieurs autres centrales syndicales, ils centrent leurs demandes autour des salaires : l’objectif, c’est de « ne pas s’appauvrir et essayer d’avoir un rattrapage salarial ».
La CSQ représente les intérêts des enseignant·e·s, professionnel·le·s et du personnel de soutien des commissions scolaires, des cégeps et des universités, les intervenant·e·s en services de garde, certain·e·s infirmier·ère·s et employé·e·s du milieu de la santé et des services sociaux, ainsi que certain·e·s travailleur·euse·s du milieu communautaire, des loisirs et du municipal. Sur son site, on peut lire : « L’état de nos réseaux est le résultat de décennies d’austérité et de sous-investissement. Même s’il est vrai que le gouvernement a récemment investi davantage, c’est loin d’être suffisant pour pallier les conséquences multiples qui affectent, rappelons-le, l’ensemble des réseaux et des catégories d’emplois. » Ils·elles militent principalement au niveau des conditions de travail des types d’emploi cités précédemment.
Pour ce qui est de l’APTS, elle représente 65 000 technicien·ne·s et professionnel·le·s des milieux de la santé et des services sociaux. Alors que plusieurs de leurs syndiqué·e·s bénéficient de primes et de mesures temporaires mises en place depuis la pandémie, celles-ci sont menacées. Ils·elles militent donc actuellement notamment pour la prolongation de ces mesures, qui sont perpétuellement menacées.
Une lutte partagée : la FIQ et la FAE
Le Délit s’est entretenu avec Sébastien Roy, infirmier clinicien qui travaille en sites de consommation supervisée et qui est syndiqué auprès de la FIQ. Selon lui, « le réseau de santé publique est en train de s’effondrer sous nos yeux. Les mauvaises conditions du réseau public ont créé un exode des infirmières vers le privé et les agences de placement. Le sous-financement chronique a mené à la fermeture de centaines de lits d’hôpitaux et la fermeture de certaines urgences. Les listes d’attente en chirurgie sont plus longues que jamais. Certaines personnes attendent plusieurs mois simplement pour avoir une consultation avec un médecin spécialiste. Les conséquences sont catastrophiques pour la population ».
Le Délit a aussi eu la chance de rencontrer Denis Joubert, président de la FIQ-SPSS Centre-Sud-de‑l’Île-de-Montréal, une section locale de la FIQ, qui nous a expliqué le choix de son syndicat de grever parallèlement au Front commun : « Nos demandes intersectorielles et sectorielles sont différentes de celles du Front commun. » Il souligne : « Si nos concitoyen·ne·s ne devaient retenir qu’une seule chose de cette grève, c’est la suivante : nous faisons la grève pour que nos patient·e·s puissent être soigné·e·s dans la dignité, et ce, dans tous nos établissements de santé, nos CHSLD, et partout dans le réseau. » Il faut donc comprendre que la FIQ a fait un choix stratégique en optant pour une grève indépendante du Front commun.
« Les mauvaises conditions du réseau public ont créé un exode des infirmières vers le privé et les agences de placement. Le sous-financement chronique a mené à la fermeture de centaines de lits d’hôpitaux et la fermeture de certaines urgences »
M. Roy soulève également que « les seuls moyens qui vont réellement nous permettre de créer un rapport de force [lors des négociations, ndlr] sont les méthodes de syndicalisme de combat et de lutte des classes. Face à un gouvernement hostile, nous n’avons pas le choix d’utiliser des moyens combatifs comme la grève. Ce qui fait la force de la classe ouvrière, c’est qu’elle est au cœur du fonctionnement de la société. En arrêtant de travailler, c’est le système entier qui est paralysé, voilà où réside notre pouvoir ! » Il souligne que la grève, autant pour le Front commun que pour la FIQ, est le moyen de pression qui permettra aux syndicats d’obtenir ce qu’ils veulent : « Toutes les méthodes douces de négociation ont déjà été testées. »
Pour ce qui est de la FAE, Le Délit a pu discuter avec quelques enseignant·e·s des cégeps Ahuntsic et Marie-Victorin. Ce qui ressort de ces conversations est la fatigue qui transcende le milieu de l’enseignement. Contrairement au Front commun et à la FIQ, la FAE a opté pour le déclenchement d’emblée d’une grève générale illimitée à compter du 23 novembre, sans passer par des journées de grève isolée préalablement. Comme l’a souligné Mélanie Hubert, présidente de la FAE, « le compte à rebours est commencé. Le message qu’on envoie ce soir à Sonia LeBel, à Bernard Drainville, à François Legault, c’est que les profs sont à bout de souffle. Personne ne fait la grève de gaieté de cœur ».
« Nous faisons la grève pour que nos patient·e·s puissent être soigné·e·s dans la dignité, et ce, dans tous nos établissements de santé, nos CHSLD, et partout dans le réseau »
Uni·e·s dans l’oppression
Dans les dernières années, le Québec a été victime d’un exode massif du public vers le privé, notamment dans le milieu de la santé, mais aussi dans plusieurs autres sphères d’activité. Pour citer Magali Picard, « les députés se sont votés une augmentation de 30%, le gouvernement offre 21% à la Sûreté du Québec : je me demande si c’est parce qu’on représente 78% de femmes que l’équité salariale traîne ». En effet, les milieux en grèves – la santé, l’éducation, le personnel de soutien, etc. – représentent des domaines largement dominés par les femmes, et il semble naturel de se demander si le gouvernement est conscient de la marginalisation économique qu’il continue d’imposer aux travailleuses qui font rouler ces secteurs.
« Ce qui fait la force de la classe ouvrière, c’est qu’elle est au cœur du fonctionnement de la société. En arrêtant de travailler, c’est le système entier qui est paralysé, voilà où réside notre pouvoir ! »
Sébastien Roy, infirmier clinicien syndiqué auprès de la FIQ
L’histoire du Front commun de 1972 et celle de cette année rappellent toutes les deux l’importance de la solidarité et de l’action collective dans la lutte pour de meilleures conditions de travail. L’héritage d’un syndicalisme québécois fort rappelle aux travailleur·euse·s du Québec que l’union fait la force. En espérant que cette année, l’union saura une fois de plus faire la différence dans le combat pour des conditions de travail plus justes et respectueuses.