Depuis la nuit du 11 au 12 janvier, les États-Unis et le Royaume-Uni ont frappé des positions stratégiques des rebelles Houthis au Yémen. Ces frappes militaires conjointes constituent une réponse (principalement occidentale) au gouvernement rebel Houthis, qui peu après les attaques du 7 octobre 2023 perpétrées par le Hamas, avait commencé à cibler les navires de commerce naviguant sur la mer Rouge, liés directement ou indirectement à Israël. Le but de ces attaques est de protester contre l’État d’Israël et les actions posées à l’égard de Gaza.
Ces interventions militaires s’inscrivent dans un climat géopolitique tendu au Moyen-Orient. Le Délit s’est entretenu avec Daniel Douek, professeur de sciences politiques à l’Université McGill.
Changer d’échelle : l’influence de l’Iran
Si l’entrevue avec le professeur Douek était initialement vouée à se focaliser sur les actions des Houthis en mer Rouge et la réponse récente des puissances occidentales, l’académicien nous a invité à prendre du recul sur la situation. Selon lui, on ne peut pas expliquer les actions récentes des Houthis en mer Rouge « sans les considérer comme un acteur mandataire travaillant pour l’Iran. Ils travaillent réellement pour le compte des objectifs stratégiques de l’Iran (tdlr) ». En effet, au cours des dernières décennies et en parallèle avec une série d’événements marquants au Moyen-Orient, notamment des guerres civiles ou conflits (par exemple, la guerre civile libanaise (1975–1990)), l’Iran a su projeter sa puissance et son influence sur une grande partie de la région au travers de proxies – des acteurs nationaux ou sub-nationaux faisant office de parties tierces intermédiaires qui permettent à une plus grande nation (en l’occurrence l’Iran), d’atteindre ses objectifs politiques ou militaires de manière indirecte. Le professeur Douek prend pour exemple le Hezbollah, que l’Iran a massivement soutenu (financièrement et politiquement) dans sa lutte contre l’État d’Israël. Il ajoute même que « les dirigeants du Hezbollah ont déclaré ouvertement par le passé, notamment lors de l’intervention du Hezbollah dans la guerre civile syrienne (…) qu’ils font ce que les Iraniens leur disent de faire ». Daniel Douek explique que c’est donc dans cette logique de subordination aux projets iraniens que les Houthis ont mené leurs opérations depuis décembre 2023, dans le but ultime d’accroître les pressions sur Israël et ses alliés.
Vers une hausse des tensions ?
Professeur Douek explique que les actions des Houthis en mer Rouge et la réponse de la part de certains acteurs occidentaux comme les États-Unis et le Royaume-Uni font partie des potentiels chemins pouvant créer une escalade amenant le conflit actuel entre Israël et le Hamas à une échelle régionale. Pour le professeur, une telle escalade pourrait émerger directement des tensions entre le Hezbollah et Israël : « Ils échangent déjà des tirs depuis le 8 octobre, ils sont en quelque sorte déjà engagés dans une mini- guerre. Si cela devait dégénérer en une guerre à plus grande échelle, l’Iran serait impliqué et il semblerait tout à fait plausible que les États-Unis interviennent eux aussi. Et qui sait quels autres acteurs pourraient être mobilisés, car l’Iran a des proxies dans toute la région. »
« Mais ce que nous voyons ici [les tensions entre les Houthis et les Occidentaux, ndlr] est une autre voie d’escalade qui n’implique pas directement Israël [même si les attaques Houthis sont indirectement liées à la guerre de Gaza, ndlr]. Les tensions en mer Rouge s’intensifient et nous ne savons pas où cela va nous mener. » Pour illustrer la potentielle escalade que pourrait engendrer les actions des rebelles Houthis, professeur Douek ajoute que : « Si l’on se rappelle la guerre israélo-arabe de juin 1967, ou même la guerre arabo-israélienne d’octobre 1956, dans chacun des cas, l’un des éléments déclencheurs de la guerre a été le blocage par l’Égypte du détroit de Tiran, et par conséquent, de la navigation commerciale israélienne. » Néanmoins, l’académicien précise que si la volonté de l’Iran était de déclencher une guerre par ses proxies, alors le pays l’aurait déjà fait par le biais du Hezbollah.
L’Iran au devant de la scène
En revanche, si l’Iran n’a pour le moment pas directement provoqué, ni contribué à un conflit ouvert, le pays s’est montré engagé sur le plan militaire depuis le début de la guerre de Gaza. Le pays a notamment accéléré le rythme de sa production d’uranium enrichi, laissant planer la possibilité de se doter d’armes nucléaires au cours des prochaines années. Le professeur Douek explique qu’une telle possibilité « rendrait évidemment la situation plus dangereuse. Cela dissuaderait probablement, dans une certaine mesure, les États-Unis ». Néan- moins, Douek explique qu’une telle dotation n’impliquerait pas de si grands changements quant à l’opposition iranienne à Israël. « Il y a là un paradoxe, car tout le message de la vision géostratégique iranienne consiste à libérer la Palestine et à ramener Jérusalem sous le contrôle des musulmans. […] Mais on ne peut pas libérer la Palestine si on lâche une bombe nucléaire sur n’importe quelle partie de ce territoire. Les radiations et les retombées empoisonneraient toute la terre et la rendraient pratiquement inhabitable. »
Cette semaine, l’Iran a su montrer ses capacités militaires à plusieurs reprises. Le pays a mené des frappes en Syrie sur des cibles de l’État islamique, en Irak sur des infrastructures du Mossad (le service de renseignement israélien), et a échangé plusieurs frappes aériennes avec le Pakistan, son voisin. Professeur Douek explique qu’en réalisant ces frappes de longues portées, l’Iran a souhaité se rassurer, et réaffirmer sa posture et sa puissance après l’attentat meurtrier de l’État islamique à Kerman, qui a tué plus de 84 personnes lors de la commémoration du général Qassem Soleimani, le 3 janvier dernier. « L’Iran ne s’attendait pas à cela et je pense qu’ils [les dirigeants iraniens, ndlr] essayent de démontrer à leur propre population, à leurs alliés et à la région que l’Iran reste une grande puissance. »
Conséquences actuelles et perspectives d’avenir
Les actions des rebelles Houthis en mer Rouge ont eu un impact important sur le trafic maritime mondial. Les géants du transport maritime comme MAERSK ou CMA-CGM ont redirigé leurs navires pendant plusieurs jours. De telles mesures rallongent les trajets, et pourraient éventuellement impacter les prix et les approvisionnements des marchés mondiaux. Si les actions houthies sur le trafic maritime mondial n’ont pour le moment pas eu d’effets importants sur les marchés, plusieurs puissances occidentales et régionales se sont unies pour assurer la libre circulation des navires de transport commercial dans la région. Bien que les puissances occidentales soient historiquement présentes dans la région pour assurer leurs intérêts, cette présence s’est accrue depuis le début des tensions. Le 18 décembre, les États-Unis ont annoncé la constitution de l’opération Gardien de la prospérité, formée par une coalition multinationale regroupant dix pays, pour la majeure partie occidentaux.
La constitution de cette coalition n’a néanmoins pas fait l’unanimité. Plusieurs puissances européennes ont refusé d’en faire partie, comme l’Italie, la France ou l’Espagne. Le professeur explique : « Je pense que certains pays craignent une réaction intérieure. Dans de nombreux pays occidentaux aujourd’hui, le sentiment prédominant dans une grande partie des populations est de ne pas participer, encore une fois, à une guerre au Moyen-Orient, et encore moins à une guerre d’une manière qui pourrait être interprétée comme un soutien à Israël. (…) Je pense qu’il y a aussi ce désir pour les puissances comme la France en particulier de ne pas se joindre à une opération militaire menée par les États-Unis, un peu comme une question de fierté nationale : “Nous ne nous contentons pas de faire ce que les Américains nous disent de faire”.»