L’expérience académique pour les étudiant·e·s noir·e·s de McGill s’avère être sensiblement différente de celle du reste des élèves. Pour en apprendre plus sur le bien-être de la communauté noire au sein de l’environnement étudiant mcgillois, Le Délit s’est entretenu avec Reggie, Kendra-Ann et Sophie, qui étudient respectivement en science politique, développement international et Med‑P (année préparatoire pour le programme de médecine). Le Délit a aussi eu la chance de discuter avec deux professeurs noirs au sein de l’Université : Khaled Medani, professeur en science politique, et N. Keita Christophe, professeur au sein du département de psychologie. Les prochaines sections ont pour objectif d’offrir un portrait général des expériences vécues par les étudiant·e·s et professeur·e·s noir·e·s à McGill, en identifiant les défis récurrents auxquels ceux·celles-ci ont pu faire face dans le milieu académique.
« En tant qu’élève, il faut vraiment que tu recherches les professeurs noirs, que tu essaies de les trouver. C’est ce que j’ai fait. Je n’ai pas eu de professeur noir dans mes cours. Pour les rencontrer, il faut aller à des événements »
Kendra-Ann, étudiante en développement international
Ressentis sur la sous-représentation
Malgré leurs différents programmes, les trois étudiantes se sont toutes accordées sur la sous-représentation évidente, ou du moins le sentiment de sous-représentation dans leurs classes et sur le campus en général. Reggie explique avoir l’impression « qu’en science politique il n’y a pas beaucoup de personnes noires dans les cours. La majorité des gens sont blancs ». De son côté, Kendra-Ann raconte son ressenti durant ses premières semaines à McGill : « Je ne rencontrais pas beaucoup de personnes noires, j’en trouvais peu dans mes cours. J’ai pris un cours de macroéconomie, et je dirais qu’on était environ cinq élèves noirs dans le cours, alors qu’il comptait plus d’une centaine d’étudiants au total. Je pense que la sous-représentation est claire. J’ai l’impression que spécifiquement, il n’y a pas assez d’hommes noirs. Je vois pas mal de femmes noires, mais pas assez d’hommes noirs, je ne sais pas pourquoi c’est le cas. » Dans son programme Med‑P, une classe préparatoire destinée à intégrer les prestigieux programmes de médecine de McGill, Sophie complète le tableau : « J’ai ressenti une certaine isolation parce qu’on n’est vraiment pas beaucoup de personnes noires comparé au reste de la classe. On est peut-être quatre ou cinq sur une centaine d’étudiants. De ce côté-là, j’ai quand même eu un choc. Par exemple, on avait eu notre journée d’orientation en août avant de commencer l’école. On était assis dans la salle, j’ai vu qu’on était très peu, et j’ai eu un peu peur parce que je me suis dit : « quand je vais étudier à McGill, ça sera comment ? »
Cependant, Sophie a confié avoir constaté un certain progrès dans la représentation des Noir·e·s dans son programme, notamment grâce à une initiative de l’administration : « Ça s’est amélioré au fil des années parce qu’ils ont mis en place le Black Candidate Pathway. Les étudiant·e·s noir·e·s peuvent passer par ce processus qui facilite leur entrée. Ça encourage beaucoup les élèves noirs à appliquer dans ce programme-là. De ce qu’on m’a dit les autres années, il y avait beaucoup moins d’étudiant·e·s noir·e·s que maintenant. » Cependant, les initiatives de ce genre restent limitées, notamment selon le domaine d’étude. Le Black Student Pathway reste limité à la faculté de médecine, et sur le site on comprend rapidement que le processus vise directement à pallier les différences au niveau du nombre de personnes provenant de populations sous-représentées strictement en médecine.
Pour ce qui est des professeur·e·s interrogé·e·s, il semblerait que ceux·celles-ci perçoivent la communauté étudiante d’un œil différent que les étudiantes rencontrées. Le professeur N. Keita Christophe nous confie : « Je constate facilement en me promenant sur le campus et dans mes cours que McGill a un corps étudiant très diversifié. (tdlr) » Professeur Medani renchérit : « Je pense que la plupart reconnaîtraient fièrement que le corps étudiant de McGill est diversifié, et, qui plus est, que c’est l’un des aspects les plus admirables de la communauté du campus. » Cette discordance entre la perception des étudiant·e·s et des professeur·e·s de McGill peut être due aux différents domaines d’études, certains étant beaucoup plus diversifiés que d’autres, ou encore à une compréhension différente de ce qu’est la diversité : du côté des étudiant·e·s, l’enjeu est de trouver des personnes qui leur ressemblent en classe, alors que du côté des professeur·e·s, c’est de voir une salle de classe marquée par sa diversité. On peut notamment se référer à la faculté de droit de McGill, qui a une politique claire recommandant l’auto-identification des membres de la communauté noire lors du processus d’admission. Malgré sa reconnaissance de la diversité du corps estudiantin, le professeur N. Keita Christophe conclut en disant : « Il y a encore tellement plus à faire dans ce domaine. » Ainsi, bien que les professeur·e·s notent une certaine diversité culturelle sur le campus mcgillois, il reste encore du travail à faire du côté de l’administration pour véritablement permettre aux personnes noires de se sentir incluses.
« Le niveau actuel de représentation des personnes noires au sein du corps professoral mcgillois est encore relativement bas, mais il s’est certainement amélioré grâce à l’initiative Anti-Black Racism (ABR) de McGill »
Khaled Medani, professeur en science politique et études islamiques
Le professeur N. Keita Christophe a également soulevé sa préoccupation quant au projet d’augmentation des frais de scolarité pour les étudiant·e·s internationaux·ales, qui a le potentiel de limiter directement l’accès à l’éducation supérieure pour les personnes noires. Il affirme que ce projet met en danger l’inclusion des personnes noires à McGill : « Le gouvernment du Québec prévoit d’offrir des frais de scolarité provinciaux aux étudiants francophones venant exclusivement de la France, de la Belgique et de la Suisse, alors que ces tarifs réduits ne sont pas disponibles pour les étudiants provenant d’autres pays francophones. Je suis certain que ce n’est en rien une coïncidence : tous ces pays francophones dont les ressortissants n’ont pas accès à ces tarifs réduits sont majoritairement non blancs. Le français est la seule langue officielle dans 10 pays en Afrique, il est parmi les langues officielles dans de nombreux autres pays et est encore couramment utilisé dans les anciennes colonies françaises telles que le Maroc, la Tunisie et l’Algérie. Il est à noter qu’il y a une population haïtienne particulièrement importante à Montréal, ce qui peut rendre McGill attrayante pour les personnes en provenance d’Haïti (un autre pays francophone à majorité noire), mais cette réduction de frais ne s’appliquerait pas non plus à eux. Cela constitue une preuve flagrante de majoritairement non blancs. À mon avis, McGill, en tant qu’institution d’enseignement supérieur, a la responsabilité de dénoncer cela et de veiller à pallier à cette décision. »
Représentation au sein du corps professoral
Les ressentis sur la sous-représentation des professeur·e·s noir·e·s semblent similaires, voire même plus inquiétants. Quand on lui demande si elle estime qu’il faudrait avoir plus de professeur·e·s noir·e·s à McGill, Kendra-Ann raconte : « En tant qu’élève, il faut vraiment que tu recherches les professeurs noirs, que tu essaies de les trouver. C’est ce que j’ai fait. Je n’ai pas eu de professeur noir dans mes cours. Pour les rencontrer, il faut aller à des événements, notamment ceux de Black Student Network (BSN). Sinon c’est très compliqué. Dans les cours obligatoires que je dois prendre, la plupart du temps, il n’y a pas de personnes de couleur, mais bien souvent des hommes blancs. » Sophie et Reggie confient avoir des impressions similaires.
Les professeur·e·s avec lesquels Le Délit s’est entretenu partagent aussi l’avis qu’il existe une disparité au niveau de l’embauche chez les professeur·e·s embauché·e·s par McGill. Professeur Medani relève que « Le niveau actuel de représentation des personnes noires au sein du corps professoral mcgillois est encore relativement bas, mais il s’est certainement amélioré grâce à l’initiative Anti-Black Racism (ABR) de McGill. Le fait que McGill ait mis en place ce projet suggère qu’il y a une reconnaissance étendue que l’Université doit encore atteindre des objectifs plus élevés en termes de recrutement et de rétention des membres du corps professoral noir ». L’initiative ABR est un programme valant 15 millions de dollars, qui s’étend de 2020 à 2025, qui cherche à s’attaquer à différentes préoccupations de la communauté noire de McGill, notamment de promouvoir le recrutement, la représentation, la rétention, le bien-être et le succès des employé·e·s noir·e·s à McGill. L’initiative a également pour but d’améliorer l’expérience étudiante pour les étudiant·e·s noir·e·s à McGill, de s’engager à examiner les liens institutionnels entre l’Université et la traite transatlantique des esclaves, de mettre en lumière les contributions de la communauté noire à McGill à travers son histoire, ainsi que d’établir des liens avec les communautés locales afin de mieux représenter la diversité montréalaise sur le campus, tout en créant un campus plus accueillant pour la communauté noire. Les entrevues menées par Le Délit ont permis de relever l’importance d’avoir un corps professoral plus inclusif, notamment en encourageant l’embauche de professeur·e·s noir·e·s. Selon professeur Medani, « c’est la diversité au sein du corps étudiant qui rend nécessaire le recrutement de davantage de professeurs noirs dans le cadre des politiques de diversification et d’inclusion. De nombreuses études ont montré un écart important entre la diversité du corps étudiant et celle du corps professoral au sein de multiples établissements d’enseignement en Amérique du Nord. C’est cet écart qui doit être comblé, non seulement pour des raisons de collégialité et de représentation, mais aussi parce que réduire cet écart engendre des avantages académiques, intellectuels et pédagogiques concrets pour tous les membres de la communauté universitaire ». Il ajoute que « l’environnement académique bénéficie de la diversification du corps professoral en termes de production de connaissances, de diversité pédagogique, d’élargissement du contenu du programme, et contribue à moderniser l’institution en harmonie avec un corps étudiant de plus en plus diversifié ». Le professeur N. Keita Christophe confie : « Du côté des étudiants, je pense qu’un énorme manque de professeurs noirs signifie implicitement aux étudiants noirs que les personnes qui leur ressemblent et viennent des mêmes endroits qu’eux ne sont pas les bienvenues dans les espaces académiques. »
Sentiment d’isolation et difficulté d’intégration
Cette impression de sous-re-présentation a un impact déterminant sur l’intégration des élèves noirs dans la communauté mcgilloise, et crée un sentiment d’isolation. Reggie, étudiante de première année, raconte : « C’est mon deuxième semestre, personne n’est venu me parler dans mes classes. J’ai moi-même seulement interagi avec d’autres étudiants noirs. Eux-mêmes m’ont dit la même chose. Ils m’ont expliqué que parfois, ils pouvaient se sentir inconfortables, que les gens vont rarement faire le premier pas pour devenir amis. Au final, ils sont souvent dans un coin en classe, écoutent leur cours et rentrent chez eux. Ce n’est pas vraiment le type de vie sociale auquel tu t’attends avoir à l’université. » Cette difficulté d’intégration semble toucher particulièrement les étudiant·e·s noir·e·s à McGill, et il peut en découler un véritable mal-être pendant les cours et sur le campus en général. Reggie continue : « Il y a une sorte de malaise dans ce que les gens attendent de toi. J’ai beaucoup de cours qui parlent de l’esclavage ou de la colonisation en Afrique. Plusieurs fois, les professeurs, quand ils en parlent ou posent des questions qui abordent ce sujet, ils vont te regarder toi, ou ils vont pointer vers toi pour répondre à la question. C’est comme si c’est toi qui devenait le professeur, celui qui doit éduquer la classe au complet sur le sujet, juste parce que ça parle de quelque chose qui entoure la communauté noire. Ils veulent que tu deviennes la personne qui va éduquer les gens, mais en réalité, tu n’as pas envie de faire ça. »
Par ailleurs, cette difficulté d’intégration semble impacter plus profondément les étudiant·e·s noir·e·s internationaux·ales. Interrogée sur les besoins des étudiant·e·s noir·e·s internationaux·ales en matière de santé mentale, Reggie exprime ses inquiétudes : « Je pense que c’est très important [la santé mentale, ndlr] surtout pour les élèves qui ne viennent pas d’ici. Personnellement, j’avais des amis noirs au cégep, puis au secondaire aussi. J’avais déjà cette communauté ou cet entourage, mais les étudiants qui viennent d’autres pays ou qui viennent d’autres provinces canadiennes, eux, ils n’ont souvent pas cette chance. Il y a alors un risque de dépression, ou un sentiment d’isolement. Ça serait bien d’avoir quelqu’un qui peut aider pour ça. »
McGill : une image à retravailler
Les étudiantes avec les quelles Le Délit a pu discuter se sont entendues sur la question de l’image particulière projetée par McGill. « Quand je suis arrivée ici, je me suis dit que je ne trouverais personne comme moi, que ça serait difficile de m’intégrer. Concordia et l’Université de Montréal, par exemple, sont connues pour avoir une assez grande communauté noire, et aussi africaine. Il y a beaucoup de choses qui se rattachent à l’image élitiste de McGill. Avant même de regarder les exigences de l’Université, les gens se disent que McGill c’est prestigieux et qu’ils ne pourront jamais y rentrer. C’est très décourageant, alors que c’est souvent très probable qu’ils soient acceptés », confie Sophie. De son côté, Reggie identifie ce point comme un problème majeur à régler pour McGill : « Je pense que McGill doit changer un peu son image pour avoir l’air plus attrayant pour la communauté noire. Je pense que d’autres universités comme Concordia n’ont pas ce genre de problèmes. Le prestige, c’est bien, mais il faut quand même aussi avoir l’air ouvert et accueillant pour toutes les communautés. Moi, j’ai été motivée à postuler parce que des étudiants noirs de McGill sont venus visiter mon cégep, et nous ont parlé de la sous-représentation noire à l’université. Alors, ça m’a motivée. S’ils continuent à faire ça, ça pourrait encourager d’autres étudiants également. »
« Je pense que McGill doit changer un peu son image pour avoir l’air plus attrayant pour la communauté noire. Je pense que d’autres universités comme Concordia n’ont pas ce genre de problèmes. Le prestige, c’est bien, mais il faut quand même aussi avoir l’air ouvert et accueillant pour toutes les communautés »
Reggie, étudiante en science politique
Le vécu des étudiant·e·s noir·e·s à McGill est marqué d’une sous-représentation sur le campus, suscitant des sentiments d’isolement et des défis d’intégration. Les étudiant·e·s comme les professeur·e·s soulignent un besoin clair pour une plus grande inclusion des personne·e·s noir·e·s parmi le corps professoral, affirmant que des mesures favorisant l’embauche et la rétention de professeur·e·s noir·e·s pourraient jouer un rôle considérable dans la création d’un espace plus accueillant et inclusif à McGill. En outre, le professeur N. Keita Christophe a noté sa préoccupation quant au manque de données sur la situation de la communauté noire à McGill : « L’une des plus grandes lacunes au niveau universitaire, qui, selon moi, perpétue les disparités existantes, est l’absence de collecte (ou du moins de publication) de données démographiques sur la race des étudiants. Je ne suis pas sûr s’il s’agit d’une politique de McGill, du Québec ou du Canada, mais de ce que je comprends, l’université n’est soit pas disposée à collecter, soit pas disposée à publier des données sur l’origine ethnique-raciale des étudiants. Des données sur la nationalité existent, mais bien sûr, la nationalité n’est pas synonyme d’origine raciale. » Nous aimerions faire écho à cette inquiétude, et souligner l’importance de mettre en avant ces chiffres, qui permettraient sans doute d’avoir une meilleure idée quant à la situation à McGill, mais surtout, quant aux défis qu’elle se doit de relever.