Le 3 février dernier, Macky Sall, président du Sénégal depuis 2012, a annoncé que les élections présidentielles prévues pour le 25 février seraient repoussées, citant des désaccords entre l’Assemblée nationale et la Cour constitutionnelle autour de la liste finale des candidats présidentiels. Cette annonce a provoqué des manifestations violentes à travers le pays. Entretemps, le président Sall a confirmé que les élections se tiendraient finalement le 15 décembre 2024, plus de 10 mois après la date initialement prévue.
Le Sénégal obtient son indépendance en 1960, et gagne rapidement la réputation de démocratie stable au sein de la région. En effet, le pays ouest-africain tient des élections démocratiques de manière régulière depuis 1963, et est un des seuls pays de la région à ne pas avoir subi de coup d’État. L’annonce du président Sall a donc provoqué une onde de choc, et a remis en question la stabilité démocratique du Sénégal.
Le Délit s’est entretenu avec Khalid Mustafa Medani, professeur associé à McGill dans les départements de Science Politique et d’Études Islamiques pour contextualiser ce développement politique.
Le Sénégal : pays modelé par la tradition démocratique
Selon le professeur Medani, l’avenir de la démocratie sénégalaise dépend grandement de sa trajectoire politique depuis son indépendance. « Contrairement à d’autres pays avoisinants comme le Mali ou la Côte d’Ivoire qui ont récemment subi des coups d’État, le Sénégal est un pays qui n’en a jamais vécu (tdlr)», explique-t-il. Le Sénégal n’a jamais reporté d’élection depuis son indépendance en 1960, et bénéficie d’un système politique robuste et d’une constitution légitime. De plus, « la société civile est beaucoup plus puissante au Sénégal qu’elle ne l’est ailleurs dans la région, et les chefs d’opposition jouent le jeu [de la démocratie, ndlr] ».
« La nature de la culture politique au Sénégal, la société civile qui manifeste, vient équilibrer l’élite politique dont Sall fait partie »
Khalid Medani
« Il y a de fortes suspicions que ces événements marquent le début d’un coup constitutionnel, mais nous devons faire attention », explique le professeur Medani. Le Sénégal a une démocratie forte, et il n’est pas clair que les actions de Macky Sall sont anticonstitutionnelles. C’est en effet dans la nuit du 5 février que le projet de report du scrutin présidentiel est approuvé à l’Assemblée nationale quasi unanimement, avec 105 voix pour et une voix contre, par une législature où le parti du Président est majoritaire. Le professeur conclut donc qu’il ne faut pas « présomptivement arriver à la conclusion que la démocratie sénégalaise prend fin et qu’il y aura un coup militaire ».
Une crise constitutionnelle, pas plus
« On ne peut qu’émettre des hypothèses, nous ne connaissons pas le raisonnement derrière la décision de Macky Sall. Cependant, quand un chef d’État reporte des élections comme Sall l’a fait, c’est qu’il est inquiet du futur de son parti politique. » Le président sénégalais ne peut pas légalement se présenter pour un troisième mandat. « Cependant, affirme Medani, Sall peut limiter la liste de candidats présidentiels afin d’exclure les opposants qui présentent une réelle compétition pour son parti. »
Dans ce cas-ci, c’est Karim Wade et Ousmane Sonko qui sont les principaux candidats d’opposition en compétition avec le parti de Sall, l’Alliance pour la république. Ce sont aussi deux des membres de l’opposition qui ont été exclus de la liste de candidats présidentiels par le Conseil constitutionnel Sénégalais, et récemment purgés de peines de prison. « Ceci est cohérent avec la politique de Sall, explique le professeur Medani, il essaye de limiter toute opposition même si lui-même ne se présente pas. »
Il n’est pas inimaginable qu’il aille à l’encontre de la constitution et qu’il se présente pour un troisième mandat. Sall a affirmé en juillet 2023 qu’il ne se représenterait pas aux élections présidentielles de 2024. Néanmoins, la population sénégalaise et plusieurs opposants politiques considèrent que ce report soudain remet cette décision en cause, et que les récents événements constituent un risque de coup constitutionnel.
Le professeur Medani affirme que, ce que l’on observe est bel et bien une crise constitutionnelle, mais pas un coup d’État. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. El Malick Ndiaye, ancien porte-parole du parti de Ousmane Sonko a fait part de son inquiétude le 3 février, en affirmant que « ce n’est pas un report, mais une annulation de l’élection tout simplement ». Medani confirme qu’il est normal et important de manifester durant ce type de crise politique : « Plusieurs sénégalais, surtout les jeunes, sont inquiets à la perspective que le président essaye de se présenter pour un troisième mandat. »
Une région en déclin démocratique
Action qualifiée par certains de coup d’État constitutionnel, le « syndrome du troisième mandat » consiste entre autres en la modification des clauses de la constitution ayant trait aux mandats présidentiels, permettant ainsi d’invoquer une nouvelle constitution pour remettre le compteur des mandats à zéro. Cette stratégie a été utilisée dans d’autres pays, notamment par Alpha Condé, président de la Guinée en 2020, et subséquemment par plusieurs autres pays incluant le Mali et le Burkina Faso. Une telle action a déjà été redoutée au Sénégal en 2016, alors que Macky Sall, au milieu de son premier mandat présidentiel, a réussi à réduire la longueur des termes présidentiels de sept à cinq ans. Bien qu’il ait diminué la longueur potentielle de sa présidence, cette décision semblait être un stratagème de sa part. En effectuant des modifications à la constitution, un échappatoire constitutionnel lui permettait donc potentiellement de se présenter pour un troisième mandat.
Le professeur Medani confirme qu’il est probable que Sall tentait de changer la constitution en 2016, afin de se présenter pour un troisième mandat. « Son intention initiale était de s’attribuer un troisième mandat, mais il a fait face à énormément d’opposition domestique et internationale sur le coup. Quand son plan n’a pas marché, il s’est dit qu’il pouvait garder un certain pouvoir politique du moment que son parti restait puissant. »
Selon Medani, c’est justement à cause de ses robustes traditions démocratiques que le Sénégal ne peut être comparé à la tendance actuelle au troisième mandat dans le reste de la région. Il poursuit : « C’est une crise, mais on ne peut pas comparer ce qui se passe au Sénégal avec ce qui se passe dans le reste de la région : les traditions démocratiques sénégalaises sont à considérer ».
« Si on ne voit que des discours annonçant la tombée de la démocratie au Sénégal, la politique formulée le reflétera »
Khalid Medani
Une opposition domestique
« On peut observer une continuité entre les changements constitutionnels en 2016, et le report des élections en 2024 », explique Medani. Il existe, cependant un important obstacle à toute manœuvre anti-démocratique : la société civile. « Les manifestations qu’on voit actuellement sont majoritairement composées de jeunes, qui ont vu dans leur vie et sous le mandat de Sall la séparation entre le pouvoir présidence de Macky Sall. Ils ont raison de manifester. » La puissance de la société civile, soutenue par une tradition démocratique, a notamment été évidente lorsque Ousmane Sonko l’a mobilisée en 2021 dans une « caravane de la liberté », pour protester un procès de viol dit monté par le président Sall pour le disqualifier des prochaines élections.
Le professeur Medani poursuit : « Je pense que c’est justement grâce à une opposition comme celle qu’ils présentent que la démocratie Sénégalaise ne sera pas mise à terme. La nature de la culture politique au Sénégal, la société civile qui manifeste, vient équilibrer l’élite politique dont Sall fait partie ». De plus, l’opposition est double. « La société civile s’oppose au report des élections, mais l’élite politique aussi. Macky Sall n’a pas encore réussi à la coopter ». En effet, plusieurs figures d’opposition ont ouvertement rejeté le report des élections, et certaines entreprennent même leurs campagnes électorales comme prévu.
En revanche, Sall essaye activement d’éliminer cette opposition depuis le début de sa présidence. Depuis 2012, 42 membres du parti opposant de Karim Wade ont été emprisonnés par le président. Cette tactique politique a d’autant plus été soulignée par la population sénégalaise lors de l’emprisonnement d’Ousmane Sonko, figure principale de l’opposition en 2023. Malgré ces arrestations et l’écartement des principaux opposants, Medani maintient qu’il existe encore une opposition politique robuste, active, et connectée aux intérêts des manifestants.
En plus de la société civile, Medani prédit que les acteurs religieux auront un rôle important à jouer dans la crise. « L’Islam et les chefs religieux Sufis supportent la démocratie au Sénégal. Ils jouent un rôle de médiation entre la société civile et l’élite politique », et sont nécessaires pour assurer la prospérité de la démocratie sénégalaise. Il est probable que les chefs religieux du pays interviendront dans la crise, comme ils l’ont fait auparavant : pendant les manifestations de 2021 et 2023, c’est les Frères Mourides, ordre religieux puissant au Sénégal qui ont fait appel au calme, en demandant notamment à Sonko de mettre fin à sa grève de la faim, afin d’apaiser les manifestants.
« C’est une crise, mais on ne peut pas comparer ce qui se passe au Sénégal avec ce qui se passe dans le reste de la région : les traditions démocratiques sénégalaises sont à considérer »
Khalid Medani
Et la communauté internationale ?
La réponse de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) à la crise reste conservatrice, demandant au Président Sall de restaurer au plus vite les élections. Précédemment, la Cédéao a joué un rôle punitif face aux infractions à la démocratie, par exemple, en imposant des restrictions économiques au Mali et au Burkina Faso après leurs coups d’État. « Dans le cas du Sénégal, cette approche n’est ni nécessaire, ni avantageuse, affirme Medani. La Cédéao peut jouer le médiateur, et retirer son chapeau militaire ». Une intervention diplomatique par l’organisation est donc importante. « Une crise constitutionnelle comme celle qu’on observe au Sénégal ne peut qu’être réglée au travers d’avenues légales et constitutionnelles », explique le professeur Medani. Il note toutefois qu’une intervention diplomatique de pays comme la France ou les États-Unis serait contre-productive. Malgré l’influence de la communauté internationale, « les pressions les plus efficaces, toutefois, restent domestiques », conclut-il.
Un autre enjeu empêche la résolution constitutionnelle de cette crise. « Plusieurs médias journalistiques prédisent déjà la fin de la démocratie au Sénégal », note le Professeur. Ceci influence grandement les décisions politiques prises, il est donc important de rationaliser le report des élections. « Si on ne voit que des discours annonçant la tombée de la démocratie au Sénégal, la politique formulée reflétera ceci, et les interventions seront différentes de nature : elles supporteront la société civile et la médiation par les autorités religieuses. »