Paru le 20 septembre 2023 dernier aux éditions Héliotrope, le dernier roman de l’autrice québécoise Martine Delvaux, Ça aurait pu être être un film, plonge le lecteur dans l’enquête passionnée du triangle amoureux formé par les deux artistes Joan Mitchell, figure du mouvement expressionniste américain et Jean Paul Riopelle, peintre canadien vedette, avec la jeune américaine Hollis Jeffcoat. Habituellement, dans les documentaires sur le couple que forment Joan et Jean Paul, Hollis est à peine mentionnée. Les seules traces de son existence sont une note de bas de page dans une biographie de Jean Paul, et une phrase de Joan lancée lors d’une entrevue, « Jean Paul est parti avec la dogsitter [Hollis, ndlr] ». Pourtant, lorsque Martine Delvaux se voit proposer un scénario sur le couple d’artistes, c’est le personnage d’Hollis qui obsèdera l’autrice et qu’elle placera au centre de son roman.
« Beaucoup étaient célèbres mais on ne parle pas des seconds »
L’enquête commence par l’arrivée de Hollis Jeffcoat dans le Paris des années 70 en tant qu’administratrice de la New York Studio School, et sa rencontre avec le couple Joan et Jean Paul. Hébergée dans la Tour, la propriété de Joan, à partir de l’été 76 en échange de la garde de ses chiens, Hollis peint avec elle jusqu’au petit matin. Jumelles, mère-fille, amantes, leur relation s’affranchit de toute étiquette. Comme autant d’ébauches d’un même tableau, Martine Delvaux réécrit plusieurs fois au fil des pages une même histoire qui tiendrait dans un paragraphe : la rencontre de Hollis et Joan, leur amitié, l’arrivée de Jean Paul, et son départ avec la dogsitter. Autant de regards étrangers sur une relation dont l’autrice cherche à percer les mystères à travers l’exploration des archives, les plongées dans les œuvres des trois artistes, et les rencontres avec leurs proches. Martine Delvaux s’immisce dans leur vie, jusqu’à en faire partie.
« C’est finalement cette lutte pour la postérité d’Hollis qui forme le corps du roman, ce lien post-mortem entre l’autrice et son personnage, qu’elle appelle sa jumelle »
Ce roman est un questionnement permanent. Pourquoi pas elle ? Pourquoi pas Hollis ? Pourquoi l’avoir condamnée à l’oubli ? Figée pour la postérité dans le rôle de l’étudiante séductrice qui part avec le compagnon de celle qui l’a accueillie, Hollis aurait pu jouir du même succès que Jean Paul et Joan. Hollis est une artiste, dont le talent a été immédiatement reconnu par Joan et Jean Paul, qui sollicitent tous deux son avis sur leurs peintures. Pourquoi alors a‑t-elle été cantonnée à cette note de bas de page, elle qui a occupé une place si importante dans l’œuvre des deux ? Muse, amie ou amante, la femme est systématiquement mise au second plan de l’oeuvre, rapportée à une figure masculine dont elle ne peut se détacher. Comme Martha Gellhorn et Hemingway, Hollis n’existe que dans le sillage de Jean Paul. Véritable anthologie féministe de l’art, le roman de Martine Delveaux met l’histoire d’Hollis en perspective avec d’autres similaires, d’artistes et de leurs muses, elles-mêmes créatrices, et pourtant reléguées au second plan.
Le récit est décousu, organisé comme le carnet de notes de l’autrice, sautant d’une période, d’un personnage à un autre au gré des comptes rendus de ses entrevues et de ses recherches, agrémenté de ses commentaires, de digressions féministes sur la peinture ou le cinéma. Comme un passant observant un peintre à l’œuvre, le lecteur suit deux trames : l’ébauche de la vie de Hollis et du couple Jean Paul et Joan ; et le cheminement de l’autrice, son travail, ses passions et ses doutes. Perdu dans les détails décousus et les digressions, le lecteur voit apparaître une vie complexe et libre, et découvre une personne centrale aux deux artistes, mais ignorée du grand public. Ce roman raconte aussi le combat de l’autrice, luttant contre le magnétisme de Jean Paul et Joan pour écrire l’histoire de Hollis, le récit que personne n’a écrit. Face à la myopie de l’histoire officielle, qui, pour un nom sauvé de l’oubli en condamne tant d’autres, Martine Delvaux replace Hollis au centre du triangle amoureux, et place les deux artistes dans son orbite. C’est finalement cette lutte pour la postérité d’Hollis qui forme le corps du roman, ce lien post-mortem entre l’autrice et son personnage, qu’elle appelle sa jumelle. C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué, Martine Delvaux s’emparant du sujet un mois après la mort d’Hollis Jeffcoat. Ça aurait pu être un film…