Cinq heure du matin. La montagne commence à s’embraser et des bruits résonnent dans le refuge. L’ascension se prépare. Les sacs sont soigneusement pliés et les corps encore fourbus de la veille peinent à effectuer les étirements matinaux. Le matériel maintes fois vérifié subit une ultime inspection : crampons, piolets, lunettes de glacier, couverture de survie, chaque oubli pouvant mettre en péril le randonneur et son groupe. À travers la petite fenêtre du dortoir, une bande de lumière se déploie derrière la montagne.
Silencieux, cheveux ébouriffés et lunettes sur la tête, les premiers prêts font leur apparition dans le réfectoire. Pendant le petit-déjeuner, pas un mot n’est échangé. Tous les regards sont dirigés vers l’immense fenêtre centrale, à travers laquelle le sommet tant craint mais tant désiré se dessine. À mesure que le soleil se lève, le flanc est de la montagne s’illumine, et le pic se teinte de rose. Le glacier reflète alors les premiers rayons du soleil et brille de mille feux. Surplombant la vallée toujours baignée dans l’obscurité, la montagne rayonne comme un phare. Patiemment, les marcheurs se redessinent le chemin dans leurs pensées tout en sirotant leur café. Certains se lèvent même pour inspecter la carte du massif affichée au fond de la salle, mais ceux-là sont rares. Peu échappent au pouvoir d’attraction ressenti à la vue de la montagne. Pour l’avoir étudiée, tous connaissent la voie : aujourd’hui la longue marche d’approche et le bivouac au pied de la montagne, demain l’escalade de l’arête sud- ouest, le sommet, puis la descente dans le glacier et la marche du retour vers la vallée. Deux journées d’efforts, coupées du monde. Deux journées simples, avec une seule idée en tête : le sommet. En dehors de ça, plus rien. La vie semble s’arrêter une fois la porte du refuge franchie. Il faut marcher, courir, grimper. L’esprit se concentre sur chaque pas, sur chaque inspiration. Le reste n’existe plus. Seule préoccupation, comme une véritable obsession, la masse écrasante et immortelle qui se dresse devant le randonneur.
Dans nos villes, peu de choses subsistent de la nature. Nos sociétés combattent inlassablement l’effort et la souffrance et détestent l’imprévu. Fini la nuit, le froid et la faim. Sous la lumière des lampadaires, dans des salles climatisées ou chauffées, la nature a disparu, le danger aussi. C’est tout ce que le randonneur recherche au contact de la montagne. Il épouse l’effort comme une rédemption, aime la faim, le froid et la pluie, comme autant d’épreuves qui le rapprochent de cette masse rocheuse qui l’ensorcelle et lui octroie le droit de gravir le sommet. Passé la porte du refuge, après le premier virage du chemin, le randonneur quitte la civilisation à la recherche de l’imprévu. La montagne a des odeurs, des bruits, elle vit et le randonneur vit avec elle. Couché à 21h avec les étoiles et levé à 7h avec le soleil, il renoue avec le cycle naturel, avec lui-même.
Face à l’effort et au danger, il est seul. Sur la paroi, seul un nœud sur son baudrier et un piton dans la roche le rattache à la vie. Dans son ascension, chaque geste compte, chaque erreur aussi. Seules sa propre dextérité et une force mystérieuse le séparent du vide. Alors qu’il s’approche du sommet de l’arête, une roche dégringole et le frôle. L’incident lui rappelle son impuissance et pourtant il n’a pas peur, il faut avancer vers le sommet, toujours plus haut. Son ascension est comme un condensé de sa vie, il se bat contre quelque chose d’imprévisible, de plus fort. Il se dépasse pour voir au-delà, pour pénétrer au plus profond de lui-même, pour atteindre le sommet.