Vous etes vous déjà questionné sur le sens de vos actions ? En tant qu’étudiants, on a souvent le nez dans les livres, parce qu’on se dit toujours dit qu’il fallait « travailler dur pour pouvoir choisir ce qu’on fera plus tard », comme si travailler dur et « réussir » était une promesse de l’accomplissement de nos désirs, et donc, d’accès au bonheur. Mais s’est-on déjà réellement posé la question quant à la raison pour laquelle on s’obstine à vouloir toujours « réussir » ? Dans son livre Rendre le monde indisponible, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa s’intéresse à cette idée selon laquelle la réussite et le progrès sont la source du bonheur. Voici quelques applications de sa pensée, à notre société, et à notre quotidien d’étudiant.
La modernité tardive [le monde contemporain, ndlr] a fait de cette logique productiviste son mantra. Elle est aujourd’hui ancrée à peu près partout, et conditionne nos actions et nos modes de pensée. En tant qu’étudiants, nous n’y échappons pas, et nous subissons de plein fouet ce déterminisme social qui régit nos actions. Dès l’enfance, nous sommes conditionnés par la nécessité d’avoir les meilleures notes possibles à l’école, et de s’améliorer au fil des ans, afin de s’assurer cette « réussite » et un avenir prospère.
Aujourd’hui encore à l’université, bien que nous étudions quelque chose qui nous intéresse (enfin, je l’espère pour vous), il est facile de se perdre dans cette course à la performance et d’en oublier le but premier : s’épanouir par l’apprentissage. Dans cette course effrénée, on veut toujours aller plus loin, avoir de meilleures notes pour s’assurer d’atteindre des maîtrises encore plus prestigieuses par la suite. En effet, poursuivre son parcours dans une institution moins prestigieuse que l’actuelle s’avérerait un échec cuisant.
La course à la disponibilité
Pour Hartmut Rosa, cette course effrénée atteste de l’accélération de notre monde, et de notre culture capitaliste, qui pose la nécessité de toujours croître, d’approprier et maîtriser davantage. Tout comme la croissance économique est perçue comme nécessaire au bonheur des sociétés contemporaines, accéder à plus de choses et progresser [selon la même logique que la croissance économique, ndlr] est présenté comme une promesse, si ce n’est une condtion au bonheur individuel. Dans son livre, Rosa explique que cette accélération a pour motif de rendre toujours plus de choses « disponibles », c’est-à-dire appropriables, maîtrisables.
Cette logique a su convaincre toute la société, et nous aussi les étudiants. Animés par cette idée selon laquelle la « réussite » est une promesse au bien-être parce qu’elle rend les choses disponibles (notamment par l’argent qu’elle procure), nous souhaitons toujours faire plus, en moins de temps possible : si j’ai écrit une dissertation en deux jours la semaine dernière, je veux maintenant l’écrire en un jour aujourd’hui, tout en maintenant la même qualité, voire améliorer mon texte. Pourtant, si nous présentons souvent la réussite comme le fait d’avoir les meilleures notes possibles, il nous est néanmoins difficile de la définir clairement (si vous aussi vous souhaitez « réussir », posez-vous d’abord la question : c’est quoi réussir?).
« Cette course effrénée atteste de l’accélération de notre monde, et de notre culture capitaliste, qui pose la nécessité de toujours croître, d’approprier et maîtriser davantage »
Hartmut Rosa considère que cette course effrénée visant à « rendre le monde disponible » a entraîné l’aliénation de nos sociétés. Elle n’est plus un moyen pour aboutir à une fin (le bonheur), mais une fin en tant que telle. Pour Rosa, ce phénomène cause des dommages importants sur nos sociétés toutes entières ; à travers cette logique qui dirige leurs vies, les individus deviennent étrangers à eux-mêmes et semblent « ne plus se reconnaître », ce qui donne parfois naissance à des crises identitaires et professionnelles, comme le burn-out.
L’indisponibilité du bonheur
Si la réussite nous permet d’accéder à plus de choses en les rendant plus « disponibles », pourquoi ne promet-elle
pas un accès au bonheur ? Pour répondre à cette question, Rosa nous appelle à ne pas confondre « disponibilité » et « résonance ». Ce qui nous rend réellement heureux, c’est-à-dire les sentiments de bonheur et de bien-être, ne sont ni contrôlables, ni appropriables. Ce n’est pas parce que les choses nous sont disponibles qu’elles éveillent en nous un sentiment de bonheur. Par exemple, ce n’est pas parce que vous voyagez à Tokyo ou à Venise que ces villes vous toucheront et créeront en vous un sentiment particulier. Selon lui, pour vivre de telles émotions, l’accès et la disponibilité ne suffisent pas, il faut aussi « entrer en résonance ». Rosa décrit cette résonance comme l’entrée en relation cognitive, affective, ou corporelle entre un sujet et son environnement, son prochain, ou son action. Ce phénomène n’est pas contrôlable et demande davantage qu’une simple disponibilité. Elle demande à l’individu d’être suffisamment ouvert pour pouvoir se laisser « toucher » émotionnellement par son expérience du monde.
Rosa concède que son concept de « résonance » est opaque. En revanche, il en donne un exemple tout à fait parlant dans son livre : l’amour. Une relation amoureuse est une relation de résonance entre deux êtres humains. C’est une relation qui « touche » les individus. Si une personne peut mettre le plus de choses en œuvre afin d’accroître ses chances de tomber amoureuse le plus vite possible, en se rendant « disponible » lors des moments où elle rencontre une autre personne, la création de la relation amoureuse en tant que telle reste pour elle tout à fait indisponible : ses propres sentiments ne sont pas contrôlables, ni ceux de l’autre personne concernée. Nous ne pouvons pas savoir si la relation se créera, et c’est justement pour cela qu’elle a de la valeur pour nous. Une relation aurait-t-elle de la valeur si elle était pleinement prévisible et contrôlable ? Selon Rosa, ce qui est « rendu calculable et maîtrisable [disponible, ndlr], ne perd pas seulement sa magie et sa couleur, mais aussi son sens ». Pour revenir à notre idée principale, la réussite et la mise à disposition du monde ne sont donc pas une promesse au bonheur. Ce dernier découle plutôt d’une relation de résonance, qui elle-même appelle à l’indisponibilité.
« Ne voyons pas le bonheur comme quelque chose de futur, faisons en plutôt quelque chose du présent. »
Une solution : ralentir
Rosa nous fait donc comprendre que notre obstination à toujours réussir et accomplir plus de choses n’est pas, contrairement à ce que nous pensons, la voie d’accès au bien-être et au bonheur. En réalité, la résonance nous est fondamentalement indisponible : on ne peut la contrôler. Cela ne veut pas pour autant dire qu’on ne peut rien faire pour s’ouvrir des voies vers le bien-être. Sans forcément s’assurer d’entrer en résonance, on peut garder des portes ouvertes pour se laisser toucher par notre monde. Rosa montre que c’est d’ailleurs pour cela que les gens vont au musée, pour potentiellement être marqués par une œuvre, sans pour autant en être certains.
Si Hartmut Rosa pouvait nous donner un conseil à nous les étudiants, ce serait sans doute de ne pas gâcher nos études en nous obstinant à avoir des bonnes notes, dans un but très vague de réussite. Il nous conseillerait de profiter de nos études pour faire ce que l’on aime, et d’utiliser cette période pour s’ouvrir à la discipline que l’on étudie. Si nous pouvions définir clairement ce qu’est la réussite, elle s’apparenterait sans doute à cette capacité à profiter du moment présent, et à se laisser toucher par son environnement, ses proches, et ses intérêts. Ne voyons pas le bonheur comme quelque chose de futur, faisons en plutôt quelque chose du présent.