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Lettres à nos vrais amours

L’hégémonie du couple est largement dépassée.

Margaux Thomas | Le Délit

Cet été, lors d’un voyage à Paris, j’ai retrouvé mon amie Margaux, que je n’avais pas vue depuis un an, et nous avons discuté de nos amours et de nos amitiés. J’ai parlé de mes rencontres de la dernière année. Margaux m’a parlé de sa lecture du moment, Nos puissantes amitiés d’Alice Raybaud. Après un long échange sur les différentes formes que peut prendre l’amour, nous sommes arrivées à la conclusion que les amitiés – bien trop souvent considérées comme futiles ou secondaires – avaient fautivement été remplacées par le couple comme source principale d’amour au quotidien. Toutes deux, nous avons convenu que nous nous devions de refuser la sacralisation du couple, comme la société semble si souvent le faire, parce que nous percevons nos amitiés comme un véhicule unique d’amour qui se doit d’être revalorisé. Nous rêvons d’un monde où le couple est relégué au second plan et où les amitiés sont réimaginées et mises au centre de nos vies.

La place de l’amour dans nos vies

On s’entend tous·tes pour dire qu’être aimé·e est crucial au bon déroulement de nos vies. Quelqu’un·e qui se sent constamment seul·e, ou entouré·e de personnes ne lui accordant pas l’amour qu’il·elle requiert, se sentira vite déprimé·e, abandonné·e. Ceci dit, dans la vingtaine, on semble souvent associer couple et amour comme deux concepts intrinsèquement liés. Néanmoins, cette association omet les formes d’amour platonique, toutes aussi importantes que l’amour romantique. Pour beaucoup, l’amitié offre un réconfort comparable au couple – sinon supérieur – en procurant une connexion profonde et un soutien sans contraintes.

Pourtant, il est normalisé dans notre société de délaisser ces liens amicaux afin de privilégier son·sa partenaire, son travail ou ses enfants. Replacer nos amitiés au centre de nos vies requiert un effort conscient qui peut être difficile lorsqu’on navigue dans un emploi du temps chargé au début de la vingtaine. L’amitié, contrairement aux relations de couple qui peuvent parfois être marquées par la possession ou la dépendance, propose un amour dénué d’attentes exclusives. Elle permet une exploration plus vaste des sentiments, une découverte de soi et de l’autre, où chacun·e peut s’épanouir. C’est pourquoi, comme le note Raybaud dans Nos puissantes amitiés, les amitiés peuvent offrir un sentiment de liberté puissant, souvent initiateur d’émancipation. Ces relations, comme l’autrice le souligne, peuvent faire de l’amitié un outil de révolution, un espace de résistance.

Histoire du couple

Le couple, tel qu’il vit dans notre imaginaire collectif, est loin d’avoir toujours été fondé sur l’amour et le romantisme. Pendant des siècles et encore aujourd’hui selon les cultures, le mariage servait d’abord à consolider des alliances sociales et économiques, au détriment de satisfaire des désirs affectifs. C’est à partir du 20e siècle, avec l’émergence des idéaux bourgeois et la montée d’une société individualiste, que l’amour romantique a pris la place centrale qu’on lui connaît. Adulte, il n’est désormais plus commun de vivre avec nos parents et grands-parents sous le même toit. Alors, on met des attentes irréalistes sur le·la partenaire avec qui on vit, qui doit combiner à la fois le poids émotionnel d’une relation amoureuse, et le rôle de famille. Dès l’enfance, on nous inculque dans les contes de princesses qu’il nous faut trouver un prince charmant et qu’on devrait consacrer la majorité de notre temps à notre partenaire romantique. Aujourd’hui, notre société est organisée de manière couple-centrique, avec une monogamie largement privilégiée. Sur le plan fiscal, les avantages offerts aux couples mariés ou en union civile, comme les réductions d’impôts et les facilités pour l’acquisition de biens immobiliers, renforcent cette norme. La cohabitation avec son·sa partenaire est banalisée et surtout, moins chère à tous les niveaux. Cette incitation à former une famille, souvent réduite à une structure biologique et hétéronormative, marginalise les autres formes de relations.

L’idée que le couple doit être l’unique source d’épanouissement et d’accomplissement personnel est ainsi une construction récente, souvent liée à l’idéal de la famille nucléaire. En retraçant l’Histoire du couple, il devient évident que ce modèle n’a jamais été une réalité fixe mais bien une invention culturelle qui évolue avec le temps. Alors pourquoi ne pas imaginer de nouvelles formes d’organisations sociales, plus adaptées à notre vision de la vie ?

« En fin de compte, l’idée n’est pas de rejeter le couple ou de nier son importance pour ceux et celles qui s’y épanouissent, mais de faire de la place à d’autres manières d’aimer et de vivre ensemble »

Remettre l’amitié au cœur de nos vies

Être et vivre en couple n’est pas un problème en tant que tel : le binôme conjugal convient à bon nombre de personnes. Ce que nous jugeons problématique, c’est qu’il s’agisse du seul horizon possible et acceptable pour exister dans l’ensemble du paysage social. L’« amatonormativité », théorisée par la philosophe Elizabeth Brake, décrédibilise et invisibilise toute autre relation d’affection et d’intimité, à commencer par l’amitié. Les personnes aromantiques ou asexuel·le·s, par exemple, sont les premier·ère·s à exprimer d’autres façons de donner et recevoir de l’amour. Sur TikTok, on voit apparaître des hashtags platonic life partnership (partenariat de vie platonique, tdlr) qui accompagnent des vidéos du quotidien d’ami·e·s qui collaborent financièrement et domestiquement, sans sentiment romantique ni attirance sexuelle.

Cette création de liens de communauté revient donc au cœur de la discussion, car nous avons tous·tes besoin de partage, de mise en commun et de solidarité pour se construire individuellement. Mais pourquoi chercher à construire ces relations exclusivement avec des partenaires romantiques, avec qui on a des relations sexuelles ou dont on est amoureux·se ? Cette faible valorisation de l’amitié dans les projets de vie est paradoxale. Au quotidien, nous sommes tous·tes d’accord pour dire que les ami·e·s sont essentiel·le·s et que l’on nécessite leurs conseils, leur soutien, leur humour et amour. De même, un deuil amical est tout autant voire plus déchirant qu’un deuil amoureux.

Margaux Thomas | Le Délit

Une nouvelle hiérarchisation de nos relations s’impose. Les réflexions autour de la sororité commencent à grandir avec le féminisme. La vie en communauté attire et c’est grâce à l’influence de la communauté queer – trop souvent amenée à choisir sa famille – que nous avons vu les bienfaits de faire de ses ami·e·s et de sa famille choisie les pilliers de nos vies.

À notre échelle

Il est bien beau de prêcher l’amitié comme forme ultime d’amour, mais comment peut-on appliquer ces belles paroles à notre quotidien ? Dans un monde où l’on nous pousse à prioriser carrière, couple et enfants, on peut choisir des modes de vie alternatifs, comme la colocation à un âge plus avancé ou l’éducation d’enfants en coparentalité amicale. Ces choix permettent une remise en question de l’idée que le couple doit être le pilier de toute organisation sociale, et permet de choisir les relations centrales à nos vies.

Cependant, ce sont les avantages institutionnels, légaux et financiers accordés aux couples qui rendent ces changements plus complexes. Acheter une maison ou bénéficier de réductions fiscales sont des privilèges souvent réservés aux couples, reléguant ce choix de mode de vie hors couple aux marges.

Une nouvelle manière de vivre

L’amitié, et toutes les autres formes de relations fraternelles·sororales, est, selon nous, un modèle de vie qui peut s’ajouter à la vie binomiale déjà largement acceptée. Dans l’habitation, la parentalité, la vieillesse, c’est le désir de prendre soin les uns des autres qui prime, et ce besoin de mutualité est loin d’être exclusif au cadre étroit du couple romantique. Ce que Margaux et moi avons envisagé au cours de notre discussion, c’est une nouvelle manière de vivre, où les amitiés ne seraient plus des compléments à nos quotidiens, mais des piliers fondamentaux de nos existences.

En fin de compte, l’idée n’est pas de rejeter le couple ou de nier son importance pour ceux et celles qui s’y épanouissent, mais de faire de la place à d’autres manières d’aimer et de vivre ensemble. D’ailleurs, Mona Chollet nous fait mettre en perspective notre épanouissement amoureux dans son ouvrage que nous vous conseillons, Réinventer l’amour. En réinventant nos relations et en remettant l’amitié au cœur de nos vies, nous ouvrons la voie à des formes de solidarité et d’amour plus inclusives, plus libres, et peut-être, finalement, plus justes.


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