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Le réalisateur Spike Lee honoré au FIFBM

Deux pionniers s’unissent pour célébrer la diversité au grand écran à Montréal.

Béatrice Poirier-Pouliot | Le Délit

Mercredi dernier, l’Olympia de Montréal vibrait sous une ambiance électrisante pour l’inauguration du Festival International du Film Black de Montréal (FIFBM). Cette 20e édition était présidée par nul autre que le légendaire cinéaste américain Spike Lee. Une file interminable serpentait la rue Sainte-Catherine, où des discussions animées se mêlaient à une attente fébrile. Alors que nous attendions devant les portes de la salle de spectacle, les paroles d’un invité nous ont saisies : « En parlant avec des jeunes de la génération Z et des adultes trentenaires, j’ai remarqué qu’ils ne connaissent pas l’oeuvre de Spike Lee. » Un constat étonnant, presque inconcevable pour quiconque ayant grandi avec la filmographie du réalisateur. Comment est-ce possible que le nom de l’un des cinéastes les plus influents de notre ère n’ait pas de résonance culturelle pour les générations plus jeunes ? « S’ils connaissaient sa contribution à la culture contemporaine, une influence qui persiste sur la représentation de la communauté noire dans les médias aujourd’hui, ils verraient ce nom sous un tout autre jour », a‑t-il continué.


Un mentor pour le FIFBM

En effet, depuis son premier long-métrage She’s Gotta Have It en 1986 – qui lui a valu le Prix de la Jeunesse au Festival de Cannes – jusqu’à son premier Oscar pour BlacKKKlansman en 2018, l’artiste originaire de Brooklyn à New York ne cesse de repousser les limites du cinéma en tant qu’art et arme de changement social. À travers des films comme Do the Right Thing, Malcolm X, et Mo’ Better Blues, il confronte les tensions raciales qui persistent aux États-Unis, offrant une perspective incisive sur des sujets délicats. Produites sous la bannière de sa compagnie 40 Acres and a Mule Filmworks, ses oeuvres englobent une variété de formes d’expression artistique : des films aux séries télévisées, en passant par des documentaires et des clips musicaux (pensons au vidéo clip They Don’t Care About Us (1996) de Michael Jackson). Chacune de ses productions s’avère une provocation, un appel à la réflexion ; un miroir tendu à une société qui détourne le regard de ses maux et ses moeurs.

Le mandat du FIFBM s’accorde ainsi avec celui de Spike Lee : utiliser le cinéma et l’art pour éveiller les consciences. La présence du réalisateur au festival s’imposait donc tout naturellement : au FIFBM, Spike Lee est chez lui. Cette année, il y revient pour une quatrième fois, afin d’inspirer une nouvelle génération de cinéastes. En tant que président d’honneur de cette 20e édition, le réalisateur et producteur réaffirme une conviction qui lui tient à coeur : la nécessité pour les Noir·e·s de mettre en lumière leurs créations. « C’est simple, on doit promouvoir nos propres histoires. Qui d’autre va le faire ? […] Sans ce festival, l’art de ces jeunes créateurs ne serait ni vu, ni partagé (tdlr) », a‑t-il affirmé lors d’une entrevue avec CTV. Ces paroles capturent l’essence même du FIFBM qui, depuis déjà deux décennies, se dédie, corps et âme, à la promotion et à la diffusion de la culture noire à travers le cinéma, en offrant une plateforme de choix aux aspirant·e·s réalisateur·rice·s issu·e·s de la diversité.

« C’est simple, on doit promouvoir nos propres histoires. Qui d’autre va le faire ? »


Spike Lee, réalisateur


La « Reine des Festivals »

Depuis sa première édition, le FIFBM – alors intitulé le Festival du Film Haïtien de Montréal – a gagné en notoriété. Avec plus d’une centaine de films projetés un peu partout à Montréal, le FIFBM est désormais le festival de cinéma noir bilingue (français et anglais) le plus important en Amérique du Nord. Rendez-vous annuel incontournable, non seulement pour le public montréalais, mais également pour les amateur·rice·s de cinéma à l’international, le succès du FIFBM s’avère le point culminant des efforts de la fondation Fabienne Colas. Cet organisme à but non-lucratif, qui oeuvre depuis 2005, vise à pallier le manque de représentation flagrant d’artistes noir·e·s au sein des milieux artistiques et culturels. C’est justement Fabienne Colas, présidente et fondatrice du festival, qui endosse le rôle de modératrice lors d’une conversation « à coeur ouvert » avec Spike Lee, marquant ainsi l’ouverture officielle de cette 20e édition. Ce n’est pas un hasard qu’elle se retrouve aux côtés de ce géant du cinéma ; Colas, au cours de sa propre carrière en tant qu’actrice, réalisatrice et productrice, constate avec désarroi la sous-représentation des communautés issues de la diversité.

Fervente défenseure de la diversité au sein des milieux artistiques et culturels, la femme d’affaires d’origine haïtienne milite continuellement pour une représentation accrue des artistes noirs et des communautés marginalisées. Sa fondation éponyme ne se limite pas aux discours : à travers ses nombreuses initiatives, dont le programme de mentorat Être Noir·e·s au Canada, ainsi qu’une douzaine de festivals destinés au rayonnement de la culture noire, elle sensibilise à l’importance de cet enjeu autant sur le plan local qu’international. Figure emblématique de la culture montréalaise et canadienne, celle que l’on surnomme « la Reine des Festivals » multiplie les honneurs et les distinctions ; pas plus tard que la semaine dernière, elle devient la première femme haïtienne à obtenir la Médaille du couronnement du Roi Charles III, qui souligne son « impact significatif » sur la communauté québécoise et canadienne. En 2018, l’entrepreneure est lauréate du prestigieux « Canada’s 40 under 40 », et l’année suivante, elle est nommée l’une des 100 femmes les plus influentes du pays. Cet été, l’Université Concordia lui décerne un doctorat honorifique en beaux-arts, afin de récompenser son engagement en faveur de la diversité culturelle au Québec.

Les parcours impressionnants de ces deux pionniers nous laissaient donc présager une soirée d’exception. Au programme : un tapis rouge digne des plus grandes soirées, un cocktail raffiné, la présentation des membres du jury et des films sélectionnés, ainsi qu’une rétrospective en images des oeuvres marquantes de Spike Lee, le tout couronné par une conférence qui promet d’être intime et mémorable.


Un tapis rouge sous la pluie

Bien que la promotion du festival était discrète, la venue de Spike Lee a indéniablement suffi à attirer un auditoire survolté, et bientôt, la devanture de la salle de spectacle débordait d’individus. Quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber, et les invité·e·s se sont empressé·e·s de se mettre à l’abri, soucieux·ses de protéger leurs complets taillés et leurs robes de soirée. Parmi les visages familiers, nous reconnaissions quelques acteur·rice·s, plusieurs journalistes, ainsi qu’une poignée d’influenceur·se·s. Certain·e·s exhibaient fièrement leur statut VIP, tandis que d’autres affirmaient avoir été personnellement invité·e·s à la cérémonie. Pourtant, sous cette bruine, tout le monde n’attendait qu’une seule chose : l’ouverture des portes.

Lorsque nous avons enfin pu pénétrer la salle de spectacle, d’un commun accord, nous nous sommes dirigées vers l’espace cocktail, afin de discuter avec les différentes personnalités présentes. Un rideau majestueux dissimulait la scène centrale, derrière lequel se déroulaient des rencontres privilégiées avec le réalisateur.

Nous nous sommes donc faufilées parmi les invité·e·s, et en naviguant parmi la foule, nous avons eu la chance de discuter avec Celestina Aleobua, réalisatrice du court-documentaire Tina, When Will You Marry ? en tête d’affiche au FIFBM, et coordonatrice de l’initiative Media Inclusion pour les journalistes émergents au Toronto International Film Festival (TIFF). Son enthousiasme pour le cinéma Black et l’influence de Spike Lee transparaissent dans ses réponses à nos questions.

« Tant que tu as un appareil photo et un ordinateur portable, tu peux faire un film »

Spike Lee, réalisateur

Elle a partagé une réflexion poignante sur l’avenir du cinéma : « Je veux voir plus de « black mediocrity » (médiocrité noire), où les Noirs peuvent simplement exister sans avoir à adhérer à l’idée de la « black excellence » (« l’excellence noire »). On n’a pas toujours besoin d’être extraordinaire », dit-elle, en faisant allusion à des films comme Black Panther. Je [Harantxa Jean] lui ai mentionné que j’aimerais personnellement voir un film intimiste et à l’eau de rose avec des personnages noirs à la manière de Before Sunrise, mais qu’un tel film n’existe pas pour l’instant. Elle a acquiescé : « Oui, c’est ça ! Nous avons besoin de ça. »

Cette réflexion fait écho à un débat plus large qui traverse aujourd’hui le Black Cinema. Si des oeuvres comme The Woman King célèbrent une forme de résilience à travers des récits héroïques, elles risquent aussi d’enfermer les personnages noirs dans un registre de perfection inaccessible. Le cinéma afro-américain, tout en marquant des avancées significatives, reste souvent figé dans cette exigence de performances excessives, où les personnages noirs sont mis en scène sous un jour triomphant. La représentation de la « Black mediocrity » est donc un appel à voir des histoires où les Noir·e·s peuvent exister avec leurs imperfections, leurs vulnérabilités, et leur humanité ; loin de l’injonction de l’exceptionel. En ce sens, le FIFBM se positionne comme une plateforme nécessaire, où les artistes de la diaspora noire peuvent se réapproprier leurs récits et en proposer de nouveaux. À travers des oeuvres souvent indépendantes, le festival offre un aperçu de ce que pourrait être un cinéma Black libéré des stéréotypes de la force ou de la victoire : un cinéma où être ordinaire est enfin célébré.

Notre conversation est interrompue par une voix provenant des hauts-parleurs, qui invite les invité·e·s à rejoindre la salle. Désireuses d’obtenir une bonne place au parterre, nous nous sommes empressées de nous installer dans les premières rangées. Bien que la série de remerciements des commanditaires nous a semblé quelque peu longue, nous comprenions qu’il s’agissait d’une formalité incontournable, et des applaudissements polis accompagnaient chaque prise de parole. L’arrivée de Fabienne Colas sur scène aussitôt fait de captiver l’audience : son énergie et sa présence transforment immédiatement l’atmosphère. Tous les regards sont tournés vers elle, prêts à entendre son discours passionné qui, bien au-delà des remerciements, promet de marquer un tournant pour le cinéma indépendant et la diversité à Montréal.

Stu Doré | Le Délit


Un projet porteur d’espoir

La femme d’affaires a fait part des difficultés de promouvoir le cinéma indépendant à Montréal, évoquant les différents obstacles auxquels font face les membres de sa fondation, à commencer par la réticence de nombreuses salles de projection à diffuser ces films. Si un soupçon de frustration transparaît dans ses mots, on y décèle aussi une profonde fierté. Depuis 2005, la situation a indubitablement évolué, et c’est entre les murs de l’Olympia, dans une salle pleine à craquer, que Mme Colas dévoile en primeur le projet sur lequel elle travaille d’arrache-pied : l’acquisition et la rénovation de l’ancien théâtre Cartier, situé dans le Quartier St-Henri. L’ouverture du théâtre est prévue pour 2027, au terme de rénovations majeures, qui visent à transformer l’immeuble décrépi en une salle de projection à trois étages pouvant accueillir plus de 500 personnes. Rebaptisé le « Théâtre Colas », ce projet ambitieux vise à combler le manque de lieux de diffusion pour les artistes émergents et les films d’auteur·rice·s indépendant ·e·s issu·e·s de la diversité.

Fabienne Colas et Spike Lee : un duo éclatant

L’annonce de Mme Colas a ravi le public, et c’est donc devant une audience fébrile que Spike Lee a fait son entrée sur scène. Le cinéaste a salué la foule du haut de ses lunettes surdimensionnées, icônes cultissimes de sa persona d’artiste, avant de prendre place sur le fauteuil qui faisait face à Mme Colas. Quiconque ayant déjà visionné une entrevue du réalisateur américain ne peut que constater son sens de l’humour particulier et sa langue bien pendue ; l’entretien avec Mme Colas n’y a pas fait exception. C’est d’abord avec une boutade amicale que Spike Lee a lancé le bal ; une ambiance ludique qui marque l’entièreté de la conférence.

Bien que le président honorifique ait capté l’attention par son franc-parler et son charisme, la conversation a pris un autre tournant en abordant les élections présidentielles américaines, ce qui a légèrement détourné l’attention des spectateurs montréalais, plus intéressés par le cinéma que par des débats politiques outre-frontière. Après une vingtaine de minutes portant sur des commentaires politiques, le mécontentement de la foule était palpable : « Talk about movies ! (Parlez de cinéma) », a réclamé un membre de l’auditoire. Des murmures d’approbation ont salué son intervention, signalant à Mme Colas de recentrer la discussion sur la carrière de Spike Lee.

De ce fait, alors que Mme Colas mettait en avant les progrès réalisés ces dernières années en matière de diversité, elle a exprimé son désir « d’essayer » d’en faire encore davantage, ce à quoi Spike Lee a réagi avec véhémence. À cet égard, le réalisateur s’en remet à la sagesse du maître Jedi Yoda : Do or do not, there is no try (Fais-le, ou ne le fais pas. Il n’y a pas d’essai), une doctrine qu’il défend sans relâche à ses étudiant·e·s, en tant que professeur de cinéma à l’Université de New York.

Spike Lee adhère à l’idée que, malgré les obstacles, la réalisation de films est à la portée de tous ceux qui ont une vision. « Tant que tu as un appareil photo et un ordinateur portable, tu peux faire un film », a‑t-il affirmé, insufflant ainsi un sentiment d’espoir et d’accessibilité à la création cinématographique. Le cinéma, en tant qu’art universel, est le reflet de la pluralité humaine, et il s’emploie à honorer cette vérité en préservant ses collaborations durables avec celles et ceux qui ont jalonné son parcours.

« À travers des oeuvres souvent indépendantes, le festival offre un aperçu de ce que pourrait être un cinéma Black libéré des stéréotypes de la force ou de la victoire : un cinéma où être ordinaire est enfin célébré »

Une adaptation qui met en vedette Denzel Washington

L’entretien s’est néanmoins terminé sur une note positive, lorsque Spike Lee a évoqué son prochain projet, une adaptation du classique High and Low (1963), du réalisateur japonais Akira Kurosawa. L’artiste oscarisé tient à préciser qu’il s’agit d’une adaptation, et non d’une nouvelle version. Pour la cinquième fois, il travaillera avec Denzel Washington, avec qui sa dernière collaboration remonte à presque 20 ans.


Une programmation à découvrir

La 20e édition du Festival International du Film Black de Montréal (FIFBM) s’est tenue du 25 au 29 septembre et a une fois de plus affirmé son rôle incontournable en tant que plateforme pour le cinéma indépendant et engagé, offrant au public une opportunité précieuse de découvrir des oeuvres innovantes et puissantes.

La soirée de clôture du festival a présenté en avant-première The Village Next to Paradise, le premier long métrage du réalisateur somalien Mo Harawe. Parmi les lauréats, le prix du « Meilleur long-métrage fiction » a été décerné à Maryse Legagneur, pour son film Le Dernier Repas, en salle depuis le 27 septembre, tandis qu’une mention spéciale a été attribuée à Sway de Ramelan X Hamilton. Dans la catégorie du « Meilleur long-métrage documentaire », c’est Igualada de Juan Mejia qui s’est distingué, ainsi que Code de la Peur d’Appolain Siewe, qui obtient une mention honorable du jury. Le prix du « Meilleur court-métrage fiction » est octroyé à L’Invulnérable de Lucas Bacle, et la mention d’honneur de cette catégorie est décernée à Sirènes de Sarah Malléon. Enfin, Un Temps Pour Soi d’Eva Poirier est nommé « Meilleur court-métrage documentaire », alors qu’Enchukunoto (Le Retour) de Laissa Malih est récompensé d’une mention spéciale de la part du jury.


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