Le 14 octobre, la ministre des Affaires étrangères du Canada, Mélanie Joly, annonce que des avis d’expulsion du territoire canadien ont été envoyés à six diplomates indiens, incluant le haut-commissaire. Quelques heures plus tard, le gouvernement indien riposte, faisant de même avec le haut-commissaire canadien à New Delhi, et cinq autres diplomates canadiens. Ces développements représentent l’aboutissement de tensions croissantes entre l’Inde et le Canada, et remettent en question la solidité de la relation entre les deux pays du Commonwealth.
Résumé des tensions
Le 18 juin 2023, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) retrouve Hardeep Singh Nijjar, un Canadien Sikh impliqué dans le mouvement indépendantiste du Khalistan, fatalement atteint de balles tirées depuis un véhicule à Surrey, en Colombie-Britannique. Le 18 septembre 2023, Justin Trudeau annonce à la Chambre des communes que les agences de sécurité canadiennes auraient démontré l’implication d’agents du gouvernement indien dans l’assassinat de M. Nijjar. Le refus du gouvernement indien de coopérer dans l’enquête mène à l’expulsion d’un de ses diplomates du territoire canadien. Cette décision du gouvernement canadien reste controversée, considérant l’absence de preuves divulguées au public pour soutenir une telle accusation. Bien que l’Inde continue de nier toute implication dans l’affaire, le Canada retire le deux tiers de ses diplomates et leurs dépendants de l’Inde en octobre 2023.
Le 3 mai 2024, la GRC procède à l’arrestation de trois ressortissants indiens impliqués dans le meurtre de M. Nijjar. Le 11 mai 2024, un quatrième ressortissant est arrêté en lien avec l’affaire. Le 14 octobre 2024, le gouvernement Trudeau publie une déclaration concernant plusieurs enquêtes menées sur le meurtre de M. Nijjar. Selon le bureau du premier ministre, « la GRC dispose de preuves claires et convaincantes que des agents du gouvernement indien se sont livrés, et continuent de se livrer, à des activités qui constituent une menace importante pour la sécurité publique ». Ces activités inclueraient des « techniques de collecte d’informations clandestines, des actes coercitifs visant des Canadiens d’origine sud-asiatique, et la participation à plus d’une douzaine d’actes violents et menaçants, incluant le meurtre ». Ces accusations mènent donc à l’expulsion mutuelle de diplomates du 14 octobre 2024, annoncée par la ministre Joly.
« Le Canada a été confronté à un choix difficile entre la sécurité des Canadiens et sa propre prospérité économique »
Quelques jours avant, selon le Globe and Mail, David Morrison, sous-ministre délégué des Affaires étrangères, ainsi que Nathalie Drouin, conseillère à la sécurité nationale et au renseignement auprès du premier ministre, se seraient entretenus avec le Washington Post. Lors de cet entretien, les deux fonctionnaires auraient divulgué à la publication américaine des informations sensibles concernant l’implication possible du gouvernement indien dans le meurtre d’un deuxième leader sikh canadien, Sukhdool Singh Gill. Cette information devait être divulguée par Mike Duheme, commissaire de la GRC, lors d’une conférence de presse, et les deux fonctionnaires fédéraux affirment que cette information n’était pas classifiée. Le 14 octobre, Duheme a affirmé que des agents du gouvernement indien avaient joué un rôle dans des actes de violence « répandus » au Canada, incluant des homicides. Cependant, il n’a pas spécifié si l’affaire Gill faisait partie de ces actes de violence, et les circonstances et la nature de l’information divulguée lors de l’entretien entre Morrison, Drouin et le Washington Post, ainsi que le déroulement même du breffage, restent incertains.
Risques pour l’économie
L’effet de ces tensions diplomatiques sur les relations économiques entre les deux pays n’est pas encore clair. L’Inde représente le dixième partenaire commercial du Canada, faisant d’elle un marché prioritaire, selon Affaires mondiales Canada. L’importance des relations économiques est illustrée par l’Accord de partenariat économique global Canada-Inde (ou l’APEG), renégocié pour la dernière fois en 2017. On peut aussi citer à l’appui les partenariats entre les deux pays dans le domaine de l’éducation, avec 41% des étudiants internationaux au Canada étant originaires de l’Inde.
« Dans ce cas-ci, il est clair que le Canada a décidé de mettre au devant son discours sur la souveraineté de l’État et la lutte contre l’ingérence étrangère »
Mais le Canada peut-il se permettre de mettre fin à ses relations économiques avec l’Inde ? Le Délit s’est entretenu à ce sujet avec Catherine Viens, professeure associée à l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire de l’UQAM et chercheuse postdoctorale des Fonds de recherche du Québec – Société et culture.
Selon elle, « d’un point de vue économique et géopolitique, le Canada a beaucoup à perdre » en rompant ses liens avec l’Inde. Les allégations émises par Justin Trudeau en septembre 2023 ont notamment interrompu les négociations en cours de l’APEG, et qui auraient permis « d’accroître le commerce bilatéral de 8,8 milliards de dollars par an, augmentant le PIB annuel de 0,25% d’ici 2035 ». Cependant, Viens note que malgré l’importance de l’Inde pour l’économie, le risque posé à la souveraineté canadienne par cette situation est assez conséquent « pour voir dans la position du Canada une tentative de remettre au premier plan son refus de se faire piler sur les pieds ».
Une situation sans précédent
Bien que le Canada ait mis fin à des relations diplomatiques auparavant, cette situation, selon Viens, est sans précédent. Elle explique que l’élément surprenant de cette affaire concerne sa nature publique. En effet, il est très inhabituel que la GRC rende publiques des accusations lorsqu’une enquête est toujours en cours. C’est cependant ce qu’elle a fait avec l’affaire du meurtre de M. Singh Nijjar. Selon Viens, ceci démontrerait le sérieux des allégations faites par la GRC, qui soutient avoir pour but de « défaire le réseau qui s’est mis en place par le gouvernement indien pour orchestrer des activités criminelles en sol canadien ».
Il semble que l’inhabituel de la situation s’étende au-delà de la question de la sécurité. Comme Viens le souligne, « ce qui est aussi surprenant et assez rare pour un pays qui souhaite accroître ses liens économiques comme le Canada, c’est de prendre une décision diplomatique de ce genre, en sachant très bien qu’elle affectera ses liens diplomatiques de manière importante et drastique ».
Un choix difficile
Viens affirme : « Le Canada est surtout tiraillé entre poursuivre des allégations publiques, ou coopérer avec l’Inde, malgré les circonstances. » En d’autres mots, le Canada a été confronté à un choix difficile entre la sécurité des Canadiens et sa propre prospérité économique. D’une part, s’abstenir d’accuser l’Inde d’avoir enfreint à la souveraineté canadienne aurait établi un précédent dangereux quant à la sécurité des Canadiens sur leur territoire. D’une autre, accuser l’Inde et mener des enquêtes publiques sur son implication dans le meurtre de M. Nijjar met à risque d’importants liens diplomatiques et économiques. Viens soutient que « dans ce cas-ci, il est clair que le Canada a décidé de mettre au devant son discours sur la souveraineté de l’État et la lutte contre l’ingérence étrangère ».
Dénouements
La possibilité d’un dénouement des tensions diplomatiques entre les deux pays est intrinsèquement liée au rôle d’autres acteurs internationaux. « L’une des seules manières par laquelle le Canada pourra s’extirper de cette fracture diplomatique, c’est s’ il réussit à avoir le soutien d’autres pays occidentaux, dont les pays des Five Eyes [une alliance des services de renseignements de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni, et des États-Unis, ndlr]. » Toutefois, comme le précise Viens, le soutien de ces pays risque d’être étroitement lié à la menace directe que leur pose l’Inde. Le résultat des enquêtes menées aux États-Unis concernant un assassinat similaire en territoire américain sera donc décisif quant aux relations diplomatiques Inde-Canada.