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Remettre les femmes à leur place

Carrière ou famille : un choix trop souvent genré.

Eileen Davidson | Le Délit

Eilearwah Rizqy, députée québécoise, a relancé un débat sociétal majeur à travers sa déclaration à l’Assemblée il y a plusieurs semaines : « Aujourd’hui, je n’annonce pas ma démission. J’annonce simplement que je ne reviens pas en 2026, car moi, personnellement, je n’arrive pas à tout conjuguer. » Concilier carrière professionnelle et vie de famille est un vrai dilemme, et ne semble pas être un choix personnel pour beaucoup de femmes. Entre les attentes des superwomen qui arrivent à tout combiner, les stigmatisations sur les femmes sans enfants, et le jugement porté à celles qui restent à la maison, il semblerait que tous ces choix portés par les femmes deviennent un poids sur leurs épaules. Mais quels sont les facteurs qui influencent ce choix ? Comment choisir entre prioriser sa carrière ou sa famille ? Ou alors comment arriver à concilier les deux ?

Différents milieux

Il y a encore des grandes différences entre les milieux à prédominance masculine et féminine : ces derniers ont été le théâtre de luttes sociales qui ont permis aux femmes de gagner en flexibilité au travail pour pouvoir répondre à l’appel de leur vie de famille. Jessica Riel, professeure à l’UQAM en études féministes et bien-être au travail, soulève les différences de la réalité des femmes dans les milieux à prédominance masculine et ceux à prédominance féminine. « Dans les milieux masculins, c’est très difficile de penser avoir un horaire différent. Je parle des métiers où les horaires commencent avant les heures de la garderie et se terminent après les heures de garderie, comme le secteur de la construction qui a parfois des quarts de travail de douze heures. » Dans les milieux de l’éducation et des centres de la petite enfance, où la majorité des employées sont des femmes, « il y a une certaine flexibilité pour gérer des choses familiales au travail, faire des appels pendant les pauses avec le médecin ou la maison », ajoute Dre Riel. « Il y a aussi des mesures, gagnées par les syndicats, pour que les employées gardent leur ancienneté au retour de congé de maternité. » Ce sont les combats syndicaux des milieux féminins qui ont permis des mesures adaptées à la conciliation de vie de famille et vie de travail des employées, « ce dont les hommes pourraient aussi bénéficier », défend la professeure.

La différence avec les milieux à prédominance masculine se remarque aussi à l’embauche, notamment par des remarques discriminatoires quant au choix d’avoir des enfants. Dre Riel raconte : « Lors de mes recherches, nous avons obtenu des témoignages de femmes qui se sont fait offrir un poste à condition de ne pas avoir d’enfants avant d’avoir trois ans d’ancienneté. » Ana de Souza doctorante à l’Institut d’études religieuses de McGill, remarque que ces commentaires ne semblent pas s’appliquer à part égale aux deux sexes : « Je pense que lorsque [les patrons, ndlr] voient des pères avec de jeunes enfants, ils ne supposent pas que le congé de paternité va affecter leur travail de manière significative. »

La peur que l’efficacité d’une femme au travail soit affectée par ses enfants motive ses collègues à confier des tâches à d’autres collègues masculins, lorsqu’ils en ont le choix. C’est la pénalité causée par la maternité (« motherhood penalty »). « Nous pensons, même inconsciemment, que cette femme a peut-être un enfant, ou alors qu’elle en aura un dans le futur », précise Darren Rosenblum, professeur·e à la faculté de droit de McGill, et spécialisé·e dans les démarches prises par les entreprises pour favoriser la diversité et l’égalité des genres. Cette pénalité semble s’atténuer lorsque la femme atteint la quarantaine, mais les différences hiérarchiques se font toujours ressentir.

« Si vous avez de l’aide, ou si vous faites appel à quelqu’un d’autre, si vous ne le faites pas de vos propres mains, vous n’êtes pas une aussi bonne mère »

Ana de Souza, doctorante à l’Institut d’études religieuses de McGill

La place du congé familial

Au Québec, le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) finance le congé à hauteur de 70% du salaire : quatre mois pour la mère, cinq semaines pour le deuxième parent et une banque commune de 32 semaines à se partager au choix. Dre Riel constate que le congé parental commun est généralement attribué à la mère : « C’est souvent la travailleuse qui a un plus petit salaire que le père de l’enfant, donc c’est légitime que ce soit elle à qui revient le congé. C’est absurde, car ça reproduit les rôles sociaux. » Ana ajoute que le « choix » que fait la femme de rester à la maison s’étend au-delà du congé parental : « Disons que le coût de la garde d’enfants est égal ou supérieur au salaire de la femme, et que son mari gagne plus. La carrière en vaut-elle vraiment la peine ? »

Eileen Davidson

Les pays scandinaves, quant à eux, mettent en place des politiques qui encouragent le partage plus égalitaire de la responsabilité parentale. « Dans les pays scandinaves, si le deuxième parent prend aussi son congé parental, la famille reçoit beaucoup plus de compensations », explique Darren Rosenblum. « Ça encourage notamment les hommes à être présents dès le début de la vie de l’enfant et à bâtir un monde où il est typique, voire même obligé, pour les hommes qui ont des nouveaux-nés de prendre congé. » Montrer l’exemple grâce à cette démarche, c’est la décision qu’a prise le ministre de la Défense finlandais, Antti Kaikkonen en 2022, lorsqu’il a pris son congé de paternité pendant deux mois à l’occasion de la naissance de son deuxième enfant. « Je crois que quelque chose qui a eu un grand effet dans les pays scandinaves, c’est quand les dirigeants, qui sont des hommes, prennent leur congé comme ils doivent le faire », affirme Rosenblum. Dans le cas de Kaikkonen, en effet, l’impact fut d’autant plus retentissant, car la Finlande, en pleine négociation d’adhésion à l’OTAN, traversait une situation politique critique.

Cependant, Ana de Souza souligne que le congé n’est pas nécessairement vécu de la même manière par les deux parents, puisque la femme doit récupérer physiquement de l’accouchement : « Le simple fait d’accorder du temps [aux hommes, ndlr] ne permet pas d’égaliser les chances, car la relation à la parentalité est très différente. »

« Personne ne devrait avoir à choisir entre sa carrière et ses enfants. Personne ne devrait avoir à se prouver Superwoman »

Jessica Riel, professeure à l’UQAM en études féministes

Le sacrifice de la santé

La conciliation de la garde d’enfants avec un emploi du temps de travail se fait au détriment de la santé des femmes, surtout dans les métiers où elles ont l’option de travailler la nuit. « Il y a des femmes qui préfèrent travailler la nuit pour pouvoir voir leurs enfants, alors qu’on sait que le travail de nuit trouble les rythmes de sommeil, prédispose au cancer du sein et pose d’autres risques sur la santé », déplore Dre Riel. « Les besoins de souplesse pour la conciliation travail-famille se font surtout pressants lorsque l’enfant a entre zéro et cinq ans, avant qu’il ne rentre à l’école. » Une triste ironie semble parcourir le secteur de la santé : les plus jeunes travailleuses sont en « bas de la hiérarchie » et sollicitées par leur supérieur à travailler la nuit. Ce sont également elles qui sont plus enclines à avoir de jeunes enfants, et elles se trouvent dans la tranche d’âge la plus à risque pour le cancer du sein.

Elles ont également permis d’obtenir le droit au « retrait préventif » visant à ce que les travailleuses enceintes ne soient pas exposées à des risques chimiques ou ergonomiques. Ce droit, enchâssé dans la Loi sur la santé et sécurité du travail, concerne surtout les postes où la travailleuse est debout, dans les secteurs alimentaires et manufacturiers. « Si l’employeur n’est pas en mesure de faire des changements pour accommoder la travailleuse par rapport à ce qui est indiqué dans le certificat médical du médecin, il doit la retirer de son poste pour ne pas qu’elle soit exposée à ces risques-là, et lui attribuer un autre poste du même niveau de compétence. S’il n’est pas en mesure de le faire, la femme est retirée du travail et elle reçoit une indemnité qui équivaut à 90% de son salaire », explique Dre Riel.

Culpabilité du « lien maternel »

Attribuer un congé parental aux femmes davantage qu’aux hommes pourrait provenir de l’instinct sociétal du « lien maternel », qui se construit tout au long de la grossesse : « La femme (en supposant qu’elle ait été enceinte) est beaucoup plus impliquée dans l’existence de l’enfant. Ce lien s’exprime différemment chez l’homme, et cela le pousse à travailler plus dur pour obtenir des promotions et essayer de fournir davantage de revenus. Mais je pense que parce qu’elle est plus impliquée dans la vie quotidienne de l’enfant et qu’elle en est la source physique, la femme a tendance à penser qu’il est de sa responsabilité de gérer les enfants », affirme Ana de Souza. Cependant, selon elle, cette logique reposerait en partie sur l’intériorisation de l’existence de ce lien maternel, qui serait encouragée par la société : « Je pense qu’il y a une tendance sociétale à faire culpabiliser les femmes. Si vous avez de l’aide, ou si vous faites appel à quelqu’un d’autre, si vous ne le faites pas de vos propres mains, vous n’êtes pas une aussi bonne mère ».

Le susdit lien maternel est sujet aux controverses, puisqu’il apparaît plus comme une invention de la société pour justifier l’absence de l’homme dans l’éducation directe de ses enfants, et non pas comme un phénomène propre au genre féminin. Au Canada, les luttes féministes ont permis de rendre les centres de la petite enfance accessibles à tous, afin d’accorder aux mères le temps de travailler. Des listes d’attente existent cependant partout au Québec à cause de la saturation des centres, empêchant la réinsertion des femmes sur le marché du travail. L’organisme à but non lucratif Ma place au travail a organisé une grève d’occupation cet été devant l’Assemblée nationale pour manifester au gouvernement l’urgence de la situation.

« Il faut créer une société qui lie moins le fait d’être parent au sexe biologique, et imaginer un monde où les femmes ne sont pas nécessairement obligées d’être le parent primaire »

Darren Rosenblum, professeur·e à la faculté de droit de McGill

Le modèle du travailleur idéal

« Je pense que le système dans lequel nous évoluons a été conçu selon des normes qui ne fonctionnent ni pour les femmes, ni pour les hommes », énonce Dre Riel. « Elles s’inscrivent dans un modèle du travailleur idéal, qui est disponible tout le temps, qui n’a pas d’enfant, ou qui a une femme qui s’en occupe. Cela fait en sorte que le milieu professionnel n’est pas adapté pour une conciliation travail-famille saine. » La culture de la performance aurait un impact direct sur les caractéristiques qu’une femme se doit de combiner, aux yeux de la société : « Je pense que l’image de ce qu’est une “bonne” femme a beaucoup évolué », explique Ana de Souza. « Aujourd’hui, il s’agit d’avoir une carrière, des enfants et d’être en pleine forme. Je voudrais que la culture devienne plus saine, ce qui aiderait les femmes à se sentir moins obsédées et plus à l’aise avec qui elles sont, plutôt que d’encourager des pratiques mauvaises pour la santé. »

« Avoir un équilibre, ce n’est pas juste pour les femmes et/ou les hommes, ça devrait être pour tout le monde », ajoute Dre Riel. « Personne ne devrait avoir à choisir entre sa carrière et ses enfants. Personne ne devrait avoir à se prouver “ Superwoman ”. Il y a quelque chose à repenser au niveau de la place du travail [dans la société, ndlr], des conditions de travail, mais aussi de la performance attendue, et ça passe par une reconsidération de la “norme”. »

La place des hommes

Les changements sociétaux et culturels ne peuvent se profiler sans la participation active des hommes, d’abord en tant que pères, et dans leurs postes politiques et d’entreprise. Ana ne doute pas de la motivation masculine à établir ces changements, puisqu’ils sont eux aussi impactés par le problème de la conciliation du travail et de la famille : « Je pense qu’ils devraient être motivés parce que cela va au-delà de l’intérêt personnel ; la plupart des personnes ayant des enfants en bas âge veulent que la vie soit plus facile, ce qui inclut la santé mentale de son ou sa partenaire. » Rosenblum appuie ce constat : « Il faut créer une société qui lie moins le fait d’être parent au sexe biologique, et imaginer un monde où les femmes ne sont pas nécessairement obligées d’être le parent primaire. »

Le chemin vers une conciliation travail-famille reste complexe, mais d’abord faut-il s’assurer que ce choix demeure féminin, et non pas sociétal. Les rôles sociétaux offrent des modèles à suivre, celui de la femme qui s’occupe des enfants ou celle qui gère tout à la fois, ou encore la « femme à chat sans enfants » comme le dit Vance, le vice-président du candidat à l’élection présidentielle américaine. « C’est le choix de chaque femme d’avoir des enfants ou pas, c’est tout autant le choix de chaque femme de prendre son congé ou pas et d’être parent comme elle le veut », conclut Rosenblum. « Si une femme veut continuer à travailler, c’est vraiment à elle seule de le décider, ce n’est pas à nous [la société, ndlr] et ce n’est pas au grand public de juger. Il n’y a qu’une personne qui peut prendre ces décisions, et il s’agit d’elle-même. »


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