À l’aube des élections américaines du 5 novembre, à l’issue desquelles nous connaîtrons le futur président des États-Unis, la planète entière retient son souffle. Le prochain mandat apportera-t-il un nouveau vent d’espoir, porteur de promesses pour faire face au changement climatique ? Ou anéantira-t-il davantage toute perspective d’avenir durable ? En tant que première puissance et économie mondiale, la participation des États-Unis dans la lutte climatique est indispensable pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris visant à limiter le réchauffement à 1,5 °C d’ici 2030. Depuis le mois d’août, le pays est ravagé par des ouragans puissants, comme ceux qui ont touchés la Floride (Helene, Milton). Conséquences du réchauffement climatique, ces catastrophes naturelles, qui bouleversent la vie de nombreux Américains, n’empêchent pas l’enjeu climatique de rester un sujet anecdotique dans la campagne présidentielle. Ceci reflète le faible intérêt que portent les citoyens américains des états clés quant au sort de l’environnement. Mais alors entre les deux candidats en lice, Kamala Harris pour le parti démocrate et Donald Trump pour le parti républicain, y a‑t-il un meilleur choix pour l’environnement ?
Le paradoxe américain
Depuis la création de l’État fédéral, l’environnement occupe une place ambiguë dans l’histoire des États-Unis, à cheval entre sa protection et son exploitation. Ils ont largement participé à la prise de conscience mondiale quant à la nécessité d’agir pour la protection de l’environnement, entre autres par la création du premier parc national au monde, Yellowstone, fondé en 1872. Par ailleurs, en 1892, l’américain John Muir fonde le Sierra Club, l’une des premières organisations environnementales, qui avait pour objectif de préserver la « wilderness » (naturalité, tdlr), à savoir une zone exempte d’exploitation humaine. L’agence de protection de l’environnement a été créée sous le mandat républicain de Richard Nixon, peu de temps après la publication du livre Silent Spring de Rachel Carson, en 1962, qui dénonçait la toxicité des pesticides comme le DTT, et le danger que ceux-ci représentent pour la biodiversité.
« L’éthique capitaliste aux États-Unis est un élément important de la culture américaine, pour le meilleur et pour le pire. Et depuis les années 1980, il y a eu une forte opposition à de nombreuses réglementations environnementales »
Professeur Brendan Szendrő
Ces débuts d’un mouvement environnementaliste de conservation de la nature se sont accomplis au détriment des peuples autochtones, qui vivent depuis longtemps en harmonie avec la nature. Ces derniers ont été déplacés de force par les colons européens, qui ont saisi leurs terres, en justifiant cet acte au nom de la conservation de la nature. Interrogé par Le Délit, le professeur Brendan Szendrő, qui enseigne le cours de politique américaine POLI 325 à McGill, remarque qu’ « il y a toujours eu un chevauchement entre ces politiques de protection de l’environnement et les politiques à l’égard des populations autochtones, [qu’elles soient positives ou non, ndlr], (tdlr) ». On peut citer comme exemple les politiques instaurées sous le mandat de Nixon, où la création de l’Agence de protection de l’environnement a coïncidé avec l’abolition de la politique indienne d’assimilation, qui ne reconnaissait pas la souveraineté des tribus autochtones et forçait leurs membres à s’assimiler à la société américaine.
Aujourd’hui, les États-Unis sont l’un des plus gros pollueurs de la planète. En 2022, un Américain émettait en moyenne 14,9 tonnes de CO2 par an. Le pays se classe derrière la Chine comme deuxième plus grand pays émetteur d’émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Pour comprendre ce paradoxe, il est nécessaire de rappeler l’importance accordée à la liberté et au culte de l’individualisme, qui s’enracinent au plus profond
de l’histoire des États-Unis. La Déclaration d’indépendance, qui a donné naissance à la nation, cherchait à s’affranchir de la domination coloniale britannique ; c’est pourquoi le premier amendement de la Constitution scelle la liberté d’expression et de religion comme droits fondamentaux du peuple américain. Les États-Unis ont également vu naître l’idéologie néolibérale sous le mandat de Ronald Reagan dans les années 1980, qui repose sur « l’idée que la croissance économique est la plus efficace lorsque l’on réduit les réglementations et que l’on laisse les investisseurs faire ce qu’ils veulent », explique le professeur. Il ajoute : « L’éthique capitaliste aux États-Unis est un élément important de la culture américaine, pour le meilleur et pour le pire. Et depuis les années 1980, il y a eu une forte opposition à de nombreuses réglementations environnementales, simplement sur la base de cette culture de l’esprit d’entreprise et de la ferveur anti-réglementaire. » Par ailleurs, la classe ouvrière de l’Amérique rurale se méfie de la bureaucratie et résiste, comme les populations plus aisées, aux régulations gouvernementales en matière d’environnement, qu’elle considère comme « un moyen d’interrompre le mode de vie que les communautés ont construit sur plusieurs générations ».
« S’ils souhaitent être élus, les deux candidats doivent composer avec les préoccupations des électeurs des états pivots, dont le choix va déterminer le résultat des élections »
Realpolitik
Dans la campagne présidentielle actuelle, l’environnement est laissé de côté, mais ce n’est pas le seul enjeu oublié. « L’élection actuelle est pratiquement dépourvue de propositions politiques sérieuses », observe professeur Szendrő. Il poursuit : « Donald Trump fait campagne sur le thème “Je vais expulser les gens que je n’aime pas”. Et Kamala Harris fait campagne sur le thème “Pourquoi diable élire Donald Trump?” » Cela relève de la Realpolitik ou l’art du compromis, comme le souligne le professeur Norman Cornett, ancien professeur d’études religieuses de McGill, car « la politique doit être ancrée dans la réalité » et néglige les considérations idéologiques. S’ils souhaitent être élus, les deux candidats doivent composer avec les préoccupations des électeurs des états pivots, dont le choix va déterminer le résultat des élections. Or, bien souvent, leur réalité touche aux enjeux économiques dont les effets sont immédiats, comme l’inflation. Brendan Szendrő note que « le programme en faveur des combustibles fossiles est meilleur pour l’économie à court terme. À long terme, ce n’est pas le cas. Mais le long terme ne permet pas de gagner des élections. Les gens s’intéressent à l’inflation aujourd’hui, pas à l’inflation dans 20 ans ».
Les enjeux géopolitiques de sécurité sont aussi prioritaires aux questions environnementales : « Si vous ne forez pas pour trouver du pétrole dans votre pays, vous allez dépendre de régimes qui sont, dans certains cas, caricaturalement mauvais, pour obtenir votre gaz. Cela aggrave la situation de votre économie, car vous importez plus que vous n’exportez. Cela vous affaiblit également en termes de politique étrangère, car vous dépendez désormais de despotes étrangers, qui pourraient, hypothétiquement, chercher à s’emparer de toute l’Europe de l’Est [la Russie de Vladimir Poutine, ndlr] », explique le professeur Szendrő.
Ces considérations peuvent expliquer le revirement de Kamala Harris quant à la question de la fracturation hydraulique, une pratique qui consiste à injecter de l’eau, du sable et des produits chimiques dans la terre pour extraire le pétrole et le gaz qui s’y trouvent. Lorsqu’elle faisait campagne en 2019 pour la présidence des États-Unis, elle se présentait comme une candidate progressiste et s’était engagée contre cette pratique destructrice pour l’environnement. Dans le passé, en tant que procureure générale de la ville de San Francisco, elle avait établi une unité de justice environnementale et avait poursuivi certaines compagnies pétrolières en justice. Cependant, depuis son ascension au poste de vice-présidente, elle affirme son soutien à la pratique controversée. Lors du débat présidentiel contre son adversaire républicain qui se tenait à Philadelphie dans l’État de Pennsylvanie, elle s’est même vantée « que sous l’administration Biden-Harris, les États-Unis ont tiré plus de barils de pétrole que dans toute l’histoire américaine », précise le professeur Cornett. Si l’on peut trouver cette attitude surprenante au premier abord, on comprend très vite les motivations de la vice-présidente : « On ne peut pas gagner [les élections, ndlr] sans gagner l’État de la Pennsylvanie, puisque cela implique 19 votes au collège électoral », explique le professeur Cornett. Or, le gaz naturel est le moteur de l’économie dans cet État pivot. Interdire la fracturation hydraulique reviendrait à s’aliéner les électeurs de Pennsylvanie et ainsi perdre les élections.
« On ne peut pas gagner [les élections, ndlr] sans gagner l’État de la Pennsylvanie, puisque cela implique 19 votes au collège électoral »
Professeur Norman Cornett
Absence de parti vert
Pour Brendan Szendrő, l’absence de proposition politique concrète est renforcée par la polarisation de plus en plus exacerbée du système politique américain, qui « gèle la prise de décision politique ». D’ailleurs, « le fait que le système soit conçu de manière à ce qu’un seul des deux partis puisse gagner les élections signifie que les tiers partis n’ont pas de programme sérieux ». Beaucoup se présentent avec l’intention de perdre. Selon le professeur Szendrő, « parce que les partis tiers savent qu’ils ne peuvent pas gagner, ils sont des foyers de corruption et essaient surtout de faire perdre l’un des deux partis, et non pas de faire avancer la politique ». Ainsi, le parti vert des États-Unis ne peut pas être comparé aux partis environnementaux d’autres démocraties. Jill Stein, à la tête du Green Party, a été impliquée dans des situations compromettantes, comme une rencontre avec Vladimir Poutine. Tandis qu’au Canada, le Nouveau Parti Démocratique (NPD) se présente comme une alternative aux partis libéral et conservateur, « aux États-Unis, cette troisième voie de la social-démocratie n’existe pas », analyse le professeur Cornett. Or le NPD est souvent « le parti qui s’intéresse le plus aux questions climatiques ». C’est ce qui explique le manque d’attention accordé à la politique environnementale.
Selon le professeur Norman Cornett, les lobbys politiques jouent également un rôle clé dans les élections et la politique américaine. Les candidats s’appuient sur le soutien de ces groupes d’intérêt pour financer leur campagne. « Le plus grand lobby pétrolier aux États-Unis, c’est l’ American Petroleum Institute, dont le PDG est Mike Somers », explique le professeur Cornett. C’est pourquoi, de nombreux élus se transforment en « porte-paroles pour l’industrie pétrolière », car leur survie politique en dépend.
« Pour que l’environnement soit à nouveau inscrit sur les bulletins de vote aux États-Unis, le plus simple à court terme est de lancer des initiatives au niveau des États »
Professeur Brendan Szendrő
La menace Trump
Bien que le programme de Kamala Harris en matière d’environnement puisse décevoir, il a le mérite de reconnaître que le changement climatique est réel. Sous la présidence de Biden, la loi sur la réduction de l’inflation de 2022 a permis de dégager des sommes considérables pour investir dans des solutions climatiques et d’énergie propre. L’alternative Trump, candidat climatosceptique dont l’un des slogans préférés est « Drill, baby, drill ! », équivaudrait à tuer dans l’œuf tout espoir d’avancée en matière d’environnement. On se souvient du bilan environnemental catastrophique de Trump sous son premier mandat : retrait de l’Accord de Paris, élimination du Clean Power Plan qui contraignait les centrales à charbon à réduire leurs émissions, ou encore affaiblissement du National Environmental Policy Act qui soumettait des projets majeurs à une évaluation environnementale.
Finalement, a‑t-on vraiment le choix ? « Si Kamala gagne, il y a beaucoup plus de possibilités de relancer certaines de ces initiatives [environnementales, ndlr] », indique le professeur Szendrő. Par opposition, « si Trump gagne les élections, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de solution possible, mais cela veut dire que le temps nécessaire à la mise en œuvre de ces solutions est beaucoup plus long ». L’option Trump reviendrait ainsi à renoncer aux progrès réalisés sous l’administration Biden, pour perdre à nouveau quatre ans de potentielle avancée en matière climatique. Les conséquences pour le reste du monde seraient majeures car « les États-Unis sont le pays le plus puissant du monde, autant sur le plan militaire qu’économique », rappelle le professeur Szendrő. « Et ils sont le chef de file du monde démocratique. Par conséquent, lorsque les États-Unis ne s’intéressent pas à la politique environnementale, il est d’autant plus difficile de rallier d’autres pays à cette politique, notamment parce que les politiques environnementales consistent souvent à privilégier le long terme au détriment du court terme. » Le professeur explique qu’il s’agit du problème classique, en science politique, de la tragédie des biens communs : « La plupart des pays sont réticents à adopter une politique environnementale si tous les autres pays ne sont pas prêts à faire de même. Ainsi, si les États-Unis ne sont pas disposés à investir dans la protection de l’environnement, il est beaucoup plus difficile de convaincre des pays comme la Russie et la Chine de suivre le pas. »
À l’échelle des États
Selon le professeur Szendrő, « pour que l’environnement soit à nouveau inscrit sur les bulletins de vote aux États-Unis, le plus simple à court terme est de lancer des initiatives au niveau des États ». Il souligne le pouvoir des États d’appliquer des politiques respectueuses de l’environnement à court terme : « Dès que vous franchissez la frontière entre l’Arizona et la Californie, tout change. Du côté de l’Arizona, tout est gris. Et du côté californien de la frontière, tout est vert », remarque-t-il. Néanmoins, il ne faut pas négliger le rôle du gouvernement fédéral, dont l’action est primordiale pour les solutions à long-terme. Mais pour cela, le professeur note que « la première chose à faire au niveau fédéral est de trouver un moyen d’abaisser la température de la polarisation politique aux États-Unis. Si l’on ne parvient pas à réduire la polarisation, alors toutes ces initiatives sont vouées à l’échec ».
Sur une note plus positive, le professeur Szendrő souligne que « dans une société démocratique, la recherche d’un consensus est le moyen le plus facile d’aller de l’avant ». Il note que « de nombreuses initiatives environnementales au niveau local sont nées de cette collaboration entre les organisations environnementales, d’une part, et les entreprises polluantes, d’autre part. » Ainsi, il est parfois possible de trouver un terrain d’entente « pour tenter d’élaborer des politiques mutuellement bénéfiques pour l’environnement et l’économie ».