En octobre 2023, Anaïs Remili donnait sa première conférence TED intitulée Une menace invisible : les orques sous attaque (tdlr) à Cape May au New Jersey, peu de temps après avoir soumis sa thèse de doctorat à l’Université McGill. Dans son discours, la chercheuse, désormais post-doctorante à l’Université Simon Fraser à Vancouver, a présenté les résultats de sa recherche mettant en lumière l’impact dévastateur des pesticides et des contaminants industriels, appelés « polluants organiques persistants », aussi connus sous le nom de « polluants éternels », sur la santé des orques et autres mammifères marins. Elle a aussi rappelé le rôle primordial de ces espèces dans la régulation des écosystèmes et la préservation de l’équilibre des océans et de la planète.
Le Délit a interrogé la chercheuse, afin d’en apprendre plus sur les menaces, exacerbées par le réchauffement climatique, qui pèsent sur ces animaux majestueux.
Le Délit (LD) : Votre recherche a porté sur les polluants éternels. D’où proviennent-ils ? Pourquoi sont-ils produits ?
Anaïs Remili (AR) : Ces polluants ont commencé à être produits dans les années 30. Les BPC, à savoir les biphényles polychlorés [groupe de polluants éternels, ndlr], ont été créés par Monsanto et étaient ajoutés à des composés électriques, des peintures, ou des plastiques. Ce sont des molécules qui sont très stables chimiquement. Elles ne se dégradent pas avec le temps et la chaleur, ce qui explique pourquoi elles ont été massivement utilisées et donc, produites. Ce n’est pas avant les années 60 qu’on a réalisé que ces molécules se retrouvaient dans l’environnement sans se dégrader. C’était aussi le cas pour les pesticides organochlorés qui incluent notamment le DDT [Dichlorodiphényltrichloroéthane, ndlr]. Synthétisé par un chimiste autrichien en 1874, le DDT a commencé à être utilisé un peu partout comme pesticide dans l’agriculture à partir des années 40. Dans les années 70, on a compris qu’il commençait sérieusement à mettre en péril les pygargues à tête blanche, l’aigle emblème
des États-Unis. Comme pour les BPC, le pesticide s’introduit dans l’environnement, principalement à cause du ruissellement des eaux de pluie sur les parcelles contaminées, mais a aussi une affinité chimique particulière avec les lipides. En se liant aux lipides des organismes, il s’accumule le long de la chaîne alimentaire : à chaque maillon, lorsqu’un prédateur consomme une proie, il absorbe les contaminants présents dans celle-ci, ainsi que ceux provenant de son propre environnement.
LD : Les différentes espèces sont-elles affectées de la même manière par les contaminants ?
AR : L’observation des concentrations des POP à travers six espèces de baleines et de dauphins à Saint-Pierre-et-Miquelon, juste en dessous de Terre-Neuve, montre que les contaminants sont les plus faibles dans les baleines à fanons, parce qu’elles se nourrissent de krill et de petits poissons comme les capelans. Ensuite, ce sont les dauphins, qui se nourrissent peut-être des plus gros poissons ou des poissons qui ont beaucoup de gras comme les harengs, qui ont accumulé beaucoup de ces contaminants. Les orques, parce qu’elles sont au sommet de la chaîne alimentaire, comptent parmi les espèces les plus contaminées au monde. Les concentrations de polluant sont au-delà de deux fois la limite de 41 mg/kg qui a été établie il y a des dizaines d’années, à partir de laquelle on commence à percevoir des risques au niveau du système reproducteur.
LD : Les polluants représentent une des menaces pour la santé des mammifères marins. Quelles sont les autres ? Peut-on faire une hiérarchie des dangers ?
AR : Faire une hiérarchie, c’est difficile, mais je pense que la pêche accidentelle fait partie des menaces principales. Quand des gros bateaux chalutiers viennent pêcher des poissons par milliers, de temps en temps, les dauphins de petite taille se retrouvent coincés dans les filets. Environ 300 000 cétacés se font attraper dans des filets chaque année dans le monde. Une autre menace est liée à l’abondance en proies qui est altérée par le changement climatique. De plus en plus d’espèces de poissons migrent vers le Nord, ce qui peut affecter
la distribution de ces proies. Les baleines à fanons, qui ont besoin d’énormes quantités de petits poissons ou de krill pour se nourrir, se retrouvent en difficulté lorsque ces proies viennent à manquer. Par ailleurs, tous les cétacés qui utilisent l’écholocation [moyen de localisation des obstacles et des proies grâce à l’écho d’émissions d’ultrason, ndlr], comme le dauphin, sont perturbés par le bruit environnant, comme celui d’un gros bateau, de la recherche sismique, ou de sonars, parce qu’ils ne sont alors pas capables de communiquer entre eux, de coordonner une chasse ou tout simplement de trouver leur proie. La contamination environnementale devrait être aussi inclue dans les principales menaces.
« Les orques, parce qu’elles sont au sommet de la chaîne alimentaire, comptent parmi les espèces les plus contaminées au monde »
Anaïs Remili, chercheuse
LD : Quel est le rôle de ces mammifères marins ? Quel est leur impact sur l’équilibre de la planète ?
AR : Les baleines à fanons capturent les gaz à effet de serre. Elles séquestrent beaucoup de carbone dans leur corps en se nourrissant, et en absorbent aussi depuis l’atmosphère. Quand elles meurent, elles tombent dans les abysses, où finit le carbone capturé. Aussi permettent-elles d’enlever du carbone de l’atmosphère pour le rendre aux océans. Elles ont également un rôle de fertilisant : leurs matières fécales contiennent énormément d’azote, qui est un fertilisant naturel pour les communautés de phytoplanctons qui se développent ainsi grâce à cet apport. Elles jouent donc un rôle majeur dans la lutte contre le réchauffement climatique et pour augmenter la productivité de nos océans. Ces phytoplanctons, par leur photosynthèse, absorbent jusqu’à 50% du dioxyde de carbone contenu dans l’atmosphère pour générer de l’oxygène. Les baleines à dents, comme les dauphins ou les orques, jouent un rôle essentiel parce qu’elles régulent toute la chaîne alimentaire. Si elles venaient à disparaître, les conséquences seraient terribles, parce que les proies qu’elles devraient manger commenceraient à se reproduire de manière exponentielle. [Cela risquerait de déséquilibrer tout l’écosystème, car l’augmentation des poissons qui se nourrissent du plancton entraînerait sa diminution, réduisant son effet de stockage de CO2, ndlr].
« Les pays doivent faire en sorte qu’il y ait des régulations plus strictes avant d’autoriser les produits sur le marché »
Anaïs Remili, chercheuse
LD : Quelles actions concrètes, à l’échelle individuelle, pourrait-on mettre en place pour protéger les animaux marins ?
AR : Je pense qu’on peut faire déjà attention à ce qu’on consomme. C’est important de se rappeler que chacun de nos gestes et chaque chose qu’on achète apporte sa contribution à la pollution globale de notre planète. Éviter de commander des produits de fast fashion sur Temu peut déjà être bien. Il faut aussi essayer de ne pas supporter des industries qui utilisent des pesticides toxiques, bien que beaucoup aient déjà été bannis. Mais chaque fois qu’un polluant est banni, les industriels trouvent une faille et mettent sur le marché une molécule un tout petit peu différente, qui échappe aux règles et aux interdictions, mais qui a toujours un peu la même structure, ce qui crée des problèmes à répétition. Je sais que c’est difficile financièrement de pouvoir faire différemment, surtout quand on parle à un auditoire étudiant. Parfois, on est obligé d’acheter ce qu’on peut au supermarché, mais on peut éviter d’acheter ce qui est produit en masse et vivre en ayant conscience de son empreinte écologique. C’est aussi important de partager l’information avec ses amis, sa famille, essayer de sensibiliser les gens à ce qui se passe actuellement. À l’échelle un petit peu plus globale, il faut convaincre nos responsables politiques de mettre en place des tests de toxicité plus rigoureux avant d’autoriser n’importe quelle molécule sur le marché. À chaque fois, c’est ce qui se passe : on a remplacé nos BPC par les PBDE (polybromodiphényléthers), qui sont essentiellement les mêmes molécules, sauf qu’à la place du chlore, il y a du brome. On se retrouve avec le même problème. Ces molécules s’accumulent dans la chaîne alimentaire, affectant différents organismes à travers tous les écosystèmes. Puis, on a banni ces PBDE et on les a remplacés par des PFAS (subtances per- et polyfluoroalkylées). En conséquence, les perturbateurs endocriniens sont partout. Cela menace nos populations humaines, mais aussi tous les organismes à chaque étage de la chaîne alimentaire dans nos écosystèmes. Quand allons-nous apprendre et quand allons-nous établir des tests à l’avance, avant de commercialiser n’importe quoi ? On peut également faire un effort sur ce qu’on mange, en évitant de consommer des produits provenant de la pêche industrielle. En Colombie-Britannique, l’initiative Ocean Wise certifie que certains poissons ont été pêchés de manière durable. En achetant des produits certifiés, on ne contribue pas au phénomène de surpêche, ni à la pêche accidentelle des dauphins. Devenir végétarien peut être une solution à l’échelle individuelle. Je sais que tout le monde ne peut pas devenir végétarien et c’est compréhensible, mais moi, personnellement, c’est un choix que j’ai fait depuis 13 ans pour essayer justement de faire ce que je peux de mon côté pour éviter de contribuer à la surpêche.
LD : Les négociations internationales ont-elles un rôle à jouer dans la protection des mammifères marins ?
AR : Oui, bien sûr. Pour les polluants éternels, il existe un traité des Nations Unies : la Convention de Stockholm. C’est un traité qui a été créé en 2001, entré en vigueur en 2004, pour bannir tous ces contaminants dont les BPC, les pesticides, etc. Il y a toujours des révisions, auxquelles on ajoute des nouvelles molécules, des nouveaux contaminants à la liste. Quand cette convention a été signée, les 152 pays signataires s’étaient engagés à éliminer tous les BPC avant 2028. On est très loin de cet objectif. Il faut que les différents pays mettent la main à la pâte. Il y a encore plein de composés dans lesquels on avait ajouté des BPC à l’époque qui sont encore contenus dans l’environnement ou dans des hangars où ils attendent d’être détruits. S’il se passe quoi que ce soit, si on a un accident, ils peuvent être déversés dans l’environnement de nouveau. Une fois qu’ils sont dans l’environnement, on ne peut pas les retirer. Les pays doivent faire en sorte qu’il y ait des régulations plus strictes avant d’autoriser les produits sur le marché et faire ce qu’ils ont dit qu’ils allaient faire, c’est-à-dire éliminer ces vieux contaminants. Pour l’instant, ce n’est pas du tout le cas. C’est un peu décourageant, mais il faut quand même redoubler d’efforts et se dire que si on ne veut pas tuer nos mammifères marins et si on ne veut pas empoisonner nos populations humaines, parce que ces contaminants ne s’accumulent pas que dans les mammifères marins, il faudrait quand même faire un petit effort.
« C’est important de se rappeler que chacun de nos gestes et chaque chose qu’on achète apporte sa contribution à la pollution globale de notre planète »
Anaïs Remili, chercheuse
Afin d’éduquer le public sur ces questions-là, Anaïs Remili a co-créé Whale Scientist, une plateforme en ligne sur laquelle les scientifiques en début de carrière peuvent partager leur connaissance des mammifères marins de manière ludique. Cette initiative a pour vocation d’inspirer de futurs chercheurs tout en satisfaisant la curiosité des amoureux du monde marin.