La famille nucléaire : voilà un terme un peu niché que j’ai découvert dans mes cours de sociologie au lycée. Initialement définie comme une réalité idéale par des sociologues tels que George Murdock dans Social structure (1949) en tant que « groupe social caractérisé par une résidence commune, une coopération économique et la reproduction », la popularisation des modes de vie alternatifs a amené de nombreuses personnes à questionner le modèle de la famille nucléaire.
C’est cela qui m’a conduite à recueillir les témoignages de mes pairs, Pénélope, Anatole* et Thomas – certains étudiant à McGill et d’autres étant de jeunes professionnels montréalais – afin d’explorer ce qu’il reste de cet idéal aujourd’hui. Certains le perçoivent comme un modèle stable mais contraignant, tandis que d’autres y trouvent une source de désillusions. Ces dialogues révèlent comment la famille nucléaire, bien qu’érodée par des changements sociétaux et des défis actuels, reste un repère ambivalent.
Des interrogations autour de la parentalité
Pour certains de mes interlocuteurs, la question de fonder leur famille nucléaire demeure essentielle, mais elle est souvent liée à des considérations dépassant le simple désir de progéniture. Le contexte climatique, comme les incertitudes économiques et sociales, peuvent notamment les amener à réévaluer ce choix. Pénélope, une jeune barista en pause d’études d’histoire de l’art à McGill, me fait part de ses sentiments sur la question : « Dans l’idée, j’aimerais avoir des enfants, mais avec l’instabilité du monde actuel, je me demande si je serais capable d’offrir un cadre de vie aussi sécurisant que celui que mes parents m’ont donné. »
Elle me confie toutefois la pression sociale qu’elle subit lorsqu’elle partage ses doutes sur la maternité : « Je ne comprends pas pourquoi c’est encore le cas aujourd’hui, mais depuis que j’ai passé les 25 ans, on dirait que la question d’avoir des enfants est devenue centrale dans la manière dont les autres me voient. Ce n’est même pas que j’y ai renoncé complètement, mais la possibilité même que je ne materne pas semble heurter la sensibilité de certains. Ils m’expliquent combien je le regretterai plus tard si je n’en ai pas. Moi, j’aime croire que je pourrais être heureuse avec comme sans enfants. »
Pour ceux qui tiennent encore au modèle de la famille nucléaire, il s’agit souvent de reproduire une expérience qui fut positive pour eux, ou bien au contraire, qu’ils aimeraient « corriger » en devenant de meilleurs parents que les leurs. Il y a quelques années encore, Anatole, étudiant en science politique à McGill, pensait fonder sa propre famille. Il m’explique : « Je voulais faire mieux que mon père. Ce ne serait pas très dur : j’aurai juste à ne pas lever la main sur mes gamins. Maintenant je crois que l’envie m’est passée, ce n’est sans doute plus aussi important pour mon égo, ou du moins je préfère ma liberté à ce que des enfants pourraient m’apporter. »
Comme d’autres, Anatole questionne le modèle même de la parentalité dans le cadre nucléaire. Il fait partie de ceux qui veulent vivre « différemment » : « J’ai deux loups en moi. D’un côté je contemple la vie tranquille qu’un job confortable pourrait m’apporter, de l’autre, je me vois voyager en bus et rejoindre mes amis ingénieurs son sur des lieux de fêtes, être libre de mes mouvements, faire ce que je veux sans que ça ait de conséquences sur un autre humain. »
Nombreux sont ceux qui envisagent des alternatives, comme la coparentalité entre amis ou les communautés de vie où les responsabilités parentales sont partagées, comme l’éducation des enfants, ou la gestion des tâches quotidiennes pour leur bien-être. Ces modèles, bien qu’encore marginaux, offrent un soulagement des charges mentale et émotionnelle en créant un réseau d’entraide et un équilibre entre vie personnelle et familiale. Ils témoignent d’une volonté croissante de s’éloigner de l’individualisme inhérent à la famille traditionnelle. En ce sens, ils traduisent une quête de solidarité et d’appartenance plus large, qui dépasse le cercle restreint des relations biologiques.
Modèles alternatifs et solidarités nouvelles
Les modèles alternatifs de famille ou d’habitation apparaissent comme des solutions à l’isolement, comme à Montréal où le modèle de la colocation est largement démocratisé. Pour beaucoup, cette configuration offre une manière plus fluide d’aborder les relations humaines, tout en réduisant la pression qui pèse sur les liens familiaux traditionnels. Thomas, qui partage un appartement avec deux autres jeunes professionnelles depuis 3 ans, affirme : « J’ai commencé à vivre avec Aglaé et Marie sans les connaître, à travers un groupe Facebook, quand on était étudiants à McGill et encore tous les trois fauchés. Mais maintenant qu’on travaille, l’excuse économique n’est plus : on décide délibérément de continuer à vivre ensemble. On aime ça se soutenir dans les moments difficiles, mais c’est aussi le fun de rentrer et d’avoir quelqu’un avec qui tout partager, surtout avec l’hiver qui peut vite ralentir les sorties. On a comme l’impression d’être une famille choisie les uns envers les autres, et comme nos histoires romantiques n’ont pas tant pris ces derniers temps, on se rend encore plus compte de la valeur de la stabilité de ce lien en comparaison à celui d’une famille classique qui repose sur l’amour de deux parents. » Il ajoute : « Plus je grandis, plus je réalise comme c’est rare de rencontrer des adultes dans des mariages heureux. Je ne comprends pas pourquoi ça ne se fait pas plus d’essayer autre chose que la vie en couple. »
Cette notion de « famille choisie » dont parle Thomas a été popularisée par les communautés queer, et trouve de plus en plus d’écho auprès des jeunes générations. Dans ces configurations, le lien affectif prime sur le lien biologique, ce qui permet une réelle réinvention des structures relationnelles. En dépit des réalités économiques, climatiques et des évolutions sociales qui l’ont fragilisée, la famille nucléaire continue d’être perçue par certains comme un pilier de stabilité et un modèle structurant dans un monde incertain. Ce modèle permet aussi de concentrer le soutien émotionnel et matériel sur un cercle restreint, tout en facilitant la transmission intergénérationnelle de valeurs, de traditions et de patrimoine. Ces aspects expliquent pourquoi il reste privilégié par ceux qui cherchent une forme de stabilité ou un héritage culturel fort, malgré ses limites perçues. Pour beaucoup, la famille nucléaire garantit néanmoins une organisation claire des rôles et des responsabilités, offrant un cadre rassurant dans une société où les repères changent rapidement. Idéale pour certains et source de rejet pour d’autres, la famille nucléaire incarne ainsi la nostalgie d’une époque perçue comme plus ordonnée, tout en soulignant les contraintes d’un modèle parfois trop rigide pour s’adapter aux attentes contemporaines.
*Nom fictif