Quelque chose est pourri dans le royaume du Danemark. Le corps du roi défunt est à peine refroidi, que son frère Claudius prend sa place et se marie avec sa veuve, Gertrude. Le jeune prince Hamlet est brutalement extirpé du sanctuaire de l’enfance pour être projeté dans le monde adulte, celui des intrigues et des cruautés. La tragédie d’Hamlet, prince du Danemark, est imprégnée des angoisses de l’ère de Shakespeare, celles d’une Angleterre émergeant des brumes du dogme chrétien pour entrer dans la Renaissance, où l’humain doit faire face aux incertitudes du monde.
L’interprétation du metteur en scène Marc Béland exploite quelques thèmes intemporels de la tragédie : dans l’obscurité du TNM, les spectateurs suivent les comédiens dans un tourbillon de déchéance où tous les personnages ont deux visages, où nul ne peut faire confiance aux autres et où les espoirs sont brisés par l’envie et la méfiance. Un spectacle intense d’où l’on sort sous le choc, comme frappé par ce destin incertain et inexorablement tragique.Pourtant, l’intensité de la pièce met du temps à se déployer. À la cour du roi Claudius, les personnages sont statiques et déclament toujours sur le même ton. Il s’agit d’un problème récurrent du théâtre québécois, surtout chez les jeunes acteurs : ils répètent la méthode inculquée au Conservatoire et l’appliquent à n’importe quel type de personnage. Vous savez, cette voix tendue, un peu rauque, toujours solennelle, qui semble s’écrier à chaque réplique : « Monsieur le Président, la Maison-Blanche est attaquée ! ». Rien de mémorable, donc, du côté des rôles de Laertes, Fortinbras et Horatio. Même Benoît McGinnis (Hamlet), les cheveux bien léchés, livre son premier monologue les pieds fixés au sol et la voix égale.
Toutefois, passées les premières scènes, McGinnis se déchaîne : il prend la scène d’assaut, il est partout à la fois, et il crache ses répliques comme un venin. Un Hamlet solide. D’autant plus que ce rôle est peut-être l’un des plus exigeants du théâtre, puisque l’acteur ne campe pas une personnalité fixe : la tragédie entière dévoile l’évolution du jeune Hamlet, exilé de l’enfance comme Adam de l’Éden, qui doit devenir un homme en se faisant le vengeur de son père. C’est là où McGinnis brille : plus l’enfant devient vengeur, plus la performance de l’acteur s’intensifie. Au fond, le jeu uniforme de certains acteurs ne fait que rendre plus flamboyante l’aliénation progressive de l’Hamlet de McGinnis.
Une autre figure mérite attention : l’Ophélie de Shakespeare. L’actrice Émilie Bibeau offre à la frêle pucelle une voix chaude, rocailleuse et méditerranéenne, tout en conservant la pureté du personnage. Et pourtant, tout est gâché. Ophélie, la « vraie », conserve sa grâce même dans la folie : d’une douceur éthérée, la jeune fille voltige d’un personnage à l’autre en distribuant des fleurs. Or, l’Ophélie de Bibeau, une fois devenue folle, se met à pousser des cris nasillards au visage des acteurs et se masturbe sur les planches du théâtre. Que le coupable soit l’actrice, le metteur en scène ou le conseiller dramatique, ils n’avaient pas le droit de faire cela. Ophélie est un pilier de la culture occidentale, une ode à la féminité. Qu’on fasse subir ce traitement à n’importe quelle reine, mais pas à Ophélie ! De grâce, avant d’aller voir la pièce, imprégnez-vous des vers de Rimbaud, contemplez longuement le tableau de Millais, et contribuez ainsi à conserver la mémoire d’Ophélie intacte et inviolée dans l’imaginaire collectif.