« L’art est fait pour troubler », a dit Georges Braque. Ces mots résonnent harmonieusement avec le message que tente de rendre Guy Laliberté et sa fondation One Drop qui, depuis janvier dernier, ont annoncé haut et fort leur « mission sociale [et!] poétique » dans l’espace. La cause se veut purement humanitaire : donner aux pays en voie de développement un accès à l’eau potable.
Alors que Marcel Proust maintenait que l’art véritable « n’a que faire des proclamations et s’accomplit dans le silence », l’éminente médiatisation de One Drop et de ses activités nous rend sceptiques quant à la véracité de sa double proclamation : un manifeste à la fois artistique et environnemental. Mais que dire du prestige et des gains de capitaux qui sous-tendent la cause ?
Agir pour l’art, la planète, la science… ou pour soi ? Cette semaine, Le Délit fait le point sur les frontières de cet art engagé et sur cette mode « verte » qui, de par son caractère révolutionnaire, garde la planète, et c’est le cas de l’écrire, les yeux au ciel. Quand la mégalomanie fait des siennes… Sky is the limit.
One Drop : derrière la goutte d’eau qui changera le monde
C’est avec Oxfam-Québec et le Cirque du Soleil que Guy Laliberté met sur pied One Drop, un organisme cherchant à subvenir aux besoins des pays en voie de développement en leur procurant un accès à l’eau potable. Cette démarche humanitaire, visant d’une manière plus générale la lutte contre la pauvreté, mise sur l’art social pour remplir le portefeuille de la Fondation.
Guy Laliberté est parti dans l’espace le 30 septembre dernier avec l’astronaute américain Jeffrey Williams et l’astronaute russe Maxim Souraïev pour une durée de douze jours. L’événement « De la Terre aux étoiles pour l’eau » s’inscrit dans la lignée de la mission One Drop, faisant la double promotion de la préservation de l’eau sur terre et de l’accessibilité de cette ressource à tous. Cet événement sera diffusé gratuitement sur le web, via le site officiel de la Fondation (www.onedrop.org), le 9 octobre prochain. Tous les supports technologiques possibles sont mis à contribution par les organisateurs du projet. Les artistes invités pourront même partager leur position, leur intérêt et leur souci face à l’or bleu un peu partout dans le monde, en diffusion simultanée. Mais cette médiatisation mondiale risque-t-elle de masquer le volet modeste et discret de l’art ? Bien qu’explicitement justifiés par la sensibilisation à la préservation et au partage de l’eau, les motifs de l’envol de Guy Laliberté pourraient-ils être plus larges qu’ils n’y paraissent ?
Une tête pour le bien-être de l’humanité
Il ne faudrait pas négliger les accomplissements de M. Laliberté. Il y a déjà vingt-cinq ans que le Cirque du Soleil a fait son entrée dans le domaine des arts. Depuis, le monde du cirque s’est vu renaître, Laliberté l’ayant élevé au rang des plus grandes disciplines artistiques. Au palmarès des cent personnalités les plus influentes de notre siècle selon le Time Magazine, Laliberté détient le titre d’entrepreneur mondial de l’année. Il va donc sans dire que l’impact de ses actes se fait sentir dans la sphère socio-économique. M. Patrick Beauduin, vice-président et chef de la création convergente chez Cossette, espère « seulement que cette visibilité accrue mobilisera l’opinion publique ». L’opinion populaire va même jusqu’à hausser Laliberté au rang de réinventeur de la philanthropie. Mais ce n’est pas la première fois qu’une tête du showbizz s’implique dans des causes humanitaires, pensons à Bono de U2 ou encore à Angelina Jolie. Toutefois, ceux-ci se contentent de l’horizon terrestre et investissent bien moins que trente-cinq millions de dollars pour un événement de deux heures.
De la société du spectacle… ou l’hébétude face à la mégalomanie
Guy Debord a un jour mentionné, dans son ouvrage La Société du spectacle, que celle-ci sert à la fois d’outil de propagande de l’emprise du capital sur les vies et de « rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Probablement conscient de cette polémique, Laliberté ne redoute pas pour autant l’approche médiatique de son projet ; il l’adopte avec ferveur. Debord en arriverait à la conclusion que l’importance des enjeux planétaires devient dérisoire face à la place que prend l’art dans un projet comme celui-ci. Le citoyen-spectateur ne devrait pas rester béat devant la scène spatiale qu’offrira One Drop le 9 octobre prochain ; il devrait plutôt activement s’informer sur ces différentes causes écoplanétaires pour adopter une approche multilatérale. Consulter les dires de différentes écoles de pensée (sociologique, astrophysique, écologique, économique, voire même commerciale) est la manière la plus complète de saisir cet enjeu.
Même si les profits accumulés seront directement versés à One Drop, il n’en reste pas moins que c’est par la réussite des missions de l’organisme que la réputation du Cirque du Soleil continuera de croître exponentiellement, tout comme le prestige de Laliberté. Interactive à tous les niveaux sur le Web (Facebook, Twitter, YouTube), la Fondation de Laliberté est très publicisée, d’où le risque d’escamoter les fondements réels de son expérience initiatique spatiale. Patrick Beauduin dit de Guy Laliberté qu’il est la « platefome publicitaire » de l’événement. Bref, nous avons ici droit à une médiatisation monstre et un marketing assidu : Monsieur et Madame Tout-le-monde peuvent même contribuer à la cause en achetant leur bouteille d’eau ou leur parapluie One Drop.
Quand le cosmos est démystifié par l’art de la scène
Tous les moyens sont bons pour avoir l’attention médiatique. Mais quand il s’agit d’utiliser l’astronomie comme scène pour l’art, quelles en sont les conséquences pour la science ? M. Robert Rutledge, assistant professeur à la Faculté de Physique de l’Université McGill, soutient que les répercussions sont moindres pour le monde de l’astronomie. « L’important à retenir, c’est que l’humanité progresse grâce à ceux qui prennent des risques », pense M. Rutledge. « Le début des voyages dans l’espace ressemble étrangement à celui des voyages en avions. […] À l’époque, il n’y avait rien de plus inhabituel que de mettre le pied dans un avion pour aller en Australie ». Alors à quel moment juge-t-on que cet émerveillement procure une sensation de spectacle ? En fait, quand l’homme a mis le pied sur la lune pour la première fois, nous dit Rutledge, c’était comme un miracle ; on a réussi à combler un rêve collectif, un fantasme scientifique qu’on a longtemps pensé plus grand que nature. Mais avait-on qualifié ce 21 juillet 1969 de coup de publicité ? Personne aujourd’hui ne conçoit les voyages dans l’espace comme un miracle, alors que dans l’histoire de l’humanité, ça l’est certainement. Tout dépend de la perspective. Pour Richard Heidmann, ingénieur en propulsion spatiale et membre de l’association Planète Mars, « l’espace est devenu un outil d’influence, comme l’étaient autrefois les armées ou le nucléaire. Source de prestige et de puissance, elle permet d’avoir voix au chapitre ». Le cosmos comme endroit de spectacle prend alors tout son sens pour Laliberté.
Coup d’argent ou rêve d’enfant
Rappelons-nous qu’il y a quarante ans déjà, Apollo 11, alunissait pour la première fois de l’histoire humaine. Cet anniversaire souligne non seulement le premier contact humain avec un sol inconnu dans l’espace mais aussi la découverte d’un astre qui suscite notre curiosité d’être humain, citoyen d’une terre dont les ressources ne cessent de s’estomper. Compte tenu de la popularité du mouvement vert par les temps qui courent, c’était effectivement l’occasion rêvée pour Laliberté de renaître avec un défi d’envergure pour ses cinquante ans. Reste qu’il vise encore plus haut, toujours plus haut.
Maintenant surnommé « le clown de l’espace », Laliberté, en orbite depuis le 30 septembre 2009, s’est inspiré de l’avenir de la planète et de l’eau pour mettre sur pied un « conte poétique » qu’il lira à distance, rappelons-le, le 9 octobre. Cette performance sera retransmise en direct sur différentes plateformes interactives, avec la participation de plusieurs artistes-amis tels Yann Martel, l’auteur du poème, Garou, U2, Shakira, Julie Payette, Al Gore, et David Suzuki, pour ne nommer que ceux-là.
La qualité du texte de Martel ne sera pas mieux rendue par sa diffusion satellite à 350 km de la terre. Magnifier l’espace et en faire une scène pour soi-disant sensibiliser les gens aux conditions de l’eau sur la Terre donnera pourtant cette impression. Posons-nous alors la question : est-ce l’art ou le projet qui est ici mis en avant ? Veut-on nous exposer à une cause ou à une œuvre ? Inutile de rappeler que Guy Laliberté est un homme d’affaires qui travaille dans le domaine des arts. Peut-on réellement associer l’art au profit ? En tout cas, le cosmos est assurément devenu un nouveau terrain d’expérimentation pour l’art. Les scientifiques devront faire un peu de place aux artistes. Le professeur Louis Guay, du département de sociologie de l’Université Laval, maintient que l’art peut poursuivre sa manière de définir, concevoir et utiliser le cosmos sans nuire à la science, car l’art relève du domaine de la création et non de la découverte. Si la science se sent insultée, poursuit-il, c’est qu’elle ne sait plus faire la distinction entre les objectifs du vrai et ceux du beau. Quant aux conséquences pour l’astronomie, dans une perspective sociologique, M. Guay croit que les répercussions n’auront pas lieu sur la dynamique interne, mais plutôt dans l’imagination du public, qui redécouvrira l’intérêt d’étudier l’astronomie et la nécessité de soutenir cette frange onéreuse de la recherche scientifique. Mais, continue-t-il, le fait que personne ne cherche expressément, serait un effet non voulu, plutôt même contingent.
Il existe une tonne d’autres moyens d’intéresser les gens à l’évolution et à la structure de l’espace spatial. Toujours selon sa vision, il reste qu’un des moins coûteux est d’envoyer en l’air un entrepreneur de la création artistique. En revanche, « les fonds pour l’astrophysique ne se mettront pas à pleuvoir au retour sur terre de Laliberté, à moins que lui-même décide de fonder des chaires de recherche ». Pour les artistes, le cosmos, comme la nature en général, sont des occasions et une source d’inspiration à la création.
Une chose est certaine, Guy Laliberté est loin d’être dans la lune : ce projet va attirer beaucoup de spectateurs, donc générer des profits monstre. La rentabilité de son voyage-spectacle se détecte à la vitesse de la lumière.
Vers l’infini et plus loin encore ? Pour l’instant, Laliberté tient le coup.
Selon le magazine d’astronomie Ciel & Espace, les enjeux actuels sur la recherche astronomique portent sur quatre principaux motifs d’aller dans l’espace : exploiter les ressources naturelles de la lune, augmenter les connaissances scientifiques, relancer l’économie et servir des enjeux politiques. Paul Spudis, chercheur à l’institut lunaire et planétaire de Houston (Texas), écrit : « Parce que c’est le premier endroit qui nous permettra d’apprendre à utiliser les ressources du système solaire, à habiter et à travailler de façon productive sur un autre corps céleste. La Lune est proche, la dépense énergétique est faible… on peut en tirer de l’eau et de l’oxygène. Si on réussit sur la Lune, on pourra le faire partout ailleurs. »