Parmi eux, Michel Houellebecq, écrivain français connu surtout pour ses deux premiers romans, L’Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires, et qui, selon Nancy Huston, est misogyne, dégouté (et obsédé à la fois) par le sexe, par le corps humain, et incapable d’une quelconque réflexion positive sur le monde ou la vie en général. Réflexion en quelque sorte justifiée –car il est vrai que dans les romans de Michel Houellebecq, la splendeur de l’expérience humaine n’est pas pour ainsi dire célébrée– que Huston complète par la critique de son style « plat et morne ».
Cette critique, aussi manichéenne soit-elle, me semble d’une certaine manière applicable aux deux premiers romans de Michel Houellebecq, qui, gorgés d’une ironie terrible et destructrice, refusent l’espoir à tout un chacun (ce n’est pas que cette ironie soit mauvaise, ou inintéressante, comme le laisse entendre Nancy Huston ; je remarque seulement qu’elle existe effectivement). Dans Plateforme toutefois, son troisième roman paru en 2001, ce désespoir apparaît teinté d’une sorte de sentimentalité presque naïve, qui contredit l’analyse de Nancy Huston. Michel, personnage principal et narrateur, débute son récit en racontant (avec un détachement qui rappelle Meursault de L’Étranger d’Albert Camus) la mort de son père, puis les vacances en Thaïlande qu’il prend pour se remettre de ses émotions. C’est lors de ce voyage que Michel rencontrera Valérie, avec qui il développera une relation affective.
L’histoire comme telle, ou la « story », comme l’appelle Milan Kundera, est digne de très peu d’intérêt lorsque ramenée au schéma de base, et ressemble à beaucoup d’autres romans publiés ces temps-ci : un homme déprimé et sans autre goût pour la vie que les moments d’extases que lui permet le sexe, rencontre une femme intelligente au corps magnifique et baisant superbement. De cette femme il tombe amoureux ; ensemble ils vivront éternellement et auront des milliers d’enfants. Pas vraiment, en fait, mais je m’en voudrais de gâcher la fin du livre pour quiconque aurait envie de le lire. L’intérêt du récit, donc, ne se situe pas dans le quoi, mais dans le comment : le contraste frappant entre la prose « plate et morne » du narrateur, et les moments d’émotions (qui sont plus nombreux qu’on ne pourrait le croire) qu’il vit. Parmi ces émotions, du désespoir, certes, mais également du bonheur, de la tristesse, de l’extase… Houellebecq explique dans L’Extension du domaine de la lutte que l’«effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman, […] [et que] la forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne ».
Cette indifférence, ce néant, (dont parlait également Nancy Huston), s’incarne ainsi dans la prose dépouillée de « style », à l’opposé de ce que l’on pourrait appeler une virtuosité langagière (phrases courtes, peu d’adverbes, répétitions), et permet d’établir un rapport particulier et complexe avec la sentimentalité des personnages : en n’accentuant pas l’émotion (comme pourrait le faire un style plus grandiloquent), Michel Houellebecq lui permet d’exister dans une plus grande authenticité, dénudée et, à mon sens, plus efficace. Cette manière de faire peut être comparée à une scène, dans une œuvre cinématographique, que le réalisateur distinguerait par l’absence totale de musique…
À travers le néant de Plateforme, Michel Houellebecq pointe donc une émotion qui n’est pas sentimentale, mais plutôt écrasée par l’absurdité du vide existentiel. Car on est bien chez Michel Houellebecq ici, pour qui la vie est généralement destinée à la souffrance ; la beauté, bien qu’elle existe, est éphémère et en aucun cas rédemptrice. Mais si elle est vouée à disparaître, elle a tout de même bel et bien existé…