Sur le seuil de la porte, Édouard regarda son grand frère Ruben qui humait l’air en tous sens, en agitant son imposante crinière comme une marée d’algues noires. Édouard écarquillait les yeux sous la pluie pour ne pas manquer un seul des mouvements de son ours de frère. Soudain Ruben lui serra l’épaule. La foudre dans le regard, il lui dit : « Je te l’ai toujours promis, petit frère. Le temps est maintenant venu. » De sa main libre, il poussa le battant de la grande porte et poussa Édouard dans la gueule du manoir.
À l’intérieur, une salle de bal pullulait d’invités. L’éclair d’un unique candélabre pendu au centre du plafond révélait une atmosphère poussiéreuse d’où cavalcadaient les silhouettes comme dans un théâtre d’ombres chinoises. Au fond du hall, une dizaine de Léviathans de marbre surgissaient à la base de deux immenses escaliers qui perçaient le plancher et s’élevaient en spirale jusqu’à un nombre d’étages inconcevable. Les invités, tous en chair et en os, certains plus en os qu’en chair, saturaient la salle entière d’une odeur de viande en putréfaction. La plupart s’étaient engagés dans une danse tournoyante sur les larges marches des escaliers. Un homme en habit d’arlequin se tenait à l’embrasure de la porte, une main serrée sur sa propre gorge. Lorsqu’il vit les deux frères, il s’élança vers Ruben en poussant un tonitruant cri de joie. Les deux hommes rirent chaleureusement en se serrant la main. L’arlequin, en prenant de ses deux mains celle de Ruben, avait laissé grande ouverte la large fissure qui lui ceignait le cou. Un flot de sang noir s’écoulait encore de sa gorge lorsqu’il se tourna vers Édouard : « Enchanté, maître Édouard ! On m’a souvent parlé de vous. Je suis le baron Sanche, et je vous prie sincèrement de vous joindre à nous en cette funèbre soirée. »
Édouard lui serra distraitement la main, les yeux écarquillés et la nausée au cœur : derrière le baron Sanche se trouvaient des tables où s’alignait un grotesque buffet consommé par des êtres au visage rongé jusqu’à l’os. Au centre de la table, un sanglier déployait ses entrailles où festoyait une mare d’asticots. Une horde de mains en lambeaux déchiraient la bête de leurs serres de charognards. Dans les assiettes s’étalaient un véritable potager de pourriture, un pot-au-feu de pestilence. Au-dessus des mangeurs volaient des souris mortes et des crânes de chats, projetés par des bouffons masqués et squelettiques qui jonglaient à chaque extrémité de la table.
Le baron Sanche prit congé en se courba d’une respectueuse révérence, puis retourna danser avec la macabre assemblée. Édouard, en s’avançant à pas incertains à travers la macabre assemblée, s’enfonça dans un énorme kyste vêtu d’une robe de soirée bleu poudre.
« Bonsoir, seigneur Édouard, dit le kyste. Tu ne te rappelles probablement pas la dernière fois où nous nous sommes rencontrés. Je suis madame Öklesse… je suis ravie de te revoir enfin. »
La grosse dame s’éloigna tandis qu’Édouard la regardait valser d’invité en invité, en traînant avec elle une énorme épée enfoncée dans son crâne selon une parfaite ligne verticale. « Pour seule fin d’ornement » disait la dame.
Édouard tenta de s’approcher de la table mais fut assailli par une meute d’enfants qui laissaient sur leur passage une traînée de morceaux de peau et de doigts minuscules, comme autant de petits poucets en décrépitude. À cheval sur leur monture, composée d’une tête chevaline montée sur un pieu en bois, ils effleuraient Édouard dans leur charge épique vers la nourriture. Les gamins atteignirent un majordome assis à table, qui bondit aussitôt sur ses pieds et se précipita vers les deux frères.
« Je suis André de Vébaire. Bienvenue ! Nous vous attendions depuis longtemps ! »
À ces mots, plusieurs se retournèrent et levèrent leur chapeau en souriant. À de nombreuses reprises, la tête se souleva au-dessus du corps en même temps que le chapeau. André de Vébaire toisait Édouard et Ruben avec un demi sourire. En réalité, il n’aurait pu faire autrement étant donné la moitié du visage qu’il lui manquait. L’autre moitié était recouverte d’une bande de cuir clouté qui lui recouvrait le front et les yeux, avant d’aller s’enrouler autour de son demi-crâne. Le bandeau retenait tant bien que mal la masse cérébrale qui se liquéfiait à travers les pores du cuir.
« Si vous me le permettez, messeigneurs, je vais vous guider jusqu’à la chambre des maîtres. »
Édouard et Ruben s’engagèrent à la suite de Vébaire. Les trois hommes se dirigèrent vers l’un des deux escaliers, puis se frayèrent un chemin entre les danseurs. Les partenaires de danse, bien qu’ils valsassent sans se déplacer, restaient étrangement nobles dans leur fixité ; des geysers de grâces issus des fleurs du tapis rouge. Ruben désigna les portraits mangés aux mites qui ornaient chacun des pans de mur au-dessus de chaque marche. « Oncle Werben… tante Zinar, cousine Alaistair…», marmonnait-il, absorbé par lui-même. Puis il sursauta et se tourna vers son frère :
- Ah, Édouard ! Tu te souviens de nos parents morts dans cet accident de carriole, n’est-ce pas ?
- Ruben, voyons, comment pourrais-je…
- Eh bien, les voilà !
- Ruben avait défoncé d’un coup de pied la porte de la chambre des maîtres. À l’intérieur, une carriole déglinguée gisait sur les carcasses de quatre braves chevaux qui n’avaient connu que le devoir. Dans l’amas des corps chevalins, les parents d’Édouard étaient nichés langoureusement. À la vue de leur enfant, ils s’animèrent simultanément d’un chaleureux sourire. La mère ouvrait les bras et penchait la tête vers le bas, une roue de la carriole enfoncée dans la nuque. Le père avait la gorge transpercée d’un essieu. Il s’exprima d’une voix métallique :
« C’est si bon de te revoir, mon fils. Bienvenue chez toi, seigneur Édouard. »
Édouard, les larmes aux yeux, laissa tomber son paletot d’écolier, dévoilant ainsi les huit trous de balles qui rougissaient sa chemise blanche. Puis il s’élança pour embrasser ses parents. Ruben hoqueta d’un rire ému, rangea son fusil, puis se joignit à l’étreinte familiale.