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Le monde entier est un théâtre

La semaine dernière, la serveuse du restaurant dans lequel j’étais attablée m’a surprise à zieuter la table voisine. « Quelque chose d’intéressant par ici ? » me demande-t-elle en souriant. 

« Non ! Non, non… je suis un peu dans la lune, c’est tout…» En tentant de lui rendre son sourire, je fais un geste maladroit de la main, qui signifie quelque chose comme : « Suis-je bête ! » La jeune femme me sert mon café et repart, visiblement amusée par mon mensonge flagrant. Car je n’étais pas « dans la lune », mais plutôt absolument et tout à fait concentrée sur la conversation se déroulant près de moi, chose que je fais très souvent lorsque je suis seule dans un lieu public. C’est toutefois la première fois que je m’y fais prendre… « Il faut que j’arrête de dévisager tout le monde » me dis-je en souriant bêtement à la serveuse qui, assiettes empilées sur les bras, navigue maintenant entre les tables de la salle à manger.

Mais d’où me vient cette désagréable manie ? Ladite conversation, en tous cas, ne présentait pas de véritable intérêt : « T’as une nouvelle peignure ! Ben oui, hey, je voulais un peu de blond, mais Gisèle m’a convaincue que ça m’irait mieux le noir… C’est pas facile ! À Montréal, j’aime mieux ne pas avoir d’auto… C’est dur à expliquer, qu’y m’a dit… Hey, fais dont ta job de prof ! ». Conversation classiquement ennuyeuse, en ce sens qu’elle apparait comme un ramassis d’observations qui n’ont pour but que de « prendre des nouvelles », et ainsi faire passer le temps. L’intérêt ne résidait donc pas dans la conversation elle-même… Mais dans quoi, alors ?

Comme je semble incapable d’accepter que cette fâcheuse manie découle simplement d’un voyeurisme vulgaire et attardé, je me vois obligée d’élever ma problématique à un niveau moins embarrassant, en faisant un lien entre ma situation ridicule et la littérature. Première réflexion : mon besoin d’écouter aux tables ressemble étrangement à mon besoin de lire de la fiction. De la prose, pour être plus précise. Dans son essai Le Rideau, Milan Kundera explique que « la prose, ce n’est pas seulement le côté pénible ou vulgaire de la vie, c’est aussi une beauté jusqu’alors négligée, la beauté des sentiments modestes ». Est-il possible que mon espionnage enfantin soit une manière de chercher le Beau à travers le quotidien de personnes qui me sont inconnues ? Dans ce même essai, Milan Kundera écrit que « les personnages romanesques ne demandent pas qu’on les admire pour leurs vertus. Ils demandent qu’on les comprenne. […] La seule chose qu’il nous reste face à cette inéluctable défaite qu’on appelle la vie est d’essayer de la comprendre ». Seconde réflexion : la table d’à côté est en fait un roman que j’essaie de lire discrètement. Car si le monde entier est un théâtre, le quotidien –ce moment où les masques sont enlevés, où le jeu cesse et que la vie, la vraie vie comme on dit, commence– on en devient les coulisses. Pour une raison que j’ignore, l’âpreté du quotidien me semble beaucoup plus fascinante que la flamboyance exagérée qu’exige le théâtre des relations sociales.

Tandis que je méditais ces questions, je me surpris, encore une fois, à dévisager les dineurs de la table voisine, qui cette fois-ci m’ont remarqué…


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