Beaucoup relèveront deux caractéristiques frappantes du mouvement de protestation « occupez votre ville ». Avant tout, l’absence d’unité des revendications demeure un point que l’on reproche à la masse de manifestants, de laquelle certains souhaiteraient voir se développer un mouvement plus concret, avec des revendications précises et réalistes. Ensuite, il faut également noter que la vague d’occupation internationale est le résultat spontané d’individus de différents milieux, groupes d’âge et classes sociales que rien ne semble réunir si ce n’est une profonde indignation contre les dérives du système financier transatlantique, tout particulièrement depuis la crise des subprimes de 2007.
Tout d’abord, remarquons ici que la première caractéristique de ce phénomène s’explique par la seconde : dans un contexte où les manifestants répondent davantage à une certaine impulsion dégagée par un moment historique qu’à une idéologie commune, il est tout naturel que leurs slogans véhiculent une large gamme d’idées empruntées aux médias, à divers organismes de luttes contre l’injustice sociale, ou tout simplement aux nouvelles idéologies en vogue au XXIe siècle, comme l’environnementalisme.
On ne peut donc pas s’attendre à ce qu’un groupe aussi hétérogène produise spontanément des revendications précises. Mais il reste malgré tout à savoir ce qui peut expliquer la mobilisation à l’échelle du globe de tous ces protestataires. Le 14 octobre, Stephen Harper a tenu à signaler quant à lui que « la situation économique canadienne est différente de celle des États-Unis », voulant impliquer par là que le mouvement Occupy Wall Street aurait une spécificité purement américaine n’ayant pas grand-chose à reprocher au système financier canadien qui, selon lui, « s’en est bien tiré durant la récession économique mondiale ».
On ne peut cependant pas rendre compte de ces rassemblements selon une logique strictement individualiste, qui reviendrait à chercher des motivations personnelles à tous les manifestants, lesquels n’auraient pas réussi à gagner au jeu du système « capitaliste » qu’ils dénoncent. Que peuvent bien gagner un professeur du système public ou une étudiante au secondaire à camper illégalement au milieu d’un square public en automne, si ce n’est, au mieux, un rhume, et au pire, une foule de risques allant de l’emprisonnement à des blessures graves, dans le cas où cette manifestation perdrait son aspect pacifique ? Doit-on regarder la taille du portefeuille et la marque de jeans des manifestants pour déterminer s’ils ont ou non le droit de « s’indigner », à l’image des Indignados espagnols ? Ne devrait-on pas plutôt y voir le signe d’un principe général qui se manifeste ponctuellement dans l’Histoire, à des moments où les conditions sociales et économiques ne sont plus tolérables –soit celui de la fin d’une époque ? Quoiqu’il en soit, le nouveau look de la Reine Victoria reflète au moins une chose : les gens en ont assez de l’impérialisme financier de la City de Londres et de Wall Street, et pas seulement à Montréal.
À ce titre, ce qu’écrivait Rosa Luxembourg il y a plus d’un siècle à propos de la première révolution russe de 1905 résonne curieusement avec le phénomène actuel d’occupation d’espaces publics : « la grève de masse n’est ni « fabriquée » artificiellement ni « décidée », ou « propagée », dans un éther immatériel et abstrait, mais elle est un phénomène historique résultant à un certain moment d’une situation sociale à partir d’une nécessité historique ».
Cette nécessité, aujourd’hui, est celle de recommencer à planifier notre avenir économique à long terme, au lieu de miser sur la régulation d’une main invisible qui, à défaut de gouverner les marchés, pousse peut-être les gens à manifester pour une économie plus saine. C’est pourquoi, malgré le nombre relativement limité de participants à la manifestation au square Victoria depuis le 15 octobre, il n’est pas incongru d’associer ce mouvement à une « grève de masse » internationale dont les premiers signes remontent au printemps arabe, pour se propager ensuite à travers l’Europe, les États-Unis, et aujourd’hui, le Canada. Peut-on espérer que cette série de désobéissances civiles aboutisse réellement à une révolution sur les plans politique et socio-économique ? Seul le temps nous le dira. De toutes façons, il semblerait que la pancarte qui a été accrochée sur la statue de la reine Victoria reflète bien l’essence de ces mouvements d’occupation, dans la mesure où ils constituent autant de manifestations du « Zeitgeist » actuel –autrement dit, de l’«esprit de notre époque ».