Margot Hutton, Benjamin Barton - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/benjamin-barton/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Fri, 12 Feb 2021 19:52:43 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.1 La Neutralité du net https://www.delitfrancais.com/2018/01/30/la-neutralite-du-net/ https://www.delitfrancais.com/2018/01/30/la-neutralite-du-net/#respond Tue, 30 Jan 2018 21:16:45 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=30285 À l’heure actuelle, la question de la suppression de la neutralité du Net s’arrête aux États-Unis. Quelles en sont les potentielles conséquences et répercussions? Le Délit s’interroge.

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DIALOGUE: DEUX PERSPECTIVES

MARGOT HUTTON – Le pack Facebook, Twitter, Instagram et Tumblr à 25$ par mois? Avec Netflix et YouTube en plus, on monte à 35$. Ai-je les ressources nécessaires pour de tels «services» en plus du pack «académique» (à savoir Minerva, MyCourses, Google, Wikipédia et autres sites web utiles dans le monde étudiant)? Détrompez-vous, ceci n’est pas le synopsis d’un nouvel épisode de Black Mirror, mais la réalité. Enfin, pour l’instant, seuls les États-Unis ont pris la décision d’abolir la neutralité d’Internet, mais combien de temps avons-nous avant que d’autres ne suivent?

Avant d’en évaluer les potentielles conséquences, il est important de comprendre ce qu’est la neutralité du Net.  Puisque ce concept est bien ancré dans nos mœurs, il peut sembler abstrait. Lorsque l’on souscrit à un abonnement chez un fournisseur d’Internet, peu importe lequel on choisit, on aura toujours tout notre contenu à la même vitesse, car il est impossible de favoriser certains sites au détriment d’autres selon la loi.

Or, cette ère semble révolue, puisque la Federal Communication Commission  (FCC) a rendu une décision lourde en conséquences le 14 décembre dernier:  en abrogant les mesures prises par l’ancien président américain Barack Obama pendant son mandat qui assuraient la neutralité d’Internet. Alors, quand est-ce que les fournisseurs américains commenceront à commercialiser ces différents packages? Pour le moment, cela semble complexe, puisque de nombreux États ont déposé une plainte commune contre le caractère arbitraire de cette décision. De plus, un nombre grandissant d’Américains utilise des proxys dans le but de contourner ces mesures.

Si jamais ce projet venait à voir le jour, les conséquences pourraient même s’étendre jusqu’au Canada, car malgré la promesse faite par le gouvernement de conserver un Internet neutre, certains aspects seront plus difficiles à contrôler. Par exemple, il y a de fortes chances que les compagnies américaines haussent leurs tarifs, afin de pallier aux différents coûts qu’engendrera cette nouvelle régulation; cette hausse des prix aura également lieu au Canada. Les entreprises concernées n’auront pas d’autre choix que d’augmenter leurs prix afin de compenser les insuffisances financières liées aux nouvelles régulations. De plus, certains sites communautaires pourraient se retrouver sans les moyens nécessaires de payer pour la voie rapide, ce qui les menacerait de disparaître à long terme.

Par ailleurs, il s’agirait également d’une atteinte à la liberté d’expression puisque chacun, en fonction de ses besoins, prendra le pack qui lui convient le mieux et donc les gens n’auront pas accès au contenu de la même manière. Chaque fournisseur en contrôlera l’accès comme bon lui semble et donnera l’avantage à leurs propres services au détriment des autres, ce qui pourrait créer une discrimination au niveau des médias. Alors qu’un fournisseur donnera accès au McGill Tribune, il ne sera, par exemple, pas possible de lire Le Délit dans les mêmes modalités. Dépendamment, il faudra payer les suppléments pour le pack ou aller chez un autre fournisseur. Dans ce cas, le problème sera inversé


Fatima Silvestro

BENJAMIN BARTON – Un Internet libre par la fin du traitement privilégié des grandes entreprises qui y font obstacle: il s’agit d’un but noble que l’on doit tous soutenir. Toutefois, la brève expérience des États-Unis avec la neutralité du net suggère que la meilleure manière de l’assurer pourrait être d’abandonner cette politique dans sa forme actuelle. 

La neutralité du net n’a pas toujours été quelque chose d’important au sud de la frontière, souvent décrite comme «une solution cherchant un problème». Jusqu’à 2010, quand apparurent les premières régulations, les fournisseurs d’accès internet (FAI) n’étaient régulés par aucune restriction gouvernementale sur les prix de leurs services et la FCC (Federal Communications Commission) ne cite que quatre exemples de comportement anti-compétitif pendant tout ce temps. Ces proto-régulations se transformèrent en neutralité du net complète en 2015 lorsque Tom Wheeler, ancien directeur de la FCC nommé par Obama, déclara Internet service de télécommunication et donc sous l’autorité de son agence.

Le manque d’abus actuel n’est pas une raison suffisante pour condamner les efforts d’empêcher les abus futurs. Cependant, il est douteux que la FCC ait l’autorité de créer de telles régulations. En tant qu’agence exécutive non-élue, son rôle n’est pas d’écrire ses propres règles, mais de faire appliquer des lois promulguées par la branche législative élue; la séparation est capitale, car le peuple devrait avoir une voix dans la réglementation de la société. La reclassification de l’Internet par Wheeler introduisit ainsi un précédent indésirable: le pouvoir exécutif, loin du citoyen et mené par le président, impose ses caprices sur la population hors du processus législatif. En effet, la neutralité du net disparut aussi vite qu’elle apparut pour cette raison, éliminée par Ajit Pai, nouveau directeur de la FCC nommé par Trump.

D’un angle moins légal, si l’on permet aux FAI de prioriser du trafic venant de sites web particuliers comme Netflix ou YouTube, argumentent souvent utilisés par les sympathisants de la neutralité du net, ces entreprises pourraient accumuler trop d’influence aux dépens du consommateur. Si cela s’avérait vrai, le fait que beaucoup de ces mêmes entreprises soient favorables à la neutralité du net devrait éveiller les soupçons. En ce sens, examinons cela de plus près.

Lorsqu’ils désirent établir une présence Internet, les entreprises quelconques deviennent clientes des FAI. Les FAI relaient ensuite leur contenu aux Internet Exchange Points (IXP), qui le dirige vers l’utilisateur. Google (ainsi que Facebook et Netflix), toutefois, n’est pas client d’un FAI; ils maintiennent plutôt leur propre réseau mondial lié directement aux IXP, ce qui leur permet de prioriser efficacement les données vidéos, par exemple, au-dessus des données courriels. Autrement dit, la neutralité du net réglementant les FAI n’aurait aucun effet sur le fonctionnement de Google. À l’inverse, les petites entreprises n’ont pas les moyens de maintenir leurs propres réseaux et ne peuvent donc pas légalement discriminer les types de données à des fins d’efficacité. Il semblerait qu’il s’agit d’une situation qui profiterait à une grosse entreprise cherchant à étouffer la compétition.

L’alliance méprisable entre l’État et les grandes entreprises est centrale à la discussion. Celle-ci devrait être condamnable de part et d’autre de l’échiquier politique. Il est temps de reconnaître la neutralité du net telle qu’elle est présentement formulée en tant que loup déguisé en agneau. Une quête visant à conserver un internet libre devrait plutôt commencer par questionner les monopoles locaux des FAI, accordés souvent par les municipalités, et par soutenir des mesures d’ouverture du marché, telles que la libération gouvernementale des fréquences internet pour l’utilisation commerciale. Tout cela peut être fait sans la neutralité du net; nous n’en n’avons jamais vraiment eu besoin en premier lieu.

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Erreur 403: Expression interdite https://www.delitfrancais.com/2018/01/23/erreur-403-expression-interdite/ Tue, 23 Jan 2018 21:05:42 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=30185 La liberté n’est jamais plus qu’à une génération d’internautes de l’extinction.

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Avec 3,5 milliards de recherches par jour, Google domine le marché des moteurs de recherche. Malgré sa singulière capacité d’unification, ramenant toutes les informations du monde à portée de main, l’entreprise attire sa part de détracteurs. Son plus notable opposant est James Damore, ingénieur logiciel licencié en août 2017 pour son mémorandum détonnant sur l’echo chamber idéologique omniprésente chez Google. Damore fut fouaillé pour ses critiques concernant la discrimination positive à l’embauche, l’ignorance des «différences biologiques» entre homme et femme par rapport aux carrières STIM et au regard d’une culture hostile à la libre expression; maintenant, il intente un recours collectif contre la compagnie en citant la discrimination et ses politiques de censure. Au regard de cela, Google rejette les allégations et entend se battre en justice. Il s’agit d’un dossier qui remet en question avec force la place de l’industrie technologique dans une société libre.

Que l’on soit en accord ou non avec l’avis de Damore, le contenu de sa plainte de 161 pages est choquant: les captures d’écran des canaux internes de Google révèlent l’utilisation de listes noires contre les employés ayant exprimé des avis dits de droite, la dissuasion des promotions des hommes blanc et même l’approbation de la violence politique. En cela, il faut noter que la discrimination à l’emploi en fonction de la race, du genre, et de l’affiliation politique est illégale en Californie, là où est basée l’entreprise. En ce sens, toujours selon Damore, des propos choquants furent tenu: «Si tu as peur de discuter des valeurs conservatrices [chez Google], peut-être est-ce une bonne chose», dit un employé; «C’est totalement raisonnable de s’attendre à une réponse [physiquement] violente à l’expression de propos haineux», dit un autre. Une autre personne est même allée jusqu’à proposer que certaines recherches associées à des études universitaires soutenant les thèses de Damore soient censurés, rappelant ainsi les accusations de censure de longue date dont fait l’objet Google concernant son moteur de recherche. Le dossier de Damore contre Google marque ainsi le destin criard d’un avenir où nos sources principales d’information, censées être objectives et fiables, seront perverties par des biais incontestables.  En conséquence de quoi, il semble clair que les pratiques internes et externes de Google font l’objet d’une certaine concomitance qui devrait nous inciter à la méfiance.

« Il n’est pas nécessaire d’être conservateur pour voir qu’une culture de censure peut rapidement devenir une culture de la restriction à l’information »

L’étendue du problème

Si l’on en croit Robert Epstein, chercheur à l’ American Institute for Behavioral Research and Technology in Vista, Google Search, n’est pas le seul service spécialisé en technologie accusé d’entretenir une culture de censure: Twitter fait face à des allégations de shadow banning et de ciblage injuste relatif à des comptes associés à la droite, tandis que YouTube se trouve entraîné dans une action en justice en rapport avec la prétendue démonétisation arbitraire de PragerU, une chaîne intellectuelle conservatrice. Par ailleurs, Facebook fut accusé d’avoir accepté de l’argent pour des publicités reliées à des livres conservateurs tout en n’ayant pas disséminé les annonces de ceux-ci, tandis qu’Amazon fut le sujet d’une controverse à propos de son assistant personnel intelligent Alexa, qui aurait supposément donné des réponses unilatérales à des questions politiques. Il n’est pas nécessaire d’être conservateur pour voir qu’une culture de censure peut rapidement devenir une culture de la restriction à l’information et donc de comprendre à quel point il est dangereux pour tous quand ces technologies s’enracinent profondément dans nos vies, dans de telles dispositions.

Pourtant, tous ces cas ont un dénominateur commun: un sous-ensemble de dirigeants aux bonnes intentions portant a priori la supposition que la libre expression devrait être restreinte afin de protéger des groupes historiquement sous-représentés. Cette idée attribue d’abord la sous-représentation à l’oppression sociale et rabaisse conséquemment ceux qui sont perçus comme les oppresseurs, souvent en limitant leur parole ou leur liberté d’agir selon leurs principes. Or, non seulement cette conclusion ne va pas de soi, mais elle efface aussi une bonne partie des voix minoritaires qui ne sont pas en accord avec cette analyse. Par exemple, Marlene Jaeckel, ingénieure logiciel et contributrice au Google Developer Group, refusa d’exclure des garçons de ses cours  bénévoles chez Women Who Code; peu après, elle fut physiquement expulsée d’un évènement des Google Women Techmakers et radiée de l’entreprise, selon elle en raison de ses avis prétendument «très nuisibles à l’égalité des genres». Le roi est alors nu: même les expériences des minorités, que l’on proclame protéger, peuvent être ignorées quand elles ne s’accordent pas avec les axiomes de la culture de censure.

« La vérité n’est pas l’apanage d’une partie du spectre politique »

Venez et raisonnons

Malgré tout, il y a quelques mesures que l’on peut adopter afin d’encourager de nouveau la libre expression dans l’industrie technologique. Les plus nobles parmi nous boycotteront les services qu’ils considèrent répressifs; quelques plateformes se soulèvent déjà pour satisfaire cette demande: Gab.ai se présente comme l’alternative à Twitter en étant centré sur une politique de non-censure, alors que DuckDuckGo défie Google en ne conservant pas l’historique des recherches (et ainsi ne permettant aucun filtrage des résultats selon ce dernier). Quelques autres porteront plainte, ce qui aura le précieux effet, même s’ils n’obtiennent pas de succès, de forcer les entreprises accusées à clarifier leurs politiques publiquement, afin que la société puisse être à même de formuler ses propres jugements bien informés. Encore, d’autres préconiseront la régulation gouvernementale de ces compagnies, une stratégie qui pourrait s’avérer utile pour la protection de la vie privée (l’Union européenne oblige quant à elle Google, citant le «droit à l’oubli», à retirer des liens contenant des informations sur des citoyens quelconques s’ils le demandent). Toutefois, dans ce cas précis, le rôle du gouvernement peut facilement être dépassé et l’on est à risque de simplement remplacer les censeurs du secteur privé par ceux du secteur public: par exemple, la Cour suprême du Canada a statué par le passé que le gouvernement canadien peut exiger le blocage des résultats non seulement au pays, mais aussi mondialement; de l’autre côté du globe, une recherche Google reliée au «massacre de la place Tian’anmen» en Chine ne nous présentera pas grand-chose, étant donné les lois entourant la censure dans ce pays. Devant un tel scénario, il convient de demeurer vigilant.

Néanmoins, soyons honnête: la plupart de nous n’arrêteront pas d’utiliser un service comme celui qu’offre Google, même si l’on pouvait démontrer que la totalité des accusations de Damore sont avérées; comme pour toutes les technologies révolutionnaires, la technologie qu’offre Google est simplement trop pratique. On ne peut plus revenir en arrière. Les cultures d’entreprise sont en aval de la culture générale et la seule manière de créer un changement durable est de refortifier la compréhension et l’appréciation d’une culture saine et ouverte, ce qui imprégnera lentement mais sûrement certaines de nos institutions. C’est pourquoi, ce changement durable doit s’accompagner d’une critique adressée à des intellectuels tels que Herbert Marcuse, pour qui la tolérance idéale consiste en l’«intolérance contre les mouvements de droite et la tolérance envers ceux de gauche». Avec une telle conception des choses, il apparaît fort difficile d’empêcher les dérapages; peut-être est-ce même ce qui ronge à la source ces compagnies. Avec ce germe philosophique s’accompagne une censure qui n’augure rien de bon. La vérité n’est pas l’apanage d’une partie du spectre politique et il nous incombe à tous de le souligner.

En ce sens, nous devons avouer que le tort est possible chez tous et c’est pour cela qu’une culture ouverte au débat des idées est capitale. On ne peut s’approcher de la vérité qu’en accumulant les contributions nourries au sein d’une grande diversité des idées. L’introduction nouvelle de la technologie dans nos sociétés, établissant des liens mondiaux auxquels jusqu’à tout récemment l’humanité n’avait pas eu accès, devrait nous encourager à élargir nos horizons, être braves face aux nouvelles idées et aiguiser nos épées en poursuivant le bon, le beau, et le vrai.  Nous ne devrions pas être satisfaits par rien de moins.


Sources 
1- https://web.archive.org/web/20170809220001/https://diversitymemo-static.s3-us-west‑2.amazonaws.com/Googles-Ideological-Echo-Chamber.pdf
2- https://www.scribd.com/document/368692388/James-Damore-Lawsuit
3- https://www.usnews.com/opinion/articles/2016–06-22/google-is-the-worlds-biggest-censor-and-its-power-must-be-regulated
4- http://thefederalist.com/2018/01/11/twitter-employees-brag-about-shadow-banning-users-video/
5– https://nationonenews.com/2018/01/11/milo-yiannopoulos-roger-stone-announce-lawsuit-twitter/
6– http://thehill.com/policy/technology/356966-prageru-sues-google-youtube-for-censoring-conservative-videos
7– https://pjmedia.com/trending/facebook-bans-bestselling-author-ad-scandalous-presidency-barack-obama/
8– https://www.dailydot.com/debug/amazon-alexa-black-lives-matter/
9– https://medium.com/@marlene.jaeckel/the-empress-has-no-clothes-the-dark-underbelly-of-women-who-code-and-google-women-techmakers-723be27a45df
10– https://www.theguardian.com/technology/2017/jun/28/canada-google-results-supreme-court
11– https://www.pri.org/stories/2016–06-03/how-china-has-censored-words-relating-tiananmen-square-anniversary

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Déconstruire le désir de déboulonner https://www.delitfrancais.com/2017/10/03/deconstruire-le-desir-de-deboulonner/ Tue, 03 Oct 2017 15:14:41 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=29388 Nous devons résister au réflexe de se débarrasser violemment du passé.

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La vie d’une statue est difficile. Elle est méticuleusement sculptée par l’artiste afin qu’elle puisse propager ses idées bien après sa mort et, peu importe le niveau de réalisme, aucune explication ne peut s’échapper de ses lèvres de pierre. Elle endure constamment des orages violents, des vents intenses, sans avoir son mot à dire; mais l’élément le plus dangereux auquel elle doit faire face sont les vagues percutantes des changements de paradigme. Les sculptures décapitées des rois et des saints de la France prérévolutionnaire le savent bien, ravagées par le triomphe des Lumières sur l’oppression de la monarchie et de l’Église catholique. La statue du poète polonais Adam Mickiewicz subit le même sort, détruite par les Nazis lors de l’invasion de Cracovie et érigée de nouveau à leur expulsion. Chez nous, un homme de métal sur Lower Field est parfois sujet à controverse: James McGill, le fondateur écossais de l’université, marchandait fourrures — et esclaves. Alors qu’aujourd’hui nos valeurs progressistes exigent souvent des changements de paradigme, et que les statues controversées tombent fréquemment au sud de la frontière canadienne, James McGill devrait-il craindre pour sa statue? Si l’on considère les leçons des polémiques autour d’autres monuments historiques, la réponse devrait être non.

La violence à Charlottesville en août, où trois Américains sont morts, provoqua une discussion explosive sur l’avenir de tels monuments aux États-Unis. Un débat local, portant sur le déboulonnement d’une statue du général de la guerre civile américaine Robert E. Lee, devint une polémique nationale lorsque des groupes extrémistes comprenant des néo-nazis et des militants d’extrême gauche déferlèrent sur la petite ville. Selon le New York Times, les deux groupes étaient armés pour le combat, prenant des manifestants antiracistes entre leurs deux feux. L’atmosphère destructrice s’est ensuite étendue à la Caroline du Nord, où plusieurs personnes furent arrêtées après avoir renversé et écrasé le mémorial d’un soldat confédéré. Dans les deux cas, on arracha le débat du domaine de la conversation civile pour le donner aux extrémistes. Que peut-on apprendre de ces évènements?

« L’élément le plus dangereux auquel [une statue] doit faire face sont les vagues percutantes des changements de paradigme. »

Une violence qui nous rabaisse

Les avis sur les objets eux-mêmes importent peu. Il y a deux raisons pour lesquelles l’on ne devrait pas permettre aux problèmes qui y sont liées de fondre en violence. Premièrement, la violence dominera nécessairement sur la discussion et, en concentrant uniquement l’attention sur les groupes combatifs, on risque d’avoir une image faussée de la situation entière, pondérée en fonction du groupe ayant fini par être le plus violent. À Charlottesville, une femme a été tuée par un suprémaciste blanc qui soutenait le maintien de la sculpture de Lee, chef de l’armée confédérée. Cet acte étant choquant, la nation fait aujourd’hui légitimement face au fait qu’il reste toujours à peu près 700 monuments liés aux morts de ce pays.  Notre choc nous dit de répondre immédiatement aux inspirations de la violence, mais en déviant toutes nos ressources ainsi, on oublie les autres symboles qui pourraient, à l’avenir, facilement devenir des telles inspirations, risquant de choir dans l’hypocrisie.

Il y a aujourd’hui 55 endroits aux États-Unis portant le nom de Robert Byrd, le vieux sénateur démocrate qui a personnellement bloqué le Civil Rights Act de 1964 et occupait des postes de haut rang dans sa branche du KKK, profitant du soutien de son parti jusqu’à sa mort en 2010. Une statue de lui se trouve au siège du Congrès de la Virginie-Occidentale. Une sculpture de Bill Clinton se situe à Rapid City, dans le Dakota du Sud, parmi plusieurs autres immeubles portant son nom à travers le pays, malgré au moins trois accusations d’agression sexuelle et viol contre les femmes autour de son mandat présidentiel. En outre, d’innombrables statues, au moins 28 objets et bâtiments officiels, dont une station de métro à Paris, une école primaire en Ontario, et la pièce de dix centimes américaine, portent le nom de Franklin D. Roosevelt, le président progressiste qui emprisonna 120 000 Américano-japonais dans des camps d’internement après l’attaque de Pearl Harbor. On a cependant du mal à voir les contributions récentes de ces figures à la suprématie blanche et à la culture du viol, peut-être parce qu’elles s’alignent politiquement avec la gauche—et puisque nous nous sommes concentrés sur les extrémistes violents qui appartiennent à la droite, nous y restons aveugles et risquons de contribuer à ces problèmes nous-même.

«James McGill devrait-il craindre pour sa statue? »

La deuxième raison pour laquelle ce genre d’action physique est inadmissible est plus générale: cela facilite le mélange pernicieux de la violence physique avec la finalité des mots et idées. L’argument est souvent celui-ci: l’expression d’idées controversées est une agression, ce qui a des conséquences physiques, et cette agression sera subie d’une façon disproportionnée par les groupes que l’idée cible. Exprimer ces idées devient alors semblable à la violence physique contre ces groupes. Donc, non seulement ces figures du passé célèbrent des idéaux que l’on ne veut plus glorifier, mais en plus elles doivent être enlevées avec force si nécessaire, si l’on veut que cette violence subtile cesse.

Cet argument est pourtant néfaste. Si on l’accepte, on justifierait l’utilisation de la force physique comme riposte à un conflit d’idées. Outre le fait que ce propos est contraire à notre base sociale de libre-échange d’idées, qui encourage le respect mutuel et le progrès collectif vers une société sans répression, il est aussi impraticable. En qui devrait-on mettre sa confiance pour juger où s’arrête la corde raide entre une idée dont on peut débattre et une idée violente?  Une loi objective, qui interdirait n’importe quel propos ciblant ceux qui sont sans position de pouvoir social— une étiquette vague destinée à l’interprétation arbitraire d’un juge quelque part? Et qui ferait appliquer ces lois? Une agence du gouvernement, élue par le peuple? Pour ceux qui ne seraient pas à l’aise avec ces décisions gérées par Donald Trump, le président dûment élu par le peuple américain, je vous en prie: obligez le gouvernement à conserver la séparation entre les actions et les idées, de peur qu’après la prochaine élection, il vous trouve violents et réagisse en conséquence même si votre crime n’est qu’une idée. 

Charlotte Grand

Des histoires complexes

En regardant la réaction du peuple de la Caroline du Sud, quelques semaines après la fusillade d’une église noire en 2015, on peut voir un contraste à ces réactions déchainées contre les monuments mal aimés. Le fait que le suprématiste blanc tueur de neuf innocents tenait un drapeau confédéré dans ses photos personnelles provoqua une réaction viscérale contre ce même drapeau dressé au siège du Capitole de l’État. Le peuple décida que ce drapeau ne le représentait plus. Ils le communiquèrent donc aux représentants locaux, qui écrivirent rapidement une proposition pour l’enlever, et le gouverneur la promulgua en loi. Aujourd’hui le drapeau historique flotte dans un musée, grâce à la seule parole.

Cependant, même si la stratégie non-violente est clairement supérieure, devrait-on toujours reléguer les objets pesants aux musées, les cachant du monde quotidien, même si l’on a le droit légal de le faire? La réponse devrait être prudemment délibérée. Si l’on s’y attaque trop vite, on risque d’oublier les raisons pour lesquelles ces monuments furent érigés en premier lieu, et on nie toute nouvelle signification qui pourrait y être associée.

« Comme le raconte la fameuse blague russe à propos du régime de Staline […] «l’avenir est toujours certain. C’est le passé qui continue de changer »

Prenons encore les monuments confédérés américains comme exemple. Étant donné la perte humaine énorme de la guerre civile, la plus sanglante de l’histoire de la nation, la défaite de la Confédération avait comme conséquence le besoin d’un effort massif de réunification des deux côtés. Imaginez que vous veniez de gagner une lutte horrible contre votre frère, tout en voulant qu’il reste dans la famille. Comment le réincorporer, sûr qu’il ne répétera jamais ses crimes, mais sans qu’il nourrisse un ressentiment à votre égard? Que feriez-vous pour garder l’équilibre capital entre punition et réintégration? Ce raisonnement eut une importance capitale à l’ère de la Reconstruction. On punit sévèrement le Sud sur le plan légal pour sa trahison, tout en essayant également de reconnaître le coût matériel et humain que ces États subirent. C’est pour cette raison que le Congrès américain promulgua une loi soumettant le Sud à la loi martiale jusqu’à l’adoption par ces États de constitutions protégeant les Noirs, et que le président accorde officiellement un pardon légal aux soldats de la Confédération. C’est pourquoi le 14ème Amendement à la Constitution réduisit la représentation congressionnelle de tout État du Sud qui empêchait aux Noirs de participer au suffrage. C’est également pour cette raison qu’au Cimetière National d’Arlington des centaines de soldats, les confédérés comme les unionistes, sont enterrés les uns à côté des autres. Aussi, c’est pourquoi la plupart de ces 700 monuments à la Confédération furent érigés.

Majoritairement au Sud, mais également au Nord, plusieurs statues dédiées aux morts confédérés furent bâties par des sociétés des vétérans et leurs familles, tels que les Sons of Confederate Veterans et les Sons of Union Veterans, afin de commémorer la place historique de la guerre. Ainsi, ces monuments particuliers ne sont pas des célébrations flagrantes des crimes du Sud, mais plutôt une sorte de rameau d’olivier, représentant la réunification des frères. Ils ont une nouvelle signification de progrès commun, qui n’est pas évidente si l’on s’insurge immédiatement en voyant le mot «Confédération». Les efforts extrêmes effectués afin de corriger les abus du Sud tout en ramenant leur peuple dans le rêve de «liberté et justice pour tous» constituent un chapitre capital de l’histoire américaine, dont d’autres pays pourraient s’inspirer. Ces objets sont une invitation à refuser l’exclusion des autres et à avancer ensemble, sans craindre de rendre la justice. Ce serait une erreur de l’oublier en cachant ces objets à cause d’une mauvaise compréhension de leur signification.

« La réponse n’est jamais moins de parole, mais plus »

Se pose alors une question. Quand ce symbolisme n’est pas là, quand ces structures sont bel et bien des glorifications retentissantes des horreurs du passé, doit-on les enlever de la vue publique? Pas si vite. Premièrement, on devrait sérieusement se demander si le fait de retirer des rappels des époques honteuses mène à l’oubli de leurs causes. Leur retrait risquerait de nous rendre aveugles si les graines de ces vielles idées abominables réapparaissent.

De plus, il est capital de prendre en compte le fait que leur retrait risque d’être utilisé par des opposants dangereux. Il y a toujours plusieurs institutions promouvant la négation de la Shoah, restant sceptiques face aux évidences matérielles. Si l’on démolit demain Auschwitz, cela affaiblirait-il ou renforcerait-il leur argumentaire? Enfin, il serait judicieux de laisser la décision finale à la communauté, déterminée au cas par cas, afin de ne pas créer un standard automatique imposé par le gouvernement. Dans le cas contraire, on risquerait de donner au gouvernement la capacité de dissimuler certains crimes. Comme le raconte la fameuse blague russe à propos du régime de Staline, qui alla jusqu’à enlever des gens ayant perdu ses bonnes grâces des photos officielles, «l’avenir est toujours certain. C’est le passé qui continue de changer.»

Réfléchissons, créons, bâtissons

Finalement, on doit se poser une question philosophique : où est-ce que la déconstruction du passé s’arrête? Après les événements de Charlottesville, le président Trump demanda en colère: «Cette semaine c’est Robert E. Lee. Je me demande, est-ce que ce sera George Washington la semaine prochaine? Et Thomas Jefferson la semaine d’après?» Il fut vivement ridiculisé, accusé d’avoir fait des parallèles douteux. Cependant, les personnes critiques vis-à-vis des actions de ces fondateurs du pays exigèrent que le mémorial à Jefferson, auteur de la Déclaration d’Indépendance, cesse de recevoir des financements publics, parce que ce dernier possédait des esclaves. D’autres insistèrent pour que les parcs portant le nom de Washington, père du pays, soient renommés pour la même raison. Selon leurs arguments, un enfant noir jouant à Washington Park aurait été équivalent à un enfant juif jouant au «Parc de la Gestapo».

« Le retrait [des statues] risquerait de nous rendre aveugles si les graines de ces vielles idées abominables réapparaissent »

Cette attitude suppose que la valeur d’une figure ou d’une institution du passé soit déterminée par les mœurs et erreurs de son temps. Cependant, il est évident que cette position repose sur une base bancale. Personne ne dirait que l’on est aujourd’hui libéré de toute injustice sociale; est-ce que cela voudrait dire que même ces accusations devraient être condamnés, car ayant été produits pendant une époque problématique — celle d’aujourd’hui? Devrait-on rejeter tout ce qui est dit aujourd’hui car nous vivons dans une époque où il reste des injustices? Des choix arbitraires de préceptes à suivre devraient alors être faits. Des luttes pour le pouvoir s’ensuivraient. Ce n’est pas une fondation solide pour une société. Au contraire, les valeurs partagées, qui nourrissent le respect mutuel et la liberté pour tous, en sont une.

Valorisons donc ceux qui incarnaient ces idées, surtout quand il était difficile de le faire dans leurs temps, et souvenons-nous de ceux qui n’étaient pas à la hauteur. La réponse n’est jamais moins de parole, mais plus: bâtissons de nouveaux mémoriaux dédiés aux causes qui nous passionnent, et enseignons avec enthousiasme les choix critiquables des figures qui peuplent notre histoire collective, que l’on continue de construire avec nos propres mains et voix. En face de la statue du fondateur de notre université, le rocher Hochelaga se situe fièrement, commémorant les Autochtones, souvent oubliés, de son époque. Ce n’est qu’un exemple de comment James McGill pourrait profiter d’une nouvelle compagnie sur le Lower Field, si seulement on la lui donne.

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