Louis Ponchon - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/louis-ponchon/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 05 Apr 2023 05:26:11 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.6.2 La vie sexuelle des trentenaires https://www.delitfrancais.com/2023/04/05/la-vie-sexuelle-des-trentenaires/ Wed, 05 Apr 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51544 Plongée dans le désenchantement des Olympiades de Jacques Audiard.

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Il n’y a pas de destin ni de fidélité, mais des corps qui s’attirent. Sans nul attachement et surtout sans pitié, on joue et on déchire ». Ce vers de Houellebecq, extrait d’un poème ironiquement intitulé Amour, Amour, serait le sous-titre parfait du film Les Olympiades de Jacques Audiard (2021) et pourrait offrir, à travers lui, la ligne de conduite sexuelle de toute une génération.

Dans ce film sorti en 2021, et passé relativement inaperçu en raison de la pandémie, le réalisateur français dépeint les égarements de quatre trentenaires qui se croisent, s’évitent et se rencontrent dans le 13ème arrondissement de Paris, à la faveur d’une attirance tantôt professionnelle, amicale ou purement sexuelle. C’est un jeu de marivaudage moderne, très amusant, qui lie une diplômée de Sciences Po (Emilie, jouée par Lucie Zhang) à un professeur de français désabusé (Camille, soit Makita Samba), et une agente immobilière en reprise d’étude (Nora, Noémie Merlant) à une cam-girl renommée (Amber, Jehnny Beth).

Entre les tours de béton et les esplanades vides du 13ème, tous les personnages semblent mener une existence maussade dont la trajectoire se dessine malgré eux. Les horizons sont bouchés alors il n’y a pas d’autre espoir pour eux, d’autre plaisir, que celui de s’éclater au lit. Camille affirme fièrement vouloir «compenser sa frustration professionnelle par une activité sexuelle intense».

Cependant, ce qui marque avant tout dans ce long-métrage, c’est l’image. Elle est sublime, sculptée dans un noir et blanc brillant, qui capte le regard et atténue le sentiment de désespoir ; elle est tellement belle que l’on se remémore mieux le film par la perfection photographique de certains moments que par la progression de son intrigue. Pour ne citer que quelques-unes des plus fortes images (qui justifient à elles seules que vous vous jetiez sur le lien de visionnement situé à la fin de cet article), il y a : l’ouverture tendrement mélancolique (et infiniment comique) sur le quartier des Olympiades. La nuit, alors qu’Émilie chante en chinois, nue dans son cana- pé ; l’ébranlement de Nora, trentenaire, lors d’une soirée d’étudiants en deuxième année de droit où elle est confondue avec la cam-girl Amber Sweet ; les dialogues lunaires qui fondent l’amitié de Nora et Amber
Sweet sur internet ; Émilie et Camille allongés en surplomb du XIIIème ; les innombrables scènes d’amour ; et finalement cette course, cet envol prosaïque d’Émilie à travers le restaurant où elle travaille comme serveuse, juste après avoir fait l’amour avec un parfait inconnu.

Le portrait de cette génération au bord du désenchantement est merveilleusement rythmé par la musique de Rone, compositeur électro, et participe de la déconstruction narrative du long-métrage. Ses rythmes en crescendo, puis en decrescendo, ses tonalités languissantes ou stellaires, étirent, tranchent et digèrent le temps, comme s’il devait se plier à la subjectivité du ressenti, celui du spectateur autant que celui des personnages. Sa musique embrasse et embrase le film ; elle lui donne une profondeur dont il pourrait manquer autrement.

Finalement, à quoi sert ce film ? Que peut nous apprendre la génération qui nous précède sur la façon de conduire une vie amoureuse et sexuelle épanouie? Audiard dépeint une population désenchantée, mais pas malheureuse, qui ne se résigne pas au seul plaisir physique. L’image de fin, Émilie qui affecte de ne pas entendre la déclaration d’amour que lui fait Camille à l’interphone, propose de dépasser le récit houellebecquien, la réalité misérable des désirs sexuels, sans pour autant revenir à une conception naïve et exclusivement romantique des relations amoureuses ; comme si l’acte sexuel n’était qu’un pont, un contentement éphémère, mais désormais nécessaire pour atteindre le bonheur à deux (ou plus).

Visionnage : Le film Les Olympiades de Jacques Audiard est accessible gratuitement pour tous les étudiants de McGill sur le site Kanopy (via le site de McGill Library).

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Comme une vraie histoire d’amour https://www.delitfrancais.com/2023/04/05/comme-une-vraie-histoire-damour/ Wed, 05 Apr 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51645 Retour sur le plus beau spectacle de la saison théâtrale 2022-2023.

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Jusqu’en février dernier se jouait au Théâtre du Nouveau Monde une adaptation théâtrale de la correspondance entretenue entre l’écrivain Albert Camus et l’actrice Maria Casarès tout au long de leur relation. Le titre de cette invraisemblable épopée émotionnelle, Je t’écris au milieu d’un bel orage, est tiré d’une lettre de Camus et englobe à lui seul les deux éléments fondamentaux de leur histoire : l’écriture et les contraintes.

Ce n’étaient pas des lettres à vocation publique. À la mort de Camus, dans un accident de voiture au tout début de l’année 1960, René Char prit possession de leur correspondance. Puis elle fut transmise à Catherine Camus – fille de l’écrivain et de son épouse légitime, Francine Faure – qui décida, en 2017, de la publier chez Gallimard. Le grand public découvrit alors le lien brûlant qui unissait deux grandes figures de la vie artistique et intellectuelle française des années 1940–1950. Avec Steve Gagnon en Albert Camus et Anne Dorval en Maria Casarès, la pièce mise en scène par Maxime Carbonneau a sans doute offert le meilleur spectacle de la saison théâtrale qui s’achève : c’est un bijou taillé dans l’émotion pure, éclatant de tendresse et d’érotisme, travaillé sous la chaleur ardente du désir et dans le feu de l’écriture.

Ayant passé les premières années de tumulte amoureux, d’incertitude sur la nature, la durée de leur relation, et l’irascibilité que cette incertitude engendre inévitablement, les amants s’installent dans une dépendance saine, un lien qui va en se renforçant. Soudain, les échanges s’apaisent, les lettres s’allongent et les confidences gagnent en sincérité. On voit surgir sur scène ce que l’on avait cru un temps ne jamais pouvoir exister : une véritable histoire d’amour. Une histoire d’amour… le terme semble galvaudé, il cache un lien si fort que des mots peinent à l’expliquer et que pour le comprendre, il faut en avoir été témoin, comme ce soir de février au balcon du TNM. Camus et Casarès se rencontrent vers la fin de la guerre, en 1944, à Paris. Lui est un écrivain en devenir, déjà marié, et elle une comédienne reconnue. Ils s’éloignent puis se retrouvent par hasard en 1948, toujours dans la même ville, où commence alors une longue rela- tion amoureuse et épistolaire. Il reste 865 lettres dans toutes celles qu’ils se sont échangées ; elles constituent au deux-tiers les textes du spectacle, le reste provenant d’entrevues, d’œuvres publiées, d’articles de presse et même une partie du discours de Camus à la réception du Nobel en 1957.

« Je t’embrasse, mais avec ces larmes que je ne peux pas verser et qui m’étouffent »

La mise en scène met très justement l’accent sur l’équité entre les deux amants, qui écrivent aussi bien l’un que l’autre, traduisent aussi bien la fièvre de leurs sentiments : on suit les événements de leur vie et l’évolution de leur carrière sans que jamais l’un prenne le dessus sur l’autre. La pièce ne raconte pas leur intimité d’un point de vue historique, et n’essaie pas non plus de reconstruire une vie quotidienne fictive, dont personne ne peut témoigner, mais en prenant la voie des mots, en gardant cette distance qui était une constante de leur amour, et son meilleur écrin. « Lorsque j’essaie d’imaginer notre avenir, j’étouffe presque de bonheur et une immense crainte me serre le cœur, ne pouvant croire à tant de joie dans ce monde. » écrit Maria Casarès. Albert répond : « Moi, je n’ai jamais été aussi démuni, aussi désarmé. Je t’embrasse, mais avec ces larmes que je ne peux pas verser et qui m’étouffent. »

Dans la dernière heure du spectacle, le tempo de leur histoire s’accélère. On fonce à toute vitesse vers ce matin de janvier 1960 où Camus disparaît le long d’une route de campagne. Symboliquement, le lit où les corps des amants s’unissaient, et qui trônait au milieu de l’immense scène, s’abîme dans un puits sans fond. Maria Casarès reste seule, triste, furieuse, anéantie ; elle hurle de douleur en espagnol, sa langue maternelle, pour offrir une sublime déclaration d’amour posthume. Puis quelques années plus tard, bien après la mort de Camus, dans une confession de journaliste, elle lâche cette petite phrase qui clôt le spectacle et inonde de larmes les derniers yeux restés secs : « Quand on a aimé quelqu’un, on n’est plus jamais seule. »

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Habiter Montréal et lire Dany https://www.delitfrancais.com/2023/03/22/habiter-montreal-et-lire-dany/ Wed, 22 Mar 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51383 Ou comment concilier neige et littérature.

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À Montréal, les vacances de printemps ont deux utilités : fuir la neige qui colle au goudron et lire des romans ; dévorer le papier et boire l’encre comme si elle contenait le secret de la vie heureuse.

Parce que ton année d’échange à McGill touche à sa fin et que tu n’as toujours pas ouvert le moindre roman québécois, mais surtout parce que tu te lasses de cette littérature européenne dont les personnages t’apparaissent en noir et blanc, tu décides de t’aventurer ailleurs, prendre le risque de découvrir le monde. Tu saisis au hasard d’une étagère un ouvrage fin et intriguant, un livre dont le titre sonne comme une invitation à le reposer aussitôt : Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, de Dany Laferrière. Comme tu es seul dans la librairie, sans personne pour prêter attention à tes mauvaises fréquentations littéraires, tu jettes un coup d’œil à la première page, sans même regarder la quatrième de couverture parce que tu sais que tout est toujours dit dans l’incipit. L’ironie provocatrice du titre est dépassée dès la deuxième page, tu achètes le livre. Plus tard, tu n’auras qu’un seul regret : celui d’avoir payé pour un bouquin que l’auteur invite lui-même à voler. Seulement, au moment de quitter le rayon, dans un dernier coup d’œil de connaisseur, qui veut s’assurer de ne pas laisser un chef‑d’œuvre derrière lui, tu aperçois un autre roman du même auteur, L’Énigme du retour, et tu l’emportes aussi.

« Plus tard, tu n’auras qu’un seul regret : celui d’avoir payé pour un bouquin que l’auteur invite lui-même à voler »

C’est un roman sans fierté, un chef‑d’œuvre rassurant, de ceux que l’on compte sur le bout des doigts parce qu’ils savent créer une langue neuve et émouvante tout en préservant leur simplicité. Dany Laferrière parle de lui, de son enfance passée avec des femmes (sa mère, sa grand-mère, sa sœur) en Haïti, de son père qu’il n’a pu connaître qu’à travers ce que lui en racontaient les autres, et de Montréal, la ville où il s’est installé après avoir quitté son pays natal à 23 ans et où est née sa vocation d’écrivain.

Il raconte surtout son absence, ce « temps pourri de l’exil » coincé entre deux âges : son départ de jeune homme et son retour à l’âge mûr.

En mêlant de longs paragraphes descriptifs à de courtes strophes en prose, Laferrière dote son roman d’une forte charge poétique. C’est une écriture ramassée, concise et efficace, qui donne en deux ou trois mots, soit dans un même souffle de lecteur, tout un monde à apprécier. Il fait de l’île d’Hispanolia, cette île des Caraïbes partagée entre Haïti et la République Dominicaine, un espace où les contradictions fusionnent : la terre et la mer, le luxe et la misère, le rêve et la réalité… Pour finalement s’apercevoir, après 30 ans d’absence, que cette terre où il est né demeure sa seule appartenance.

« J’ai senti que j’étais un homme perdu

Pour le Nord quand dans cette mer chaude sous ce crépuscule rose

Le temps est subitement devenu liquide ».

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Lida Moser au Canada français https://www.delitfrancais.com/2023/03/15/lida-moser-au-canada-francais/ Wed, 15 Mar 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51229 La photo documentation du monde rural québécois des années 1950.

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Lida Moser est une photographe américaine née en 1920 et décédée en 2014. Elle a commencé sa carrière à New York dans les années 1940 aux côtés de la photographe de renom Berenice Abbott. Elle a travaillé comme photojournaliste pour des publications comme Life et Look. Elle s’est orientée vers la photographie de paysages et de voyages, capturant des images étonnantes de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique latine. Parmi ses voyages, elle s’est rendue au Canada français pour y photographier le monde rural en 1949 et en 1950. En 1994, les archives du Québec achètent et conservent son corpus photographique. La semaine dernière, le chercheur Norman Cornett a présenté un film produit en 2017 sur les voyages québécois de Moser. Il a accepté de répondre aux questions du Délit sur les secrets de cette artiste méconnue.

Le Délit (LD) : Est-ce que vous pouvez nous présenter brièvement la figure de Lida Moser et les éléments biographiques majeurs?

Norman Cornett (NC) : Oui! Elle est née en 1920 à New York, d’une famille russe juive issue de l’immigration. Elle se démarque d’abord par son orientation vers les arts, spécifiquement vers la photographie. Elle était l’assistante d’une des plus grandes photographes américaines de l’époque, Berenice Abbott. Grâce à elle, Moser travaille sur un corpus de Eugène Atget, photographe français remarquable. Abbott, elle-même ancienne assistante du photographe Man Ray, qui a passé de nombreuses années à Paris, agit comme mentor artistique et photographique de Lida Moser. Donc d’emblée, Moser prête l’oreille à la réalité culturelle, esthétique, photographique de la France et des expatriés américains comme Man Ray et Berenice Abbott. Moser était francophile sans parler un seul mot de français. Et c’est ce regard francophile qui l’a sûrement attirée vers le Canada français en 1950. Un deuxième élément important dans la vie et l’art de Lida Moser, c’est la spiritualité. Moi, ma spécialité, c’est le rapport entre religion, culture et politique : les relations entre l’esthétique et la spiritualité m’importent énormément. Dans le corpus, que Moser avait réalisé en 1950, de voyages consacrés à ce qu’on appelait à l’époque le Canada français – on ne parlait pas du Québec en 1950 : le Québec, les Québécois, les Québécoises, c’est un phénomène de la Révolution tranquille des années 1960 – il y a une réelle quête spirituelle.

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LD : Qu’est-ce qui la motive à entreprendre ses deux voyages photographiques dans les régions rurales du Canada francophone?

NC : Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Canada français attire l’attention de l’historien américain Hugh Mason Wade, qui publie en 1946 The French Canadian Outlook. En fait, Wade a remarqué que les Canadiens francophones s’opposent à la guerre en Europe contre l’Allemagne nazie, et donc il veut creuser et retracer l’histoire de la mentalités des Canadiens francophones. Au Canada français de l’époque, il y avait une autre mentalité : une mentalité qui diffère de l’identité nord-américaine anglo-protestante. Donc Lida Moser, par sa photographie, voulait explorer, tâter le terrain de cette autre mentalité esthétique, spirituelle, voire politique.

Dans les années 1950, il y a une vague culturelle et artistique des road trips popularisée par le roman de Jack Kerouac On the road (1957). Ce qui est remarquable dans le cas de Lida Moser, c’est que la plupart du temps, ce sont les hommes qui réalisent ces road trips : comme Jack Kerouac ou le photographe suisse Robert Frank. Alors, moi en tant qu’historien, en tant que chercheur, je me pose la question : comment se fait-il que cette femme juive new-yorkaise prend la décision de réaliser un road trip dans le Canada français? Il y a d’abord les enjeux de l’altérité parce que, pour les New Yorkais comme elle, le fait qu’à la frontière entre New York et ce qu’on appelait le Canada français, il y avait une autre langue et une autre religion, le catholicisme, c’est très intéressant, très intriguant. Dans la religion juive, on ne peut pas tomber dans l’iconographie, dans le visible. C’est contre les dix commandements mosaïques. Donc elle voulait aller là où on parlait français, là où on était catholique, là où on faisait des statues de saints, là où on créait une iconographie ecclésiastique et liturgique, que ce soit le petit Jésus, que ce soit la Vierge Marie. Pour elle, c’était un terrain défendu, mais elle n’acceptait pas que ça demeure défendu.

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LD : Elle traverse le Québec dans les années 1950 après avoir signé un contrat avec Vogue. Elle photographie le Canada francophone juste avant la Révolution tranquille : un Québec entre modernité et tradition, entre monde rural et urbanisation. Pourquoi cette période de transition et de changement est-elle si intéressante pour Lida Moser?

NC : Pour les chercheurs et chercheuses, l’authenticité des hommes n’étaient pas dans les villes, mais en campagne, chez les paysans et paysannes. Moser a peut-être été inspirée par le travail de sa tutrice Berenice Abbott qui, au début du siècle, a photographié toute la transformation urbaine de New York, avant que la ville ne devienne la gigantesque métropole par excellence du monde occidental. Il faut noter que dans le cercle de la New School of Social Research, Abbott fait face à de nombreuses questions sur la transformation de la condition humaine. Elle étudie les implications de l’urbanisation massive sur la société et les relations humaines. Comment humaniser le tissu urbain? Dans cette ligne de pensée, quand Lida Moser arrive au Québec à l’été 1950, elle se rend compte que là, les êtres humains sont personnels, individuels. Ils ont une identité. On ne les efface pas dans le tout urbain, cosmopolite, métropolitain. Tout comme Berenice Abbott, elle voulait affirmer qu’il y a une conscience sociale humaine. Et elle le fait souvent en faisant référence aux enfants parce que pour elle, l’enfance, c’est la pierre de touche de la condition humaine.

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LD : Est-ce que les Américains, très critiques et hostiles à la pensée anticapitaliste dans le climat de la peur rouge, percevaient du communisme ou du socialisme dans la photographie de Moser?

NC : Pourquoi Lida Moser portait tant d’intérêt aux enfants inconnus, anonymes? Pourquoi portait-elle tant d’intérêt aux paysans, aux fermiers, aux pêcheurs? Parce que le « commun des mortels » comptait dans sa perspective esthétique. Le travail de Marcel Duchamp, fameux artiste avant-gardiste qui a créé la Fontaine en 1917, transforme notre vision du quotidien en nous invitant à de nouvelles perspectives incongrues. Il y a dans cette première moitié du siècle, ce que moi j’appelle un changement de paradigme esthétique. C’est que la beauté ne se trouve pas seulement dans les Picasso, pas seulement dans les Van Gogh. La beauté se trouve dans les êtres humains communs, ordinaires, justement.

LD : Est ce que on peut donc rapprocher sa photographie au travail de Dorothée Allen ou de Vivian Maier?

NC : Oui, c’est la même école! L’école de la Grande Dépression qui dit qu’on peut trouver la beauté dans tous les recoins de la condition humaine, même les plus pauvres, même les plus démunis, même les plus illettrés. Et d’ailleurs, Lida Moser- dans ce corpus qui appartient maintenant à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) – met en avant, dans la plupart des cas, des gens complètement analphabètes. Mais elle a vu un rayonnement et du potentiel humain dans ces gens sans aucune éducation.

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LD : Comment est-ce que Lida Moser appréhende et prépare ces deux voyages au Canada français, le premier en été 1949 avec Vogue et le second en décembre 1950 pour le magazine Look?

NC : Alors, vous savez que dans l’art, il y a des gens qui vont privilégier l’aléatoire. On s’est rendu compte que l’aléatoire avait une grande valeur, il permettait de créer dans l’instant, in situ, sur le lieu même. Et ça, ça nous renvoie au courant de l’écriture automatique. Moi j’appelle ça l’écriture intuitive. Dans quelle mesure va-t-on valoriser ce qui est intuitif, ce qui est spontané? Lida Moser travaille sur-le-champ, dans l’instant même! Prenons en compte que dans les années 1950 la musique par excellence aux États-Unis c’est le jazz, qui implique l’improvisation et l’intuition. On crée là sur-le-champ! Donc en fait, la photographie de Lida Moser est peut-être l’équivalent, en termes artistique et esthétique, du jazz. Elle est là. Elle constate. Elle cadre. Tout ça dans l’instant! Pour moi, la clé de la photographie de Lida Moser, c’est l’élan vital inscrit dans l’intuition.

LD : En quoi Lida Moser peut-elle être considérée comme une photographe pionnière du féminisme?

NC : Je tiens à souligner la différence entre la production photographique en 1950 et 2023. Faire une photo en 1950, c’est tout un processus épuisant et incertain. Gardons en tête que Lida Moser réalise ses photos de A à Z et c’est aussi pour cet avantage et ce sentiment d’indépendance qu’elle choisit la photographie. Elle se penchait beaucoup sur le cinéma au début, mais le cinéma implique beaucoup d’autres gens dans le processus et la réalisation créative. Dans la photographie, c’était elle qui était maîtresse du début jusqu’à la fin, y compris en chambre noire. Elle qui est artiste, féministe, elle devient photographe parce qu’elle en était la maîtresse de chaque étape et ne devait se soumettre à aucune autre personne, et surtout pas aux hommes. Il ne faut pas s’étonner de son élan féministe! Elle a passé ses années de formation aux côtés de Berenice Abbott qui avait révolutionné le cercle artistique de New York en s’affichant publiquement comme lesbienne. Lida Moser est avant tout une femme affranchie, qui ne connaît pas de barrières : elle va s’exprimer coûte que coûte.

LD : Pourquoi la BAnQ a‑t-elle acheté et conservé, depuis 1994, le corpus photographique de Lida Moser des années 1949 et 1950?

NC : En tant qu’historien et historien de l’art, je vais vous dire que Lida Moser est une documentariste hors-pair. Par ses photos, elle a tout documenté du Canada français d’autrefois. Ce monde d’avant, il n’existe que grâce à ses photos. Berenice Abbott, quand elle a vu que New York avait commencé une transformation architecturale, s’est dit qu’il fallait tout photographier, sinon les paysages d’avant allaient disparaître pour de bon. Est-ce qu’il y avait cette même urgence dans le raisonnement de Lida Moser? Elle a dû penser que si elle ne photographiait pas le Canada français en 1950, celui qu’elle avait sous les yeux tel quel, il risquait de disparaître. En 1994, la BAnQ a demandé, malgré les défis budgétaires, d’acheter l’œuvre photographique relative au Québec de Lida Moser.

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LD : Malgré ses œuvres très marquante et originale, comment explique-t-on qu’elle soit restée une figure méconnue dans l’histoire de la photographie du vingtième siècle?

NC : D’abord, c’est une femme solitaire. Donc elle n’a pas bénéficié du soutien à la médiatisation de ses œuvres contrairement à d’autres photographes hommes américains. C’est seulement avec des décennies de recul qu’on se rend compte à quel point Lida Moser faisait partie de la pensée avant-gardiste. Seulement aujourd’hui, certains chercheurs commencent à lui consacrer des thèses. Un autre point majeur, c’est son manque de financement. Il faut savoir que Lida Moser a grandi dans un milieu très modeste alors que la photographie était une activité très coûteuse. Elle assurait le processus créatif du début jusqu’à la fin et elle assumait également tous les coûts. Toute son œuvre a été à ses dépens. Elle a dû faire de nombreux sacrifices économiques et financiers pour nous livrer sa vision artistique. Et là, tout d’un coup, on découvre ce corpus à couper le souffle : des images idylliques, idéalistes, paradisiaques du Canada français d’autrefois. Elle a su capturer un monde qui ne reviendra jamais.

Vous pouvez retrouver les 3634 photographies du corpus relatif au Québec de Lida Moser à la BAnQ, à Montréal, ou bien sur son site internet, Advitam.

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Le charme discret des nouveaux riches https://www.delitfrancais.com/2023/02/15/le-charme-discret-des-nouveaux-riches/ Wed, 15 Feb 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50890 Chapdelaine reprend Le Faiseur de Balzac au théâtre Denise-Pelletier

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Presque chacune des 92 œuvres qui composent la Comédie humaine véhicule une critique de la société capitaliste qui émerge en Europe dans la première moitié du 19siècle. C’est une des clefs de la grande modernité de Balzac : son œuvre dénonce les dérives d’un monde où l’individu se réduit à un agent économique et la société à une organisation à but lucratif.

Le théâtre Denise-Pelletier présente en ce moment l’une des pièces phares de l’écrivain, Le Faiseur, écrite en 1840. Elle s’attaque en particulier à l’univers de la spéculation, le lieu où s’exhibent toute l’insolence et l’absurdité du capitalisme. Réécrite par l’autrice Gabrielle Chapdelaine et mise en scène par Alice Ronfard, la version repensée de la pièce conserve sa force critique originale, tout en exploitant brillamment son potentiel comique.

Le poids d’une absence

Les humains sont des êtres curieux. Ils passent leur temps à courir derrière quelque chose qui n’existe pas. Ils motivent toutes leurs relations, leurs échanges, leurs productions par un mot, « l’argent », qui sonne creux parce qu’il ne recouvre aucun bien véritable, aucune réalité si ce n’est une absence, un vide. C’est l’impression très vive que l’on a en assistant à une représentation du Faiseur. Balzac montre l’absurdité d’un monde, le nôtre, ou plutôt celui des spéculateurs, dont la principale occupation est de brasser du vent.

L’intrigue de la pièce repose en effet sur un vide. Mercadet, un arnaqueur patenté, souffre d’un manque de liquidité important qui menace de faire effondrer la pyramide de Ponzi qu’il a bâtie et sur laquelle il vit. Tout au long de la pièce, il attend, sans trop d’espoir, de recevoir la plus-value d’un investissement qu’il a fait dans un fonds trouvé sur Internet, Godeau Inc., qui cache en vérité… une autre arnaque à la Ponzi. Afin de se sauver, le couple Mercadet multiplie les efforts. Ils tentent de voler leurs amis, de se voler entre eux, de marier leur fille à un supposé génie de la Silicon Valley, ou encore, de faire de leur divorce une affaire lucrative. Les idées fusent mais les échecs s’accumulent et leur endettement se transforme progressivement en une impasse.

Le bal des menteurs

Le Faiseur met en scène toute une galerie de personnages, rendus d’autant plus caricaturaux dans l’adaptation contemporaine de Gabrielle Chapdelaine qu’ils sont parfaitement identifiables. Il y a bien sûr Mercadet, l’escroc plein de ressources, qui a peu de talent, mais infiniment de culot ; sa femme, l’ archétype même de l’épouse du nouveau riche, aussi exubérante qu’hilarante ; leur fille, Julie, qui campe très bien l’adolescente bourgeoise rebelle ; ou encore Minard, un petit comptable qui se sent très à l’aise au sein de la classe moyenne. La variété des personnages, en plus des dialogues remaniés pour coller à l’époque, rend la pièce excessivement drôle et légère. Acteurs comme spectateurs, chacun prend part à un grand bal des menteurs et des faux-semblants : la quête d’argent est le point d’ancrage d’un merveilleux jeu de dupes.

La mise en scène épurée d’Alice Ronfard met en lumière le paradoxe du fric, qui bien qu’absent et intangible, est omniprésent dans les conversations et dans l’arrière-pensée des personnages. Sur scène, beaucoup d’autres objets n’existent pas et ne sont suggérés que par des bruitages et des gestes. Ainsi, il n’y a pas de bouteille de vin, mais le bruit du bouchon qui saute et des verres qui s’entrechoquent.

Alors que l’on pense la représentation terminée, la troupe des comédiens entreprend une chorégraphie inattendue, composée de tous les gestes d’une vie confortable – comme le fait d’agiter une sonnette pour appeler un domestique, faire danser le rhum au fond du verre ou écraser une cigarette. Les gestes sont répétés, frénétiques, et suggèrent, sans énoncer l’idée, qu’une vie pour le confort, pour la «moula», serait tout aussi aliénante qu’une vie pour le travail. 

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La désobéissance en perfusion https://www.delitfrancais.com/2023/02/08/la-desobeissance-en-perfusion/ Wed, 08 Feb 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50797 Quelles leçons retenir de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza?

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Le début est un peu rude. En essayant de résumer à ma colocataire les 40 premières pages de cet énorme livre – qui en fait un peu moins de 700 au total – parce qu’elle se demandait bien ce qu’un roman aussi immodestement intitulé L’Art de la joie pouvait contenir, je me suis rendu compte qu’il ne s’adressait peut-être pas à tout le monde. D’abord, parce qu’il est long, très long, et que Sapienza ne se soucie pas d’aider le lecteur à garder le fil du récit, ni de la flopée d’intrigues secondaires qui fleurissent autour de la quête existentielle de la protagoniste principale, un peu à la manière d’un roman de García Márquez. Ensuite, parce qu’il entretient une préoccupation quasi-obsessionnelle avec des thèmes tels que l’inceste (peu de rapports sexuels y échappent), la masturbation, l’extrémisme politique, le suicide, la maladie et la mort.

Vous venez sûrement de lire la pire introduction qu’il est possible d’écrire quand on veut donner aux gens l’envie de lire Goliarda Sapienza, mais comme le livre se vend lui-même très mal – il s’ouvre sur la masturbation accidentelle d’une fillette de quatre ans au côté de sa sœur handicapée, suivie d’un cunnilingus, puis d’un viol par son père quelques années plus tard – , je m’y suis résolu. On n’entre pas dans L’Art de la joie dans l’espoir de conforter sa morale bourgeoise ou pour savourer une histoire d’amour expurgée, mais on vient pour y prendre une grande bouffée de liberté, exalter son esprit frondeur et découvrir le magnifique dessin d’une émancipation féminine, qui est en fait une émancipation tout court. Le titre du roman est à la fois intriguant et limpide,
il suggère un enseignement qu’il ne contient pas, une série de leçons pour apprendre à vivre heureux (c’est-à-dire libre) qui ne sont jamais clairement édictées mais que rien ne m’empêche de vous donner.

« Elle est habitée par l’urgence de vivre et cherche par tous les moyens à accélérer ce fastidieux processus d’édification de soi qui commence à la naissance et qu’on appelle la vie »

Leçon 1 : Transgresser

La désobéissance, c’est la ligne de conduite que s’applique Modesta, le personnage principal. Née le premier jour du premier mois de l’année 1900 dans une famille pauvre d’une région pauvre d’Italie, elle est d’abord envoyée vivre dans un couvent à la suite de la mort de sa mère, puis au sein d’une famille noble, les Brandiforti, à la mort de la mère supérieure du couvent. Dans cette maison prospère, où elle entre comme bonne d’enfant et finit par devenir grande propriétaire terrienne, Modesta se construit intellectuellement, socialement et, parce qu’il semble que cela soit un pendant indispensable, sexuellement.

En dépit de sa phénoménale ®évolution, Modesta demeure le personnage le plus constant du roman car elle est férocement attachée à ses principes d’indépendance. Elle a quelque chose de l’enfant sauvage, qui s’étonne toujours et ne se dompte jamais. Elle n’a pas de morale, elle est capable de tuer si quelqu’un fait obstacle à son destin. Modesta mène sa barque avec un seul objectif en vue : celui de s’émanciper de toutes les aliénations, toutes les sujétions, et de s’affirmer comme un être libre, indépendant et fort.

Sa quête ne s’apparente pas à celle des héros d’apprentissage du 19siècle parce qu’elle est à la fois plus pure et plus abstraite ; elle ne part pas à la conquête de la gloire, ni de l’argent, ni d’un savoir absolu, elle veut seulement découvrir le sens de sa propre vie, arriver au bout de son destin. Elle est habitée par l’urgence de vivre et cherche par tous les moyens à accélérer ce fastidieux processus d’édification de soi qui commence à la naissance et qu’on appelle la vie.

Leçon 2 : Lire, lire énormément et rejeter le fascisme

La longueur du roman s’explique en partie par le fait que Sapienza veut rendre la totalité du développement intellectuel de Modesta : depuis l’athéisme qu’elle nourrit au couvent, en passant par la philosophie des Lumières et la pensée socialo-anarchiste qu’elle découvre dans la bibliothèque des Brandiforti, puis le communisme qu’elle embrasse avec son amant Carlo, la psychologie freudienne avec son amante Joyce, etc. Elle est perpétuellement attirée par les idées nouvelles qui l’aspirent tour à tour, à l’exception du fascisme mussolinien qu’elle rejette radicalement. D’un côté, elle ressemble singulièrement au siècle qui naît avec elle ; ce vingtième siècle polymorphe qui passe d’un extrême politique à un autre, d’un idéal de société à un autre, traverse les catastrophes (la Grande Guerre, la grippe espagnole, la guerre civile, etc.), les recycle et continue d’avancer. Mais, d’autre part, la modernité optimiste de Modesta contraste avec la bêtise des personnages qui l’entourent et la tendance réactionnaire de l’époque dans laquelle elle vit. Elle semble anachronique parce qu’éperdument éprise de liberté. Très ouverte dans ses mœurs et dans sa manière de concevoir le genre, elle est souvent rapprochée au personnage masculin-féminin d’Orlando de Virginia Woolf.

Alexandre Gontier | Le Délit

Leçon 3 : Aimer (au sens de faire l’amour, bien sûr)

L’Art de la joie repose en partie sur les rapports sexuels dont il est parsemé comme une constellation de saynètes qui provoquent parfois le rire, parfois l’indignation, mais participent toujours de l’intrigue. Modesta s’affirme et se construit par le sexe. Après des premières expériences qui sont soit accidentelles, soit subies (sans pour autant que l’autrice ne suggère de traumatisme), Modesta s’éduque, et éduque ses amants et amantes au plaisir volontaire et consenti. L’un des passages les plus amusants se situe vers le milieu du roman, quand la jeune femme d’environ 20 ans apprend à un homme sensiblement plus âgé qu’elle, comment il doit s’y prendre pour faire jouir une femme. Pour être libertaire, Modesta n’est cependant pas libertine. Elle étanche sa soif d’aimer à plusieurs sources et cherche le plaisir dans l’amour, mais ce n’est jamais un plaisir orphelin de sentiments. Elle déclare ainsi que « l’amour et le sexe sont enfants l’un de l’autre ». Chaque relation sexuelle doit apporter quelque chose de nouveau à la jeune femme, une charge d’excitation neuve, comme un corps étranger ou une philosophie inédite.

Cette liberté de ton, notamment dans le domaine sexuel, explique que le roman de Goliarda Sapienza n’ait jamais été publié de son vivant dans une Italie acquise à la morale catholique. Il a fallu près de trois décennies, et le flair de la critique littéraire française, pour que ce roman soit lu et apprécié à sa juste valeur. Goliarda Sapienza fait donc partie de ces nombreuses artistes dont l’œuvre ne fut véritablement découverte qu’après leur mort : cela vaut bien un modeste hommage.

Il y a les auteurs que l’on aimerait bien rencontrer pour les remercier d’un bon moment qu’ils nous ont fait passer et il y a ceux que l’on a pour amis sans avoir jamais pu les connaître ; ceux qui, derrière la sobre couverture d’un bouquin et la promesse d’une belle aventure, nous offrent un espace où vivre et une voix(-e) pour grandir. Ce sont nos amis, que l’on préserve de la mort glacée d’une notice Wikipédia, et qui nous arment contre la solitude et l’ennui. Goliarda compte désormais parmi les miens. 

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Réflexions d’un myope dans la glace du barbier https://www.delitfrancais.com/2023/01/18/reflexions-dun-myope-dans-la-glace-du-barbier/ Wed, 18 Jan 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50510 L’ennui par définition.

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Mon barbier ne parle pas. Quand je m’assois dans le fauteuil à bascule, je comprends au coup de menton adressé à mon reflet dans la glace qu’il attend que je décrive la coupe de cheveux désirée, sans jamais prononcer un mot. Il écoute ensuite avec un désespoir à peine voilé la même réponse vague et inutile que je lui sers à chaque fois, sans photo à l’appui pour illustrer mon souhait (parce qu’en fait je n’ai jamais d’idée).

Tous les deux mois, ou presque, c’est le même rituel : je m’installe devant lui en silence, gêné par les longs coups d’œil circulaires qu’il lance autour de mon crâne afin d’évaluer l’ampleur de sa tâche, puis, dans un dernier geste, il retire délicatement mes lunettes. Dès l’instant où les verres quittent mes yeux, c’est l’ennui. L’ennui d’une vue trop faible qui m’empêche de voir la progression de son travail, et de ne rien saisir de ce qui m’environne, ni les objets, ni les visages ; l’ennui de n’avoir rien à dire à quelqu’un qui ne propose pas de m’écouter ; l’ennui, enfin, de me trouver dans un état quasi-végétatif qui me rend bête comme un escalator en panne (ou les courriels du point service de McGill). C’est l’ironie perpétuelle de mes visites au salon de coiffure depuis l’enfance : figé dans la contemplation d’un reflet que je ne peux pas voir, je suis envahi du sentiment tenace d’être un élément superflu de l’univers ; je suis cette petite tache floue, cet être myope qui ne doit sa survie qu’à l’attendrissement de forces invisibles. Quarante minutes, c’est un temps long à meubler quand on a pour soi que son imagination. J’écoute un instant la conversation des autres clients, mais elle ne m’intéresse pas car elle appartient à des gens qui voient nettement ; il y a comme un voile de gaze entre eux et moi qui constitue une barrière vague mais bien sensible entre nos deux réalités. Je vis dans un tableau de Monet et j’aime ça.

«Je suis envahi du sentiment tenace d’être un élément superflu de l’univers»

Les derniers petits cheveux bruns tombent sous mes yeux, comme la neige dans la rue, la caresse du blaireau et finalement le barbier me tend comme un plateau le petit miroir où reposent mes lunettes. Le résultat est à peu près correct (exactement comme je ne l’avais pas imaginé). Je laisse un joyeux «au revoir, à la prochaine!», un généreux pourboire de 25 pourcents et me retrouve dans la rue ; la tête rasée de frais prise dans la bise glacée de l’hiver. Mes yeux jouissent à nouveau de tous les détails du monde, ces mille petites choses qui interpellent le regard et embellissent la vie.

Je pourrais aller voir ailleurs, bien sûr, pousser la porte d’un autre des quelque 1500 salons de coiffure de Montréal, mais je crois que je me suis attaché à ces moments d’ennui qui nourrissent en moi, au sortir du salon, l’envie dévorante de tout voir, de tout connaître ; l’envie de sentir les choses comme si elles pouvaient à tout moment m’échapper.

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Une vie pour le théâtre https://www.delitfrancais.com/2023/01/11/une-vie-pour-le-theatre/ Wed, 11 Jan 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50369 Rencontre avec Lorraine Pintal, directrice du TNM depuis 1992.

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Depuis plus de 30 ans à la tête du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), dont elle est à la fois la directrice artistique et la directrice générale, Lorraine Pintal revient avec Le Délit sur son parcours et en particulier sur la réussite du projet de revitalisation du TNM. Tout au long de son mandat, elle a rebâti l’une des scènes les plus emblématiques du théâtre montréalais. Elle nous confie aussi son regard sur l’état de la culture à Montréal et au Québec, et l’importance du théâtre dans la société.

Le Délit (LD) Si on résume votre parcours, peut-on dire que vous avez dédié votre vie au théâtre?

Lorraine Pintal (LP) : Oui, on peut le dire. Je suis même très heureuse parce que j’ai réussi à trouver plusieurs avenues d’expression de l’art théâtral. Par exemple, la télé, même si ce n’est pas de l’art vivant, c’est tout de même un prolongement de ma nature de metteuse en scène. Au départ, c’est vrai, ma formation c’est l’art vivant, c’est le théâtre ; mes longues années de pratique c’est vraiment le théâtre, autant en mise en scène qu’en écriture et jeu d’acteur. J’ai été comédienne pendant plus de 20 ans quand même!

Mon passage au Conservatoire d’art dramatique, c’est vraiment la formation la plus précieuse que j’ai eue. Et ça, ça ne se perd jamais : l’amour de la scène fait partie de mon ADN. Maintenant, je suis passée de l’autre côté comme metteuse en scène et j’ai beaucoup aimé travailler dans d’autres disciplines, dans d’autres médias comme la radio ou la télé. Les deux en parallèle, la direction du théâtre et les médias, j’ai pu le faire un certain nombre d’années, mais pas de manière permanente. Simplement la radio, le fait d’animer une émission hebdomadaire, en plus de diriger le TNM et de faire la mise en scène, est devenu très éprouvant au bout d’un moment.

LD : Au sein de votre théâtre, qu’est-ce qui vous a empêché de mêler à la fois le jeu et la mise en scène?

LP : À l’époque, quand je suis arrivée au TNM [en 1992, ndlr], il y avait très peu de femmes metteuses en scène, ce qui fait que je répondais à un besoin important, et mon agenda s’est rapidement rempli de propositions. J’avais tellement de mises en scène à prendre en charge que même si on m’offrait des rôles pour jouer au théâtre, je ne pouvais pas les accepter. Et petit à petit, c’est ainsi que ça fonctionne malheureusement, j’ai été cataloguée dans la mise en scène. Petit à petit, les gens ont dit : «non, elle a fait de la mise en scène, alors on va pas lui proposer des rôles». Aujourd’hui, je le sais, je suis attitrée au TNM. Les gens me considèrent comme étant la directrice artistique de ce théâtre, mais le jeu reviendra sûrement dans ma vie quand je quitterai mon poste ; je retrouverai mes premières amours.

«Le Conservatoire, c’est vraiment la formation la plus précieuse que j’ai reçue. Et ça, ça ne se perd jamais : l’amour de la scène fait partie de mon ADN»

LD : Comment s’est faite votre nomination à la tête du TNM?

LP : Le TNM, comme toute grande institution culturelle, toutes disciplines confondues, fonctionne avec un jury. Un comité de sélection a été mis en place et a organisé un appel de candidatures. En l’occurrence, le comité de sélection était formé par le conseil d’administration du TNM et présidé par le fondateur du théâtre, Jean-Louis Roux, qui m’a interpellée pour que je présente ma candidature. Ils ont retenu à peu près quinze noms et finalement c’est ma candidature qui a été choisie.

LD : En quoi consiste le métier de directrice de théâtre?

LP : Moi, en fait, j’ai deux chapeaux, ceux de directrice artistique et directrice générale. C’était une volonté du comité de sélection qui m’a engagée, que l’artistique prédomine, et ils ont raison. C’est très important que la majorité des décisions soient approuvées par une direction qui n’est qu’artistique. La direction générale reste quand même un travail presque à temps plein dans ce théâtre, notamment pour gérer l’administratif. Je suis plus à l’aise dans mon rôle de directrice artistique : programmer, inviter des metteurs en scène, accepter des projets, commander des textes, réunir des équipes de création, accompagner les créateurs. J’aime être très proche de la production, donc des conditions de pratique qu’on offre aux créateurs, aux artistes. Je suis aussi de très près le financement privé pour qu’on puisse financer nos productions et faire de grandes tournées au Québec, voire à l’international.

LD : Quand vous êtes arrivée au TNM, le théâtre souffrait d’un manque d’attractivité et d’un déséquilibre financier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Quels ont été les changements que vous avez opérés?

LP : J’ai fait partie de ces gens qui ont reçu le projet de rénover le TNM en 1996–97 (la première étape de la revitalisation). Nous sommes en ce moment dans la phase 2 de la revitalisation qui se fait 25 ans après la première. Il faut être patient, mais c’est clair que la réussite du projet est visible. Tout partait de l’état délabré du théâtre et du désengagement de l’État : il y avait moins de subventions donc moins de fréquentation, moins d’attraction du public, des budgets déficitaires et pas de financement privé (ça n’existait pas à l’époque).

Pour reconstruire le TNM, il a donc fallu commencer par le bâtiment. C’était très important car c’est un vieux théâtre qui date de 1912 pour la partie ancienne. Moi, quand je suis arrivée, on entrait encore par un hall temporaire sur Sainte-Catherine, construit du temps de l’ancien propriétaire, qui tombait en ruine. Et quand les gens s’asseyaient dans les sièges ils s’enfonçaient jusqu’au sol. Le pire problème, surtout, c’était la dispersion de l’équipe du théâtre : la scène était ici, les salles de répétition dans un autre bâtiment de la ville, et nos ateliers, décors, costumes et archives étaient dans l’Est. Il n’y avait ici que les techniciens et les spectacles, ce qui faisait que la chimie dans nos équipes était assez déplorable. Quand on s’est tous retrouvés sous un même toit en 1996, on a créé une osmose, une harmonie nouvelle. On a inventé le «théâtre rénové», et à partir de là c’était l’explosion! Les subventions ont augmenté, on a eu plus d’abonnés, on vendait mieux nos spectacles, on a commencé à briller à l’international, on a fait des sorties, organisé des matinées scolaires et rajeuni le public du théâtre. Grâce à cet essor, on a tout triplé : le budget (9 millions de dollars), les subventions, le nombre d’abonnés et le nombre de productions. Aujourd’hui, le théâtre est à nouveau en chantier, on ajoute une deuxième salle qui est la petite salle Réjean Ducharme, pour des productions plus expérimentales, ouverte à la diversité des peuples autochtones, et qui va permettre de toucher un autre public.

Robert Mailloux

LD : Vous vous êtes aussi engagée dans la vie sociale et culturelle de Montréal, notamment en portant des projets théâtraux avec les patients de l’Institut de santé mentale. Comment pensez-vous que le théâtre soit utile à la société?

LP : Ah ça! Le théâtre contribue au bonheur collectif à tous les niveaux! Ici, on adhère au slogan partagé par le Musée des beaux-arts et d’autres institutions : «L’art fait du bien». D’où les nombreux programmes de médiation culturelle qu’on a mis sur pied au TNM. Moi, ma cause, c’est l’art thérapie et les maladies mentales. Ça fait au moins sept ans que je fais chaque année de la mise en scène avec les patients de l’Institut en santé mentale, avec le Théâtre Aphasique. J’observe leur progrès d’année en année, cela les transforme. Ils doivent premièrement créer un personnage et s’y identifier, ça permet de sortir quelqu’un atteint d’une maladie mentale ou d’une dépression de son inconfort et de prendre plus facilement la parole. Après cette expérience-là, ils sont plus ouverts, ils vivent plus facilement en société. Moi, je ne considère pas que je travaille avec des gens malades mais avec des acteurs. Avec moi, ils oublient qu’ils ont la maladie mentale presque tatouée sur le front, ils découvrent un plaisir neuf : l’amusement dans la rigueur. Ensuite, ils vivent l’expérience sur scène devant 500 personnes et leur personnalité se transforme, s’affirme. Donc, oui, le pouvoir bénéfique du théâtre pour la société, j’y crois énormément, et pas uniquement pour les publics atteints de maladie mentale.

«C’est ma fierté de travailler dans un théâtre francophone, car le dynamisme culturel renforce l’identité du Québec. Nous, on a besoin de sentir qu’on a une langue qui s’exprime et qui est toujours vivante»

LD : Toujours dans cette idée d’utilité sociétale du théâtre, la pandémie a‑t-elle renforcé l’importance du théâtre comme lieu d’émotion collective?

LP : Oui, parce que la pandémie nous a privé de tous les rassemblements humains et a renforcé l’omniprésence des nouvelles technologies. Or je pense qu’une grande partie de la population a besoin de rassemblement, de contact. Je dis souvent que le théâtre est un substitut à la religion, parce que la religion c’était de grands rassemblements le dimanche ; les gens se retrouvaient sur le parvis de l’église et discutaient. Maintenant, les théâtres sont devenus des cathédrales de la culture parce que des gens viennent ici, font un effort pour venir ici : ils achètent leurs billets, trouvent un stationnement, vont manger au restaurant, font garder les enfants et au moment où ils s’assoient dans la salle, à 840, ils entrent comme en religion. Ils se rendent vulnérables, ouverts au monde et aux émotions. Quand le rideau tombe, je pense qu’ils ressortent transformés. C’est pareil avec la musique et tous les arts. Je crois tellement que l’art provoque des changements importants dans notre société!

Pour nous qui sommes d’expression francophone, c’est d’autant plus important de faire vivre les lieux culturels. C’est ma fierté de travailler dans un théâtre francophone, car le dynamisme culturel renforce l’identité du Québec. Nous, on a besoin de ça, de sentir qu’on a une langue qui s’exprime et qui est toujours vivante. Le théâtre c’est ça : c’est l’art vivant où la parole est au premier plan. Je pense que les politiciens devraient s’en rendre compte et subventionner davantage l’art vivant parce qu’il est le ciment de toute population. Cela s’est vu après la pandémie. Je le sens. Depuis qu’ils sont revenus en salle, les gens sont beaucoup plus émotifs. Les spectateurs sont émus de s’asseoir dans un théâtre, les acteurs sont émus de jouer devant un public, et moi je suis émue de voir que tout le monde est ému.

On a besoin de ces moments où on pleure tous ensemble. Ces moments où l’on rit, on pleure, on écoute, où on est provoqués et où on réagit. Par exemple, dans la pièce à l’affiche en ce moment, Le Roman de Monsieur de Molière de Mikhaïl Boulgakov, il y a beaucoup d’absurdité et pourtant ça touche beaucoup les gens. Boulgakov était un dissident d’origine ukrainienne sous le régime de Staline. On avait choisi la pièce avant que la guerre éclate en Ukraine, mais l’actualité lui donne une résonance très particulière dans l’oreille du public et c’est très émouvant.

«Je dis souvent que le théâtre est un substitut à la religion. […] Les théâtres sont devenus des cathédrales de la culture»

LD : En effet, Boulgakov trouve un écho singulier à l’heure où la guerre fait rage entre l’Ukraine et la Russie, d’autant plus que cette programmation résulte d’une coïncidence. Quels sont d’ordinaire les enjeux de votre programmation ?

LP : L’enjeu, c’est à la fois d’attirer du nouveau public et de fidéliser le public, c’est-à-dire plaire aux abonnés. Quand je choisis la programmation je réfléchis beaucoup au timing et je me dis par exemple : «un Jean Genet, est-ce que ça va intéresser? Est-ce que le public va aimer voir un Genet cette saison-là?». Cela se décide 18 mois à l’avance environ. La programmation de cette année est donc celle d’il y a deux-trois ans, celle de l’année du Covid. Quant à la sélection, elle s’effectue en comité, moi j’ai simplement un droit de véto, mais on essaie toujours de se mettre d’accord au sein de l’équipe, et d’équilibrer entre «classiques» et «pièces risquées».

Jouer les grands classiques, c’est notre mission, c’est mon mandat et j’en suis fière ; le TNM n’était pas un théâtre avec une page blanche quand je suis arrivée, il y avait une longue tradition des classiques ici. Il y a peu de théâtres à Montréal qui font des grands classiques. On est une des rares salles à présenter à la fois Shakespeare, Goldoni, Molière, Beaumarchais, Labiche et en même temps des grands classiques québécois : Michel Tremblay, Normand Chaurette, Michel Bouchard.

On aide aussi la jeune création. On commande des textes à des auteurs et beaucoup à des autrices, parce que je me suis donnée le mandat de faire entendre davantage la parole des femmes. C’est d’ailleurs très bien reçu par les abonnés, ils acceptent de nous faire confiance. S’il y a deux spectacles pour lesquels ils sont dubitatifs dans l’année, parce que là ils ont été un peu décoiffés, mais que les quatre autres leur procurent une grande satisfaction intellectuelle ou esthétique, ils sont toujours contents à la fin.

LDDe manière générale, quel regard portez-vous sur l’activité culturelle à Montréal?

LP : Moi, je trouve que l’activité à Montréal est fabuleuse et, d’ailleurs, la ville est reconnue pour son dynamisme à travers le monde. Par exemple, il est certain que les artistes montréalais révolutionnent la danse sur la scène internationale. Le théâtre jeunesse est également très réputé et de même pour la qualité de nos acteurs, de nos auteurs, de nos autrices, de nos metteurs en scène. On est souvent cité en exemple. On est tellement dynamique que le public de la métropole [environ 250 000 personnes aux dernières statistiques, ndlr] n’est pas assez nombreux pour que toutes nos salles soient remplies en même temps. À cela se sont ajoutés des arts comme des arts du cirque qui sont extrêmement populaires parce qu’ils font du gros divertissement, et les nouveaux théâtres en banlieue! Brossard, Laval, Longueuil. L’offre est énorme. Qu’on arrive à se sortir du lot avec des salles pleines ou presque, c’est à la fois formidable et inespéré. Le décalage entre offre et demande est d’ailleurs un peu probléma- tique. Il faut attirer plus les gens, être plus ouverts, plus accessibles. Il faut aller chercher les gens qui ne viennent jamais dans les salles de spectacles. Ils vont aller en humour, ils vont aller en chanson et peut-être voir les spectacles d’été, mais il y a encore des frontières. Par exemple, on a fait Nelligan, l’opéra de Tremblay, avec Marc Hervieux qui jouait Nelligan. Marc Hervieux, c’est d’une grande accessibilité ; on a tellement rempli qu’on a levé des supplémentaires. On aurait pu jouer, je pense, six mois d’affilée. Le grand défi des prochaines années, c’est de rajeunir et développer le public, de rendre nos lieux accessibles. Sinon, le risque c’est que dans dix, quinze ans cette offre culturelle n’existe plus, surtout pour nous, francophones. Si le français est en perdition, le théâtre francophone a un rôle à jouer pour préserver l’identité française et francophone. Il y a de gros signaux d’alarme dus à l’invasion des tablettes, des réseaux sociaux, d’internet où tout est en anglais. Ça n’a pas de sens. Moi, je regarde ma fille et je vois l’offre gigantesque qui existe sur les canaux en anglais comme Netflix. Nous, on a notre culture québécoise et il faut se battre pour l’affirmer. Les Québécois sont forts, sont solides ; ils tiennent à leur culture et c’est ça qui est impressionnant. Quand on parle de nous sur la scène internationale, particulièrement en France, c’est souvent comme le village gaulois qui résiste contre l’envahisseur anglophone. Et ils ont raison, on résiste, on est des résistants. Moi je suis immensément fière de ça! On a des gens qui ont du talent et pas de passé lourd à assumer qui entrave la création. De fait, il y a beaucoup d’espoir et de liberté au sein de la jeune création.

«Les Québécois sont forts, sont solides ; ils tiennent à leur culture et c’est ce qui est impressionnant»

LD Vous avez évoqué tout à l’heure le moment où «ça allait s’arrêter». Cela signifie-t-il que vous vous préparez à quitter le théâtre ?

LP : Oui, cela fait déjà plusieurs années que le conseil m’a demandé un plan de succession. Encore une fois, la pandémie a beaucoup ralenti les choses. Je dois dire que le projet de construction de la salle Réjean Ducharme, comme c’est moi qui le mène depuis presque 20 ans, rend le passage de flambeau un peu difficile avant qu’elle soit finie, parce que c’est trop gros, c’est énorme. Le conseil est conscient que ça va demander un temps de transition d’au minimum un an, et on n’est pas encore dans cette dynamique-là pour l’instant. Je fais partie de cette réflex- ion, mais je pense que le moteur principal de la longévité d’une direction, quelle que soit la sphère, c’est une espèce d’enthousiasme qui ne se dément pas. Quand on est constamment animée par de nouveaux projets, par l’envie de faire entendre de nouvelles voix, d’explorer de nouvelles formes d’expression, et que tout ça roule, il n’y a pas de nécessité de changement. Mais oui, je sais qu’après 30 ans il faut penser au départ ; je prépare ça, on prépare ça. Pour assurer une bonne transition, il y a encore un certain nombre d’années où je dois prendre le temps de mettre ce théâtre en ordre pour léguer un établissement solide à la personne qui va reprendre ma position. La réalité, c’est que le théâtre a été fragilisé par la pandémie. Je pense que nous sommes tous conscients que nous vivons les pires années : 2022–23, 2023–24. Une fois rendus en 2024–25, par contre, la récession sera derrière nous, tout comme l’inflation et la pandémie. On sera revenu à une certaine normalité, mais pour l’instant ce n’est pas le cas. Je prends souvent l’image du capitaine du Titanic, car on a beau danser sur les étages supérieurs, quand le navire coule, le capitaine ne prend pas la première barque pour se sauver du naufrage, non, il reste jusqu’au bout. Alors je resterai là jusqu’à la fin des difficultés.

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« Je suis trop occupée à mourir » https://www.delitfrancais.com/2022/11/30/je-suis-trop-occupee-a-mourir/ Wed, 30 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50209 La fureur de ce que je pense ravive les obsessions de Nelly Arcan.

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Le décor ressemble à une étrange maison composée de neuf vitrines, sur deux niveaux, où vivent six femmes. Bien qu’elles reproduisent un salon avec cheminée, une salle de bain publique ou encore une chambre de passe, ces pièces ne forment en réalité rien de plus que les différentes cellules d’une même prison. Une prison où, pendant une heure et demie, les comédiennes tournent en rond, se cognent, dansent et chantent, déclament et crient. Tantôt seules, tantôt ensemble, elles offrent une interprétation éblouissante de l’œuvre de Nelly Arcan.

Sorte de collage littéraire élaboré à partir des textes de Putain (2001) et Folle (2004), ses deux principaux récits autofictionnels, La fureur de ce que je pense rassemble les grands désespoirs de l’autrice à l’Espace Go jusqu’au 3 décembre 2022. Toutes ses hantises y sont présentées: de la marchandisation du corps à la mort, en passant par la séduction toxique, le vieillissement et, la première d’entre elles, le sexe.

Le spectacle abonde de sexe, dans une conception arcanienne très vague qui amalgame le corps, le genre, l’identité et la sexualité. Le sexe transpire dans les mots d’une écrivaine qui raconte le tourment d’être femme; narre la naissance du désir chez une adolescente, venu avec la fausse promesse d’une émancipation; confie son vieux rêve d’enfant de devenir un garçon ou décrit «sa façon d’homme de regarder les femmes». Mais il y a aussi le sexe que les murs suintent, présent sans dire son nom, celui qui s’exhibe dans les poses lascives et les attitudes désinhibées des comédiennes.

La grande absente

Cette mise en scène éclatée offre un portrait complexe et fascinant d’une écrivaine, Nelly Arcan, décédée il y a treize ans, mais dont le fantôme plane toujours au-dessus de la littérature québécoise. Elle apparaît comme une figure torturée, isolée dans ses souffrances et ses combats, harcelée par un questionnement de soi permanent, et transpercée par une incontrôlable pulsion de mort.

Nelly Arcan, c’est un magnifique destin brûlé, une vie en mille morceaux, certes, mais la fascination est ailleurs. Elle tient sans doute à l’incroyable contradiction du personnage, car elle est en même temps une femme qui revendique sa liberté, son dégoût viscéral de la norme (elle se veut hors-norme), mais qui est néanmoins dévorée par le souci constant de l’image qu’elle renvoie, par l’injonction d’un genre qu’elle surperforme et qu’elle nomme sa «putasserie» (elle est ultra-normée).

C’est tout à l’honneur de l’Espace Go et de la brillante mise en scène de Marie Brassard de permettre l’explosion de sa pensée furieuse, de donner à son intelligence et son incroyable lucidité (sur elle-même et sur toute une société patriarcale) l’occasion de se révéler à l’écart du personnage qu’elle s’était créé et qui l’a asphyxiée.

Une puissance incandescente

Toutes les conditions sont réunies pour apprécier l’œuvre d’une des plus formidables intellectuelles francophones, disparue à peine huit ans après son entrée dans le monde littéraire. Il faut fermer les yeux, s’enivrer de ses mots et du battement de la musique qui les accompagne. Fermer les yeux, comme une politesse à l’égard d’une écrivaine que son image obsédait, et se laisser porter par la justesse d’un texte qui a perdu de sa subversion mais gagné en qualité littéraire. Se perdre dans l’écoute, ne plus savoir qui l’on est, ni où l’on est, et se laisser surprendre par la tombée du rideau, les applaudissements qui surgissent comme une violente déflagration.

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En grand et en beau ! https://www.delitfrancais.com/2022/11/23/en-grand-et-en-beau/ Wed, 23 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50074 Comment la murale a conquis Montréal.

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C’est l’un des rares points de vue de Montréal qui puisse rivaliser sur le plan de « l’image clichée » avec le panorama de la ville depuis le belvédère du Mont-Royal. Il s’agit de la murale intitulée Tower of Songs, un portrait géant du chanteur Leonard Cohen réalisé par les artistes El Mac et Gene Pendon (avec l’organisme MU) en 2017 sur l’ancien bâtiment Salada en surplomb de la rue Crescent. Coiffé d’un chapeau et la main portée au cœur comme s’il faisait une déclaration d’amour à la ville qui l’a vu naître, l’artiste a sans doute reçu là son plus bel hommage.

« La murale est fondamentalement démocratique car laissée à la vue, au jugement et à la réflexion de tous. Elle incite les passants à s’interroger, à interagir avec l’œuvre »

Les murales sont partout à Montréal. Présentes à chaque coin de rue, elles tapissent chaque impasse, habillent chaque dent creuse et se multiplient dès que l’on prend un peu de hauteur. Elles font partie de l’âme de la ville, lui confèrent une identité particulière de jeunesse, de dynamisme culturel, et affichent avec fierté son esprit urbain. Au-delà d’embellir le paysage montréalais, les murales participent de la renommée internationale de Montréal en apposant le précieux tampon « urban, artsycool » sur sa carte à jouer dans le grand jeu du tourisme mondial car, sous le couvert de démocratiser l’art, la prolifération des murales sert un projet urbanistique et touristique précis.

Louis Ponchon | Le Délit

Un peu d’histoire

La murale, comme production centrale de l’art urbain, s’est essentiellement développée au 21siècle, bien qu’elle ait des origines nettement plus anciennes : certains y voient un retour de l’art de la fresque tel que pratiqué à la Renaissance, d’autres l’influence directe du muralisme mexicain des années 1920, lui-même inspiré de l’art pré-colombien, dont Diego Rivera fut l’un des plus éminents représentants. Dans tous les cas, il ne faut pas voir dans la murale une forme améliorée du graffiti (qui se situe aussi au cœur de ce qu’on nomme aujourd’hui l’« art urbain »), mais plutôt un dérivé artistique de la publicité comme on la pratiquait au 19siècle avec des réclames peintes sur un pan de mur et souvent de grand format, voire monumentales.

À Montréal, comme dans d’autres villes d’Amérique et d’Europe, la murale surgit à partir des années 1970. Elle est pratiquée par des artistes qui revendiquent leur volonté de peindre sur des surfaces plus libres et de sortir l’art des musées, des galeries et des collections privées ; ils vont à contre-temps d’un phénomène d’enfermement de l’art moderne (qui se transforme progressivement en ce qu’il est aujourd’hui : un art très largement exclusif, préempté par une élite). Les premières murales, réalisées par des artistes qui préfèrent garder l’anonymat, portent ainsi des thèmes populaires ou politiques et traduisent des revendications sociales – comme Diego Rivera critiquait les développements de l’industrie capitaliste dans ses fresques.

Louis Ponchon | Le Délit

Vers un tourisme culturel

À l’heure actuelle, Montréal compte plus de 1000 œuvres de rue, dont l’immense majorité sont des réalisations légales approuvées par la mairie. Il s’agit d’un moyen simple et peu coûteux d’augmenter la valeur culturelle et esthétique de la ville, qui ne brille pas nécessairement par l’harmonie ou le raffinement de son architecture. Cela entre dans la perspective non seulement d’une rénovation urbaine, qui profite aux résidents, mais surtout d’un développement du tourisme culturel à Montréal, qui cherche à s’affirmer depuis au moins une trentaine d’années comme la métropole des arts et de la culture d’Amérique du Nord. Et le pari semble réussi, puisque pas moins d’un touriste sur quatre dit aujourd’hui venir à Montréal par intérêt culturel. De nombreux «parcours de murales», qui donnent à admirer les plus belles productions de la ville, sont ainsi proposés aux touristes.

Parmi les auteurs les plus récurrents et les plus reconnus de murales, on peut citer les suivants. D’abord, l’organisme à but non lucratif MU dont les artistes ont la mission de faire de la ville un « MUsée à ciel ouvert » en parsemant ses rues d’œuvres picturales : ils ont notamment signé le portrait-hommage de Leonard Cohen ou l’intriguant Le Regard de Mono Gonzalez (2017). Il y a aussi l’agence LNDMRK, fondatrice de la galerie Station 16 Éditions, le « QG » de l’art urbain montréalais, sise boulevard Saint-Laurent (soit le Louvre de la murale, moins le toit), mais aussi à l’origine du festival international MURAL depuis 2012 et d’au moins 85 créations dans la ville dont celles de l’artiste Dalkhafine. Très prolifique, l’agence a fait de la réalisation de fresques urbaines son fonds de commerce. En 2020, la directrice de LNDMRK, Saraid Wilson, affirmait par ailleurs que le but de l’entreprise était d’offrir un « pont aux marques et aux entreprises qui tentent d’atteindre leur public cible par l’intermédiaire du parfait artiste, créant ainsi un écosystème durable qui soutient la croissance de l’espace artistique urbain en poursuivant notre quête de démocratisation de l’art contemporain ».

Autrement, parmi les œuvres les plus admirées de la ville, il faut citer la sublime Norma and the blue herons (2018, rue Drolet) de Tristan Eaton, la très expressive Jackie Robinson (2007, Boul. St-Laurent) du collectif AShop ou encore l’ingénieuse peinture Comme un jeu d’enfants (2015, Av. Papineau) de Julien Malland, dit SETH.

Ines Audouy

Une captivante poésie

Signe de la place particulière de la murale dans le cœur des Montréalais, la ville organise tous les ans plusieurs festivals spécifiquement dédiés à cette pratique artistique. Le plus important d’entre eux est le Festival MURAL qui a fêté ses dix ans d’existence au mois de juin 2022. Ses organisateurs défendent l’art urbain comme un art à part entière, aussi intéressant que les autres, voire davantage parce qu’il fait preuve d’une grande capacité d’adaptation (à l’environnement, aux surfaces disponibles), et parce qu’il est fondamentalement démocratique, laissé à la vue, au jugement et à la réflexion de tous. Il doit inciter les passants à s’interroger, à interagir avec l’œuvre, à la questionner et à questionner la société dans laquelle ils vivent, comme lorsqu’une murale dédiée au mouvement Black Lives Matter est apparue sur l’avenue Sainte-Catherine en juillet 2020.

Mais les murales restent bien sûr avant tout des œuvres artistiques dont, comme l’écrivait l’auteure Irène Frain, «la poésie quotidienne piège et captive durablement le regard du citadin». 

Lilou Guerrier

Retrouvez l’emplacement de toutes les murales de Montréal sur la carte intéractive du site Art Public Montréal

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Coup de foudre à Cinemania https://www.delitfrancais.com/2022/11/16/coup-de-foudre-a-cinemania/ Wed, 16 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49928 Récit de deux semaines de festival du cinéma francophone

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La dernière fois – et peut-être la seule fois – où je me rappelle être entré dans une salle de cinéma pleine, une salle dont pas un seul siège ne restait inoccupé, remonte au jour où, force d’insistance, mes parents avaient accepté à contrecœur que je les accompagne dans le vieux cinéma municipal assister à la sortie d’Intouchables du tandem de réalisateurs Eric Nakkache et Olivier Toledano. C’était en 2011, j’avais neuf ans. Depuis, chaque séance ou presque offre le spectacle d’une désertion, un abandon progressif de la salle obscure au profit du confort offert par les plateformes de vidéo à la demande.

C’est une tout autre image du cinéma, bien plus réjouissante, qu’ont présenté pendant deux semaines chacune des projections du festival de films Cinemania, le plus important festival de cinéma francophone d’Amérique du Nord, qui s’est tenu à Montréal du 2 au 13 novembre derniers. Et tout est différent dans une salle pleine, comme s’attachait à le souligner le cinéaste Lukas Dhont lors de la présentation de son film Close : l’expérience du film est tellement plus forte, plus physique, lorsqu’elle est partagée avec des centaines d’inconnus. Il s’agissait du premier festival de cinéma auquel j’assistais. N’étant pas particulièrement cinéphile, je crois que je n’avais jamais enchaîné un si grand nombre de projections en un laps de temps si court que durant ces deux dernières semaines. Cet événement exceptionnel m’a bien sûr permis de voir des films excellents, et d’autres nettement plus ennuyeux, mais aussi de rencontrer les équipes, les acteurs, les réalisateurs à l’origine de certains d’entre eux, et surtout de me laisser prendre à cette magie du cinéma que j’avais complètement oubliée, ce septième art que Guilhem Caillard, directeur général de Cinemania, désignait en ouverture du festival comme le véritable « ciment de nos sociétés».

Un festival sous le signe de la diversité

Pour sa 28ème édition, Cinemania mettait à l’honneur le Luxembourg, ce petit pays européen de 645 000 habitants situé entre l’Allemagne, la Belgique et la France, dont la contribution à l’industrie cinématographique mondiale consiste essentiellement à participer à de grandes coproductions internationales. Le premier ministre du Luxembourg, Xavier Bettel, était par ailleurs présent à la cérémonie d’ouverture du festival le 2 novembre dernier au Cinéma Impérial, où il a prononcé un discours à la fois drôle et percutant qui dévoilait le thème le plus cher, semble-t-il, à chacun des organisateurs de la compétition : la promotion de la diversité, et en particulier la diversité de la francophonie, cette chose «si vaste que personne ne peut en saisir tous les contours» selon Pascale Bussières, coprésidente du jury (compétition «Visages de la Francophonie»).

Symbole de ces échanges, c’est un film québécois, tourné à Montréal, adaptant un livre de Romain Gary, et mettant en scène un acteur français – Denis Ménochet, omniprésent dans la compétition (à l’affiche de pas moins de quatre films) – qui a lancé le festival. Chien blanc, réalisé par Anaïs Barbeau-Lavalette, propose une réflexion passionnante autour de la nature du racisme et de la question du privilège blanc dans l’Amérique des années 1960. Il s’agit de l’histoire d’un chien errant adopté par le couple formé par Jean Seberg et Romain Gary, tous les deux très impliqués dans les milieux militants pour les droits civiques, qui se trouve avoir été dressé pour attaquer spécifiquement les Noirs, et que Gary refuse de faire euthanasier dans l’espoir de le «déprogrammer». Chien blanc constitue un plaidoyer pour la tolérance, mais aussi pour la mémoire des erreurs du passé, dont la force réside dans sa capacité à présenter coup sur coup les images les plus terrifiantes (d’un chien pourchassant des écoliers noirs) et les plus belles de simplicité (un rayon de soleil, un jardin fleuri).

Cinemania Peter Von Kant de François Ozon

La force du cinéma francophone

Au-delà de Chien blanc, le panorama du cinéma francophone offert par Cinemania a de quoi réjouir. Du thriller franco-espagnol As Bestas (R. Sorogoyen) au huis-clos Peter Von Kant sur la vie de Rainer W. Fassbinder, signé François Ozon, en passant par Les Choses humaines (Y. Attal, France), Rodeo (L. Quivoron, France), Rodéo (J. Desjardins-Paquette, Canada), L’Origine du Mal (S. Marnier, Canada/France), L’astronaute (N. Giraud, France) ou Arrête avec tes mensonges (O. Peyon, France) ; le cinéma francophone offre cette année une longue liste de films poignants, très convaincants. Ils ont comme point commun de susciter chez le spectateur des émotions très fortes, sans forcément entrer dans une grande dépense technique ; qu’ils vous fassent couler des larmes de joie à l’instar de L’astronaute, un magnifique conte moderne sur le pouvoir des rêves, ou vous plongent dans un trouble terrifiant avec Les Choses humaines, qui questionne intelligemment la complexité des affaires de violence sexuelle.

«Le cinéma francophone offre cette année une longue liste de films poignants, capables de susciter des émotions très fortes sans entrer dans une grande dépense technique»

Attention cependant, comme tout festival, comme tout cinéma, il y a aussi eu des trous noirs d’ennui, des scénarios bancals et des films si lents qu’ils ont accéléré le vieillissement de mes cellules : à l’instar du film Le monde d’hier de Diastème, dont le vide scénaristique est confondant, et dont le titre n’a aucun rapport avec l’œuvre de Zweig (ni avec rien du tout, en fait), ou encore du sublime Corsage (M. Kreutzer, Luxembourg/Autriche/Allemagne) dont le seul, mais inexcusable défaut est d’offrir l’énième légende d’un personnage qui ne m’a jamais intéressé (parce qu’elle était très loin de l’icône indépendante et féministe qu’on a bien voulu faire d’elle), j’ai nommé l’impératrice Sissi.

Parmi les films à plus gros budget qui ont aussi marqué le festival, on peut citer d’abord Couleurs de l’incendie du réalisateur-acteur Clovis Cornillac, qui était présent lors des projections. Cette adaptation du deuxième roman de la trilogie intitulée «Les enfants du désastre» de Pierre Lemaître correspond tout à fait à l’idée que l’on pourrait se faire d’un cinéma romanesque. En multipliant les intrigues, les personnages, les lieux, les mouvements de caméra et les prises de vue, le film de Cornillac s’inscrit dans une grande générosité, une richesse cinématographique qui dépasse presque le rythme effréné du roman. Cependant, le film le plus ambitieux présenté au festival (et l’un des plus réussis) reste sans aucun doute Simone, le voyage du siècle d’Olivier Dahan. Il présente la vie de Simone Veil dans une chronologie éclatée, en cloisonnant chacun de ses combats politiques, tous plus importants les uns que les autres (comme le droit à l’avortement), et en laissant la tragédie de la Shoah traverser le film comme elle a marqué chaque instant de sa vie.

Fermer les yeux et pleurer

Pour finir, si on me demandait quel film j’ai préféré, lequel j’ai trouvé le plus juste, le plus original et le plus beau : je répondrais, sans l’ombre d’une hésitation, Close du jeune réalisateur belge Lukas Dhont. Parce qu’il parvient à décrire avec simplicité la pureté de l’amitié qui unit deux garçons de 13 ans ; parce qu’il montre la violence du regard étranger qui se pose sur leur relation, le regard de leurs camarades de classe ; parce qu’il fait pleurer sans jamais appeler aux larmes ; parce qu’il suggère sans montrer et montre sans dire ; et parce que ses personnages sont symboliquement toujours pris dans le mouvement, dans une perpétuelle fuite en avant : Close est un chef‑d’œuvre, doublement récompensé dimanche 13 novembre par le Prix du Jury et le Prix du Public du Festival Cinemania. Il fait partie de ces films dont le synopsis ne vous inspire pas grand-chose, que l’on va voir sans trop s’y être préparé, mais qui vous laissent, dans l’âme, et dans les yeux, une marque indélébile. C’est cela le coup de foudre. C’est cela la magie du cinéma. 

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Tout pour un coke dans ma vie! https://www.delitfrancais.com/2022/11/09/tout-pour-un-coke-dans-ma-vie/ Wed, 09 Nov 2022 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49794 Une transe anticapitaliste à l’Agora de la danse.

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Pourquoi sommes-nous là, assis dans l’obscurité d’une salle de théâtre, à attendre que quelqu’un s’adresse à nous, que le rideau s’ouvre et que le spectacle commence, quand nous pourrions au même instant combattre le capitalisme mondial?

Cette question, qui semble incongrue au premier abord, est pourtant bien au coeur du solo de danse théâtral imaginé et interprété par le danseur-chorégraphe montréalais David Albert-Toth à l’Agora de la Danse du 2 au 5 novembre derniers.

Pendant une heure, l’homme danse, s’agite, provoque rires et essoufflement, transe et questionnement dans une double proximité avec le public : d’abord, parce qu’il passe son temps à s’adresser à lui directement, les yeux dans les yeux, dans un bilinguisme inégalable ; ensuite, parce que les fauteuils de l’Agora sont disposés sur une pente tellement abrupte que le public manque de s’écraser sur la scène au moindre mouvement. Contredisant son nom, la disposition de la salle envoie un message clair : ici, la danse est reine, le mouvement est roi, et le spectateur n’a qu’à bien se cramponner à son strapontin.

Cofondateur avec Emily Gualtieri de la compagnie Parts+Labour_Danse, David Albert-Toth est un danseur, chorégraphe et compositeur qui, depuis plus d’une décennie, multiplie les collaborations artistiques à travers l’Europe et l’Amérique du Nord. Parmi les nombreuses créations de sa compagnie, on peut nommer : In mixed company (2013), La chute (2013) et La vie attend (2017).

Le spectacle commence de manière assez inattendue, puisque, le rideau encore fermé, l’artiste s’installe à quelques centimètres de l’auditoire, nu sous un peignoir de soie, et entame, dans une fausse introspection, une vraie harangue anticapitaliste. Le ton du solo est donné : à la fois décalé et profond, drôle et incarné.

En réinterprétant le supplice de Tantale, condamné par les dieux à souffrir pour l’éternité d’une soif et d’une faim inextinguibles sans possibilité physique de pouvoir satisfaire ni l’une, ni l’autre, David Albert-Toth explore l’un des grands paradoxes humains : l’infinitude du désir et l’éternelle insatisfaction qui en résulte.

À l’époque moderne, cette frustration semble d’autant plus minable qu’elle est générée par des mécanismes de marketing et de publicité fort galvaudés. Il s’agit de reconsidérer toutes ces choses qui nous font envie et que l’on ne peut atteindre qu’« à bout de bras».

Au paroxysme du spectacle, par exemple, le danseur épuisé, assoiffé, réclame au public une boisson gazeuse qu’il n’obtient pas. Alors il s’effondre, traîne son corps décharné tout autour de la scène. Mi-mendiant, mi-rappeur, il chante sa misère, sa frustration sans limite, et tout ce qu’il donnerait pour entendre s’ouvrir auprès de lui une canette de Coca-Cola. Dans cet instant, il aliénerait sa vie pour un lamentable coke. Au risque de déplaire à certains, À bout de bras semble parfois tenir davantage de l’improvisation, d’une expérience de transe inédite et personnelle, que d’un spectacle rigoureusement chorégraphié. Cette chorégraphie contradictoire, sans règle ni mesure, est aussi ce qui fait son charme et sa fraîcheur. Le spectateur se reconnaît sans difficulté dans cet individu contemporain que l’artiste singe, mime de manière frénétique et inspirée.

Au bout d’un petit moment, sans prévenir, on se laisse prendre à cette transe solitaire de l’homme moderne, et notre imagination nous joue des tours : les incantations répétées de l’artiste «tout est faux, all is fake» pour dénoncer l’illusion (du désir, de la vérité) nous interpellent. On en viendrait presque à mettre en cause la réalité de l’expérience qu’on est en train de vivre, à douter de l’existence même d’un homme sur scène.

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Dites «je le jure!» https://www.delitfrancais.com/2022/11/02/dites-je-le-jure/ Wed, 02 Nov 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49624 Avec Verdict, au Gesù, prenez votre place au tribunal.

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Le décor est minimaliste au possible: deux tables, deux chaises, et, au fond de la scène, à mi-hauteur, un écran rectangulaire horizontal où s’étale une femme aux yeux bandés, allégorie de la justice aveugle. Le spectacle s’annonce tout en sobriété. En m’installant dans les fauteuils du théâtre du Gesù, situé sous l’église du même nom, je suis gagné par cette émotion particulière qui règne dans les tribunaux, une atmosphère froide et pénétrante, intimidante et sévère, qui pourrait furtivement susciter en moi la peur d’un ennui à venir. Cependant, rassurez-vous, en une heure et demie de spectacle, Verdict n’est pas parvenu à m’arracher le moindre bâillement.

Revivre les grandes plaidoiries

Dans un premier temps, les deux acteurs de la pièce, Marie-Thérèse Fortin et Paul Doucet, s’efforcent de nous faire revivre trois des plaidoiries les plus emblématiques de l’histoire judiciaire récente du Québec, en interprétant toujours le texte original. Il y a, d’abord, l’affaire Morgentaler dans les années 1970, soit l’histoire d’un médecin poursuivi parce qu’il pratiquait des avortements clandestins à Montréal. Puis, au début des années 2000, la plaidoirie enflammée de Me Anne-France Goldwater en faveur du mariage entre personnes de même sexe, qui reste sans doute la plus touchante, convaincue et percutante du spectacle. Finalement, la première partie s’achève par le récit glaçant de la mort d’une mère de famille atikamekw, Joyce Echaquan, sous un déluge d’insultes racistes à l’hôpital de Joliette en septembre 2020.

«Verdict nous fait éprouver ces sentiments de doute et d’indécision qui sont une constante de la vie des magistrats»

Malgré le manque de lyrisme de certaines plaidoiries, les avocats – qui font complètement oublier les acteurs – réussissent avec brio à restituer l’émotion du moment; on se laisse aisément porter par leur argumentation, quitte à les applaudir en pleine déclamation. La structure de la pièce et sa mise en scène, par Michel-Maxime Legault, ont été très réfléchies pour éloigner tout risque de lassitude de l’auditoire. Ainsi, chaque affaire est contextualisée par de courts résumés documentaires, qui encadrent la plaidoirie, et un entracte est aménagé entre les deux parties, bien distinctes, de la pièce.

Chacun son tour

Dans une seconde partie, l’auditoire que nous sommes change de rôle; nous devenons jurés d’une cour, appelés à nous prononcer dans l’affaire Parisis. Celle d’un homme qui, lors d’une intervention policière chez lui, en pleine nuit, a tiré sur un policier, et l’a tué. S’agissait-il d’une situation de légitime défense ou de violence gratuite? Les avocats prennent successivement le parti de la défense et de la Couronne, détaillent l’affaire, et, finalement, s’en remettent à la décision du public.

Soudain, on prend conscience qu’il n’existe pas d’affaire facile à juger: que les faits les plus simples peuvent être interprétés de vingt manières différentes, et que toute décision judiciaire entraîne des conséquences importantes. Au-delà des mots, Verdict nous offre la possibilité d’éprouver ces sentiments de doute et d’indécision qui sont une constante de la vie des magistrats, et qui font toute la complexité de leur métier.

C’est une expérience qui touche à la conscience civique de chacun, en plongeant les spectateurs dans une saine incertitude, une fascinante introspection.

Tarif préférentiel étudiant de 34,94$, Verdict est représenté au Gesù jusqu’au 8 décembre 2022.

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Vivre par asphyxie https://www.delitfrancais.com/2022/10/26/vivre-par-asphyxie/ Wed, 26 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49507 Une journée, un remède contre l’isolement et la routine?

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Un personnage surgit dans le faisceau d’une torche électrique. Puis un autre. Un troisième, et enfin un quatrième. Ils ne semblent pas se connaître, mais ne prennent pas la peine de se présenter. Au cours de la pièce, ils apparaissent tantôt comme quatre amis, tantôt comme quatre aspects d’une même personnalité, liés seulement par une solitude, un désespoir, le sentiment persistant et nuisible de vivre embourbé dans la routine.

En représentation jusqu’au 5 novembre prochain au Théâtre de Quat’sous, la pièce Une Journée, écrite par Gabrielle Chapdelaine, pose la sempiternelle question, située au cœur de nos existences modernes: comment doit-on vivre avec la routine? Traité avec légèreté et ironie, le sujet pousse à la réflexion, malgré plusieurs fausses notes.

La journée, ce monstre écrasant

La journée commence, elle égrène lentement ses heures au cadran digital du fond de la scène. Elle est ce jeu sans enjeu, sans suite ni fin, dans lequel surgissent les personnages, et où ils restent bloqués avec comme seul horizon la journée suivante. L’omniprésence du cadran horaire sur scène rappelle que, pour les gens englués dans la routine, les heures qui passent n’ont aucun sens, aucune importance; ils sont dans une prison dont les barreaux s’épaississent à mesure qu’ils renoncent à toute tentative d’en sortir.

Dans une ambiance souvent digne d’un épisode de Black Mirror, où la journée deviendrait une simple suite de «tâches» à valider comme dans un jeu vidéo, les quatre personnages vivent, ou plutôt se débattent dans leurs habitudes et leurs difficultés, avec beaucoup d’humour – la pièce est drôle, parfois très drôle. Cependant, tous portent en eux une tristesse, ou un isolement, dont ils ne parviennent pas à s’extirper. Debs, jeune femme pétulante mais complètement minée par la routine et intoxiquée à la tristesse (qui s’accumule en elle comme un poison depuis des années), en est le meilleur exemple. Elle passe sa matinée sur le canapé, incapable de se lever, et finit par craquer, refusant de croire à la perspective du lendemain heureux, du jour ensoleillé qui succède a la pluie, et se laisse (littéralement) avaler par le canapé.

«Les personnages se débattent dans leurs habitudes et leurs difficultés»

Les autres personnages ont aussi leurs petits «trucs» pour briser le cycle infernal de leur ennui. Qu’ils et elles se querellent avec un barista, regardent des films en noir et blanc de la collection Criterion, volent le téléphone d’une collègue, cuisinent de la soupe minestrone, ou s’inventent une meilleure amie, leurs tentatives de s’échapper de la journée restent vaines.

La mort de l’optimisme

En fin de compte, Gabrielle Chapdelaine propose un point de vue assez triste sur l’existence, puisqu’elle laisse entendre que le meilleur moyen de survivre à la routine – ce concept vague et illusoire qui asphyxie ses personnages – serait de s’en accommoder, par exemple en se posant pour regarder Titanic. Une «morale» assez simpliste, différente de celle du Désert des tartares de Dino Buzzati (le roman qui parle le mieux de la «prison des jours»), qui enjoint le lectorat à ne pas vivre dans l’attente de quelque chose (un événement, une rencontre, un Godot) qui ne vient jamais.

Au contraire, les personnages de Gabrielle Chapdelaine manquent d’esprit frondeur, de distance et de liberté. Ils ne sont pas libres, et ne le seront jamais, métaphoriquement séparés du public par un mur infranchissable qu’ils miment. Même les dialogues ne parviennent pas à leur donner de la substance. Finalement, ils disparaissent de la pièce comme ils y sont entrés: dans une soudaine obscurité.

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Recommandations culturelles « Rébellion » https://www.delitfrancais.com/2022/10/19/recommandations-culturelles-rebellion/ Wed, 19 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49334 Quelques suggestions d’œuvres portant sur les rébellions.

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Littérature : Baise-moi de Virginie Despentes (1993)

Sorti en 1994, le premier roman de Virginie Despentes présente déjà tous les motifs récurrents de son œuvre: marginalité sociale, sexualité désinhibée, et instabilité mentale. Baise-moi est une espèce de road movie inversé, centré sur les personnages de deux femmes perdues – une prostituée et une actrice X – qui se lancent dans une cavale extrêmement violente et meurtrière à travers la France, qui se termine aussi mal qu’elle commence. Sorte de Thelma & Louise (version délurée), c’est le roman d’un nouveau féminisme, qui désacralise le corps féminin et expose une sexualité féminine agressive et fière.

Cinéma : Divines d’Houda Benamya (2016)

À travers le récit de l’émancipation de Dounia, jeune fille de banlieue parisienne qui lâche ses cours au lycée professionnel pour offrir ses services à une trafiquante de drogues respectée dont elle sait gagner l’estime, Divines met en scène la puissance d’une révolte personnelle tous azimuts. Dounia est une jeune fille en feu, qui brûle contre un système scolaire qui échoue à lui donner une place dans le monde du travail, contre sa mère irresponsable et souffrant d’alcoolisme et, plus largement, contre la fatalité de son existence de banlieusarde. Disponible sur Netflix, le film Divines est une fable moderne follement entraînante, récompensée par la Caméra d’Or à Cannes en 2016.

Photographie : The Ongoing Revolution de Myriam Boulos (2019–2021)

Née au Liban en 1992, Myriam Boulos commence la photographie à 16 ans en explorant Beyrouth. C’est sa manière à elle d’interroger le Liban et ses fractures. Depuis la fin de son adolescence, elle capture une société en ébullition qui se soulève fréquemment contre les institutions corrompues qui la gouvernent. Sa série intitulée The Ongoing Revolution («la révolution en cours»), débutée en 2019 lors des grandes protestations contre l’échec du gouvernement à trouver une solution à la crise économique, montre, au-delà de la force et de la détermination des Libanais·e·s, que les révoltes peuvent tout à fait faire l’objet d’une quête esthétique.

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Lomepal change de tempo https://www.delitfrancais.com/2022/10/05/lomepal-change-de-tempo/ Wed, 05 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49188 Avec Mauvais ordre, l’artiste passe du rap à la chanson.

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Dès le début, Mauvais ordre sonne juste. Il rappelle le talent sans pareil de Lomepal pour la réalisation de pochettes équivoques, qui résonnent au-delà du projet du disque. Aussi, le regard écrasant de cette jeune femme qui se dresse en arrière-plan de son nouvel album évoque-t-il une image littéraire et cinématographique connue; à la fois Big Brother dans 1984, le Docteur T. J. Eckleburg chez Fitzgerald ou encore The Truman Show de Peter Weirr. Cette dernière référence est centrale dans la narration de l’album, qui tourne autour d’un personnage en quête d’identité, mal à l’aise face à son image et aux yeux qui le scrutent.

Né à Paris en 1991, Antoine Valentinelli, dit Lomepal, n’en est pas à son coup d’essai. En 2017, déjà, l’album Flip avait autant fait parler de lui pour sa prose mélancolique et survoltée que pour sa photographie de couverture façon William Klein, avec le chanteur posant en sublime travesti, comme Gainsbourg autrefois. Le succès est immédiat, et se confirme en 2019 avec Jeannine, album dans lequel il exprime son ambition de se hisser parmi les plus grand·e·s artiste·s de la musique française. Trois ans plus tard, c’est chose faite: Lomepal est un artiste au sommet, dont l’existence s’est transformée et la musique aussi.

«Lomepal est un artiste au sommet, dont l’existence s’est transformée et la musique aussi»

Avec Mauvais ordre, le tempo ralentit, et la multiplication des effets sonores laisse place à une clarté musicale et une acoustique épurée. Ce qui domine désormais dans tous les morceaux, c’est sa voix, le beau timbre grave d’un rappeur qui «ne rappe presque plus, mais chante de mieux en mieux» (Le Monde). Il impose son texte en douceur, par la seule force de ses mots, en ne conservant souvent qu’une mélodie très simple qu’il épouse et magnifie ; comme dans «Maladie moderne», un «guitare-voix façon 90s» (France Inter) qui évoque la solitude de la vie moderne.

Ce qui tranche avec les albums précédents, ce sont aussi les thèmes abordés. À 30 ans, Lomepal semble en effet moins assuré, mais plus sincère. Finis les dysfonctionnements d’une famille psychotique et les gargarismes d’un jeune homme trop sûr de son talent: Mauvais ordre vire souvent au cynisme et à l’autodépréciation. Lomepal raconte les déboires d’un personnage fictif et se raconte lui-même: l’histoire d’un homme, seul, obsédé par une fille sans identité claire, et que l’on croise par images, à différents moments de sa vie. Loin d’être sombre cependant, le disque est parcouru par la puissante envie de vivre qui habite le musicien depuis qu’il a failli mourir dans un violent accident de voiture en 2019. «Cette vie est horriblement belle, profitons avant de finir dans le cahier de Light», lance-t-il ainsi au début d’« Hasarder».

«Mauvais ordre vire souvent au cynisme et à l’autodépréciation»

La spécificité de Mauvais ordre tient surtout à l’éclectisme des genres explorés et des inspirations. Malgré quelques faiblesses, comme le titre «50°» qui peine à se démarquer, la magie de l’album prend. En empruntant certains airs aux Beatles, en s’inspirant de l’écriture de Julian Casablancas (The Strokes), et en ayant recours à des instruments aussi divers que l’orgue, le piano ou le clavecin, Lomepal expérimente.

Il trace son chemin loin du rap où sa notoriété est née vers un genre proche de la variété française (notamment son superbe «Decrescendo»), et prouve – s’il fallait encore le prouver – qu’en musique les frontières n’existent pas. Doucement mais sûrement, Lomepal imprime son style mélancolique et moderne dans la complexité.

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