Thomas Mihelich-Morissette - Le Délit https://www.delitfrancais.com/author/thomas-mihelich-morissette/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Sun, 22 Nov 2020 03:21:08 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.1 La philosophie comme mode de vie https://www.delitfrancais.com/2020/10/20/la-philosophie-comme-mode-de-vie/ Tue, 20 Oct 2020 13:12:13 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=38392 Pierre Hadot et l’authenticité de la philosophie vécue.

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Quelle est la mission de la philosophie en tant que discipline? C’est à cette question fondamentale que le philosophe français Pierre Hadot tente de répondre dans son livre, Qu’est-ce que la philosophie antique?

La thèse principale de Hadot est que la philosophie antique, qui est à ses yeux la philosophie authentique puisque c’est la philosophie originale, est d’abord et avant tout le choix d’un mode de vie destiné à atteindre la sagesse. Ce choix de mode de vie est plus important que les conceptions théoriques qui l’accompagnent, car ces conceptions ont pour but premier de justifier ledit choix. La façon dont Hadot conçoit la philosophie est radicale, car elle implique que la théorie philosophique seule, peu importe sa qualité, ne puisse jamais être de la philosophie authentique. Toutefois, même si Hadot donne la priorité au choix du mode de vie philosophique, il croit aussi que faire un choix de vie qui ne serait appuyé sur aucune conception philosophique théorique ne pourrait pas être considéré comme de la philosophie authentique.

Pour comprendre de manière plus intuitive le caractère radical de la position de Hadot, considérons une personne végétalienne. Si le choix de mode de vie de cette personne est motivé par des considérations éthiques définies, elle mériterait alors d’être appelée «philosophe», davantage qu’un professeur de philosophie qui connaîtrait tout sur les différentes doctrines philosophiques, mais qui mènerait un mode de vie sans mesures particulières destinées à atteindre la sagesse.

Les écoles philosophiques, d’hier à aujourd’hui

En effet, la philosophie scolaire occidentale contemporaine est le contre-exemple type contre lequel Hadot érige son idéal de philosophie comme mode de vie. La différence entre la philosophie scolaire actuelle et la philosophie antique se ressent beaucoup dans l’expérience du novice qui veut s’initier à la philosophie, selon Hadot: «C’est le hasard qui décidera si [l’élève de philosophie contemporain] rencontre un professeur appartenant à “l’école” phénoménologique ou existentialiste ou déconstructionniste ou structuraliste ou marxiste. Peut-être adhérera-t-il un jour intellectuellement à l’un de ces ismes. Quoi qu’il en soit, il s’agira d’une adhésion intellectuelle, qui n’engagera pas sa manière de vivre, sauf peut-être dans le cas du marxisme. Pour nous autres modernes, la notion d’école philosophique évoque uniquement l’idée d’une tendance doctrinale, d’une position théorique.»

Dans l’Antiquité, au contraire, c’est en fonction du mode de vie pratiqué dans chaque école philosophique que l’étudiant décide des cours auxquels assister – et ultimement, de l’école à laquelle adhérer. Dans son œuvre, Hadot revient sur chacun des modes de vie qui étaient pratiqués dans les principales écoles de philosophie antique: l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Épicure et la Stoa de Zénon, ainsi que ceux pratiqués dans les courants philosophiques moins populaires de l’époque, le cynisme et le scepticisme. Le point commun de tous ces modes de vie est leur but – ce but même de la philosophie selon Hadot: vivre en tendant le plus possible vers la sagesse. Résumer tous ces modes de vie ne répondrait pas à l’objectif de cet article, mais il peut être tout de même pertinent d’utiliser l’exemple du mode de vie cynique pour illustrer la manière dont Hadot conçoit la priorité du mode de vie sur la théorie philosophique.

Le point commun de tous ces modes de vie est leur but – ce but même de la philosophie selon Hadot: vivre en tendant le plus possible vers la sagesse

Diogène le cynique, de loin la figure la plus connue de ce mouvement, aurait été décrit par Platon comme un «Socrate devenu fou». Cette description frappante provient du fait que Diogène vit un mode de vie hors de l’ordinaire, autant pour les non-philosophes que pour les autres philosophes: il vit au jour le jour, sans toit, il méprise l’argent et ne recherche aucune position stable dans la Cité. Il lui arrive même de se masturber en public. Quand il fait très froid, il reste dehors, déterminé à braver une telle épreuve. Bref, Diogène ne se préoccupe absolument pas des normes sociales qui règnent autour de lui.

À première vue, on pourrait penser que Diogène n’est en effet qu’un Socrate fou, et donc considérer qu’il n’est pas digne d’une attention philosophique. Pourtant, Hadot fait valoir que son mode de vie radical est éminemment philosophique. En effet, la philosophie cynique est basée sur la notion théorique selon laquelle «l’état de nature», que l’on reconnaît chez les animaux ou les enfants, est supérieur aux «conventions» de la civilisation. Ainsi, sans cesse défier les conventions permet au cynique de vivre selon son état de nature et de développer une indépendance et une force de caractère extraordinaires. Cette indépendance est synonyme de liberté et de sagesse pour lui. Endurer la faim et les intempéries est ainsi un exercice spirituel pour les cyniques, qui recherchent la tranquillité d’une âme pouvant s’adapter à toutes les circonstances.

Le cas des cyniques est très révélateur pour la conception philosophique de Hadot, et ce, pour deux raisons. D’abord, ce cas démontre que, sans théorie soutenant le mode de vie cynique, celui-ci n’aurait rien de philosophique. Ensuite, il révèle que l’on peut vivre un mode de vie philosophique basé sur une théorie simple et très minimale. Ainsi, l’exemple des cyniques soutient la thèse de Hadot selon laquelle la philosophie antique est d’abord et avant tout un mode de vie orienté vers la sagesse.

Hadot fait aussi valoir que certaines écoles antiques aux dogmes très différents proposent toutefois les mêmes exercices spirituels à leurs disciples, ce qui porte à croire à la primauté du mode de vie sur la théorie. Par exemple, les stoïciens et les épicuriens, bien qu’ils valorisent deux notions différentes en tant que valeur suprême (l’intention morale et le plaisir), vont tous deux recommander à leurs disciples de vivre chaque jour comme si c’était leur dernier.

La plus grande différence entre les écoles antiques et contemporaines est l’aspect communautaire et ascétique du mode de vie des premières. En effet, les écoles antiques ont plus en commun avec les monastères chrétiens qu’avec les écoles contemporaines: les élèves et les maîtres de l’Antiquité vivent ensemble chaque jour, mangent ensemble, apprennent ensemble et font leurs exercices spirituels ensemble dans l’espoir de contrôler leurs passions et de se rapprocher de la sagesse. Dans un climat autant axé vers le mode de vie philosophique quotidien, il n’est pas surprenant que celui-ci soit plus important que la théorie quand vient le temps pour les étudiants de choisir l’école dans laquelle ils vivront leur apprentissage ou même la majeure partie de leur vie.

Le christianisme et la philosophie théorique

Si l’on accepte la thèse de Hadot et que l’on considère la philosophie authentique comme un mode de vie vers la sagesse, deux questions importantes demeurent: comment cette conception de la philosophie s’est-elle autant marginalisée avec le temps et, néanmoins, pourquoi perdure-t-elle?

Pour Hadot, il n’y a pas d’hésitation quant à la cause du déclin de la philosophie antique telle qu’il la conçoit: la montée en puissance du christianisme en est le facteur premier. Il en est ainsi parce que le christianisme s’est d’abord présenté comme une philosophie aussi, c’est-à-dire comme un mode de vie basé sur une conception théorique, la théologie. Toutefois, la domination du christianisme crée une diffusion du mode de vie chrétien, qui vient à ne plus être considéré comme une philosophie, mais plutôt comme le mode de vie capable de sauver notre âme. À partir du 3e siècle, seul le néoplatonisme (que l’on peut considérer comme une fusion du platonisme et de l’aristotélisme) subsiste en tant qu’école philosophique. Or, le discours néoplatonicien sera utilisé par les Pères de l’Église afin de développer la théologie chrétienne. C’est à ce moment-là que la philosophie, qui fut un mode de vie vers la sagesse, devient plutôt l’esclave de la théologie. Les modes de vie antiques sont dès lors perçus comme superflus, maintenant que la philosophie révélée (le christianisme) propose le seul mode de vie salvateur. Ainsi, seul le discours philosophique théorique est maintenu.

Ce que Hadot déplore de la philosophie scolaire contemporaine, c’est qu’elle a comme unique but d’informer ses élèves, tandis que la philosophie antique telle qu’il la conçoit avait plutôt pour but de les former en tant que personnes sages et même de les transformer via leurs habitudes de vie

Au Moyen Âge, la création des universités et la diffusion des textes traduits d’Aristote renforcent l’aspect purement théorique de la philosophie. «La philosophie» devient synonyme de la théorie aristotélicienne, tandis que le métier de professeur de philosophie devient celui de commenter les œuvres d’Aristote et de résoudre les problèmes d’interprétation qui en découlent. Cette conception de la philosophie, la scolastique, est l’ancêtre de celle qui domine dans les universités aujourd’hui, c’est-à-dire la conception de la philosophie comme un système de connaissances. Selon Hadot, une autre grande vague dans ce sens a été l’idéalisme allemand: «La domination de l’idéalisme sur toute la philosophie universitaire, depuis Hegel jusqu’à l’avènement de l’existentialisme, puis la vogue du structuralisme, ont contribué largement à répandre l’idée selon laquelle il n’y a de vraie philosophie que théorique et systématique.»

La résurgence intermittente de la conception antique

Même si l’enseignement de la philosophie occidentale devient purement théorique avec le christianisme, Hadot nomme plusieurs exemples de penseurs qui ont ressuscité la conception antique de la philosophie pendant l’ère chrétienne. Entre autres, au 14e siècle, le poète Pétrarque rejette l’idée d’une éthique purement théorique après avoir remarqué que lire et commenter les traités d’Aristote n’avait pas fait de lui une meilleure personne. Il écrit alors une formule qui est tout à fait alignée avec ce que Hadot revendique: «Il est plus important de vouloir le bien que de connaître la vérité.»

Les autres exemples de philosophes restituant la conception antique de la philosophie que donnent Hadot comprennent Érasme, Montaigne, Kant, Wittgenstein et bien d’autres. Toutefois, la philosophie scolaire, elle, semble vouée à continuer sur sa voie théorique.

Qu’en est-il de la philosophie antique de nos jours?

Ce que Hadot déplore de la philosophie scolaire contemporaine, c’est qu’elle a comme unique but d’informer ses élèves, tandis que la philosophie antique telle qu’il la conçoit avait plutôt pour but de les former en tant que personnes sages et même de les transformer via leurs habitudes de vie. Malgré la disparition de la conception antique dans l’enseignement, Hadot considère que la présence de penseurs comme Kant et Wittgenstein donne espoir quant à la possible réactualisation de la philosophie antique de nos jours. Mais pourquoi donc survit cette conception de la philosophie, telle un village d’irréductibles Gaulois?

La réponse que nous fournit Hadot va droit au but: c’est parce que les modes de vie des écoles philosophiques antiques correspondent à des attitudes permanentes et fondamentales qui s’imposent à tout être humain lorsqu’il recherche la sagesse. Hadot remarque par exemple, en faisant appel à la philosophie comparée, que plusieurs sages chinois présentent des pratiques et des attitudes semblables à celles des stoïciens. Autrement dit, peu importe l’endroit ou l’époque où nous vivons, Hadot considère que tant que nous aurons le désir de devenir sages, nous nous efforcerons d’abord de modifier notre mode de vie afin de devenir davantage maîtres de nous-mêmes, plus vertueux, cela avant même d’entreprendre une recherche de la vérité.

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Le pouvoir éthique du roman https://www.delitfrancais.com/2020/03/18/le-pouvoir-ethique-du-roman/ Wed, 18 Mar 2020 21:07:02 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=35890 Martha Nussbaum et l’imagination littéraire.

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« On peut lire Antigone le matin et être tortionnaire l’après-midi. Est-ce qu’il n’y a rien qui puisse nous donner un certain espoir qu’un jour se traduira dans la pragmatique de la conduite humaine personnelle l’illumination, l’extase, le coup de foudre qu’est un tel texte? » – George Steiner

 

Le fait de vivre une expérience artistique peut-il faire de nous de meilleures personnes? Si oui, y a‑t-il une forme d’art particulière qui favorise ce genre d’épanouissement éthique? Ces questions obsèdent les philosophes depuis des milliers d’années : par exemple, Platon était profondément conscient des effets des arts sur l’éthique du public. Avec son curriculum au carrefour de la philosophie morale et de la culture, la philosophe américaine Martha Nussbaum est particulièrement bien placée pour penser ces questions. Dans son livre Poetic Justice, Nussbaum fait valoir le potentiel des romans réalistes afin de nous permettre de développer un point de vue éthique plus complet relativement aux vies de nos concitoyen·ne·s. En utilisant le roman Les temps difficiles de Charles Dickens en exemple, elle présente une vision profondément optimiste et humaniste du pouvoir éthique de l’art. Nussbaum oppose l’imagination littéraire promue par le roman à la raison utilitariste qui prédomine dans plusieurs sphères publiques, comme l’économie et le droit : cela afin de nous faire prendre conscience de l’importance d’évaluer les vies des autres qualitativement plutôt que quantitativement.

L’éducation Gradgrind

Le roman Les temps difficiles raconte le quotidien de plusieurs groupes sociaux, dont celui d’enfants élevés par l’enseignant Thomas Gradgrind. Ce dernier inculque à ses élèves une vision exclusivement rationnelle du monde, et c’est le côté réducteur de cette vision que Dickens et Nussbaum critiquent. Les enfants se font enseigner à toujours voir les faits, et seulement les faits, dans chaque situation. Le problème est que Gradgrind ne se contente pas simplement d’enseigner aux enfants l’importance des faits, il s’efforce aussi de les débarrasser de leur imagination, qu’il juge inutile. La vision de l’être humain véhiculée dans cette école est froide : tout le monde est un réservoir similaire de satisfaction, la seule et unique motivation des êtres humains est leur intérêt personnel. De plus, la philosophie Gradgrind est aveugle à l’individualité des élèves ; elle ne considère que le niveau de satisfaction des gens, sans se préoccuper des différences qualitatives de leurs vies. Ainsi, la méthode de l’enseignant visant à mesurer la qualité d’une vie relève de la quantification et non de la qualification. De plus, elle prend pour acquis que toute chose de valeur peut être mesurée sur une même échelle. Par exemple, pour mesurer la qualité de vie d’un ouvrier de son époque, Gradgrind pourrait conclure que celui-ci vit dans des conditions de pauvreté en se contentant de comparer son salaire à ses dépenses nécessaires. Et si l’éducateur apprenait l’existence des douleurs corporelles que subit cet ouvrier, il convertirait ces douleurs en quantité d’insatisfaction et en réduirait d’autant le score de qualité de vie. C’est cette réduction du qualitatif au quantitatif que Nussbaum dénonce. Une telle réduction explique pourquoi l’imagination est jugée inutile par Gradgrind : si la différence entre notre qualité de vie et celle des autres n’est qu’un degré de ce que nous avons déjà (la satisfaction), alors n’avons-nous pas vraiment besoin d’imagination (au sens d’imaginer la différence) pour comprendre ce que c’est d’être dans une autre situation de vie. 

Une clarification demeure néanmoins importante ici : Nussbaum n’essaie pas de s’attaquer à l’idée-même de l’économie ou de la science, bien au contraire. La philosophe voudrait qu’une science s’intéressant à la qualité de vie des personnes soit basée sur des critères plus variés que l’unique satisfaction, qui ne traduit pas la réalité humaine vécue à elle seule. Développer son imagination littéraire à travers la lecture de romans permettrait justement de découvrir ce genre de critères variés.

L’imagination littéraire

Ce qui fascine Nussbaum dans Les temps difficiles, c’est le contraste entre la façon froide et cruelle dont Gradgrind voit le monde et la façon humaine et empathique dont le narrateur s’intéresse à Gradgrind et à ses élèves en tant que personnes. Tandis que Gradgrind ne s’intéresse qu’à quelques aspects de la vie des gens, le narrateur suit l’homme dans son quotidien, décrivant amplement ses agissements, autant dans son enseignement que dans sa famille. Selon Nussbaum, le point de vue du roman nous invite à cultiver notre curiosité et notre empathie envers Gradgrind, à nous poser des questions sur lui : Quelles sont ses relations avec les membres de sa famille? Maintient-il toujours sa philosophie réductrice? Comment est-il devenu aussi mécanique? Au-delà des réponses que le roman donne à ces questions, c’est sa capacité à provoquer chez le lecteur cet intérêt qualitatif envers la vie des personnages qui est importante pour Nussbaum. 

En suivant aussi les vies des élèves, le roman nous montre de nombreux exemples d’aspirations, de réussites et d’échecs. Il nous invite à nous demander : comment serait ma vie si j’étais ce personnage? C’est en nous encourageant à nous identifier à ces personnages et à établir des liens entre leurs vies et la nôtre à travers l’espace-temps que le roman nous permet de cultiver une imagination littéraire, c’est-à-dire une imagination empathique qualitative. Nussbaum utilise ensuite l’imagination littéraire pour imaginer un système de calcul de qualité de vie qui prendrait en compte non pas un seul critère quantitatif, comme l’argent ou la satisfaction, mais plusieurs critères qualitatifs particulièrement importants, comme la santé et les relations sociales. Les romans réalistes comme Les temps difficiles nous montrent de façon convaincante l’importance de ces critères dans la vie de leurs personnages, nous poussant donc à nous interroger sur leur importance dans notre vie. C’est cela qui permet de voir les autres personnes selon le point de vue de l’imagination littéraire, qui demande « comment est-ce d’être toi? ».

Finalement, Nussbaum suggère que, si sa philosophie qualitative et individuelle de la qualité de vie que nous donne l’imagination littéraire était adoptée dans plus de sphères publique—particulièrement au sein de l’économie et du droit—nos mesures pour la qualité de vie seraient beaucoup plus fidèles à la réalité et donc, beaucoup plus utiles. Ainsi, même la raison scientifique devrait adopter le point de vue littéraire plutôt que le point de vue de Gradgrind afin de se rapprocher le plus possible de la réalité. Considérant que Poetic Justice est paru en 1995, il pourrait être intéressant de savoir à quel point l’esprit de l’éducation Gradgrind est-il plus ou moins influent en économie aujourd’hui.

Une question de forme

Nussbaum affirme que le roman est la forme d’art la plus propice à favoriser le développement de notre vision éthique parce que son thème principal reste notre capacité à nous projeter, à nous imaginer, à la place d’autres personnes. Elle reconnaît que d’autres formes d’art, comme le cinéma ou le théâtre, permettent ce genre d’expérience, mais considère que le roman est la forme d’art populaire la plus utilisée dans le but de vivre cela. Toutefois, Nussbaum aura écrit Poetic Justice avant l’avènement de la réalité virtuelle, qui permet de se projeter dans un environnement, une époque ou même un corps différent. Il serait donc intéressant de se demander, à l’aube de la popularisation de cette technologie, si elle ne pourrait pas supplanter éventuellement le roman quant à sa capacité de stimuler notre imagination littéraire. Verra-t-on une époque où jouer aux jeux vidéo voudra dire travailler éthiquement sur nous-mêmes? Peut-être serait-ce là l’aboutissement du projet empathique de Martha Nussbaum!

 

L’auteur tient à remercier Simon Tardif pour l’aide qu’il a apportée au choix de la thématique et aux références de cet article.

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L’éducation par le dialogue https://www.delitfrancais.com/2019/11/12/leducation-par-le-dialogue/ Tue, 12 Nov 2019 16:48:18 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=34970 Entrevue avec le professeur et pédagogue Norman Cornett.

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Le Délit (LD) : Professeur Norman Cornett, vous êtes un spécialiste de la religion, de la culture, des arts et de l’éducation. Commençons avec une question générale pour bien comprendre votre approche philosophique de l’éducation : comment définissez-vous votre approche dialogique de l’éducation, et qu’est-ce qui distingue l’approche dialogique versus une approche traditionnelle de l’éducation?

Norman Cornett (NC) : D’abord, l’approche traditionnelle, voire magistrale, implique un·e professeur·e qui est en chair et devant une classe d’étudiant·e·s faisant un cours ; les étudiant·e·s prennent des notes, parfois il·elle·s posent des questions. L’approche dialogique, que j’ai créée il y a 32 ans maintenant, favorise plutôt un échange, une conversation, voire un dialogue entre le professeur et les étudiant·e·s de sorte que c’est un échange, il y a une interaction et elle est constante, elle n’est pas à la toute fin du cours ou pendant les heures de bureau, en consultation avec le professeur. J’estime que la priorité dans l’éducation supérieure, c’est de créer une ambiance non menaçante favorisant un débat d’idées, de sorte qu’à chaque fois que le·a professeur·e et les étudiant·e·s se rencontrent véritablement, il y a cette synergie entre le·a professeur·e et les étudiant·e·s. Évidemment, quand je parle de synergie, je ne peux m’empêcher de penser à Hegel : thèse, antithèse, synthèse. Dans l’éducation à son meilleur, il y a une thèse, il y a une antithèse, mais avant tout, il y a au bout du compte une synthèse de connaissances, de savoir entre le·a professeur·e et les étudiant·e·s.

De plus, pourquoi dire « dialogique »? Il faut être honnête : j’emprunte ce mot de Mikhaïl Bakhtine, un critique littéraire et l’une des personnes les plus importantes en littérature du 20e siècle. Dans un livre publié par la University of Texas Press s’intitulant The Dialogic Imagination, vous voyez ce qu’est la semence, le noyau, de cette étincelle d’idées dialogiques. J’ai élaboré une philosophie dialogique de l’éducation parce que je me pose toujours la question — et là j’emploie l’expression technique, voire neurologique — de l’acquisition cognitive. Comment se déroule l’acquisition cognitive? Comment pourrait-elle mieux se passer? En voici pour moi le défi, en tant qu’éducateur et comme pédagogue. Moi, je suis professeur, et quand on est professeur comme moi, ça veut dire qu’on est un étudiant toute sa vie! On est un étudiant éternel : j’ai toujours à apprendre, j’ai toujours à améliorer, à bonifier ma connaissance, mon savoir.

J’ai élaboré une philosophie dialogique de l’éducation parce que je me pose toujours la question de l’acquisition cognitive. Comment se déroule l’acquisition cognitive? Comment pourrait-elle mieux se passer?

Or, comment joindre l’utile à l’agréable, la théorie à la pratique? Quand je suis en salle de classe, certes, je veux étaler les théories, mais il ne faut pas s’arrêter sur le plan théorique. Il faut également passer au plan pratique, de sorte que l’étudiant ou l’étudiante puisse s’approprier ce savoir, cette connaissance, cette discipline. Et ce qui me frappe beaucoup, c’est à quel point l’éducation supérieure de notre époque fait miroiter une société de consommation. Or, à l’origine, l’université, établie au Moyen âge, d’abord à Bologne en Italie, ensuite à Paris à la Sorbonne, puis en Angleterre à Oxford, consistait en un ensemble de communautés religieuses et spirituelles. J’estime que la quête de la vérité, la quête du savoir, la quête de la connaissance, est au fond une quête spirituelle qui correspond aux tréfonds de la condition humaine : à nos plus grandes aspirations, à nos rêves, à nos besoins affectifs, cognitifs, matériels et autres. En ce sens, je me suis toujours demandé : comment faire de la salle de classe non pas un lieu de consommation du savoir et de la connaissance, mais un lieu de contemplation? Je me le demande, puisque pour moi, ce n’est pas assez d’être gavé de faits, de données, de formules ; il faut assimiler la connaissance, le savoir. Or, assimiler le savoir, ça prend du temps. Que disait Socrate? Il affirmait que « la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue ». C’est ainsi devenu le premier principe — en termes philosophiques — et également la raison d’être de ma philosophie dialogique de l’éducation, qui se base sur ce premier principe de Socrate : faire de la salle de classe un lieu de réflexion plutôt qu’un lieu de consommation de faits, de données, de formules, ainsi de suite.

LD : Après avoir dressé ce portrait philosophique des principes de votre approche, je voudrais renvoyer à — comme vous disiez — la praxis, et donc vous demander : à quoi ressemble l’expérience d’un atelier dialogique du point de vue de l’étudiant? Comment s’y sentons-nous et quels genres d’activités y faisons-nous?

NC : Alanis Obomsawin a réalisé ce documentaire [Professeur Norman Cornett, disponible sur le site de l’ONF, ndlr] et dans celui-ci, vous voyez ce que l’on faisait couramment dans chacune de mes classes. On recevait le premier ministre du Canada, le très respecté Paul Martin, dont vous avez une photo dans le film d’Alanis Obomsawin. On recevait le juge de la Cour suprême du Canada, l’honorable Charles Gonthier. On recevait vraiment des sommités, dans leurs disciplines respectives. Mais, si vous invitez le premier ministre du Canada dans votre classe pour dialoguer avec vos étudiants et étudiantes, il vous incombe de faire vos devoirs! Vous ne pouvez pas déplacer les gens de la sorte sans venir fin prêt·e à dialoguer et fin prêt·e à parler en connaissance de cause. Donc, dans le cas de Paul Martin, à l’époque où il est venu dans l’une de mes classes, il était l’un des deux coprésidents d’une commission établie par l’ONU sur la forêt tropicale en Afrique. L’autre coprésidente, malheureusement décédée aujourd’hui, était nobélisée. Eh bien, Paul Martin avait écrit des textes pertinents sur le sujet. À mon avis, les questions climatiques, ça nous concerne tous. Comment ne pas aborder cela? Parce qu’il y a des applications morales, il y a des applications éthiques et même spirituelles : surtout sous un jour des Premières Nations, qui, elles, ne font pas ce divorce entre le monde matériel et le monde spirituel. Cette planète qu’on habite, c’est l’esprit par excellence. C’est le Grand Esprit, sous un jour des Premières Nations.

Courtoisie de Norman Cornett

Or, je me suis rendu compte également que si j’invitais des gens et que je leur disais préalablement « le premier ministre va venir dans la classe pour parler avec vous », tout le monde se figerait! J’ai pris de concert Paul Martin parce qu’il s’est demandé « mais comment est-ce ça va se passer? », tout comme vous venez de me le demander. Donc, lui et moi ensemble, on a choisi des extraits de textes importants composant la pierre angulaire de sa politique écologique sur l’environnement. Afin de ne pas figer les étudiants et étudiantes, j’ai biffé son nom, j’ai biffé le titre de l’essai ou du texte, du chapitre, du livre dont il était l’auteur. J’ai biffé les pages, de sorte qu’ils n’avaient que le texte devant eux! Et tout ça, ça se fait des semaines et des semaines avant qu’il n’arrive en classe. Durant ces semaines, j’invite tous·tes les étudiant·e·s à penser, mais librement! Parce qu’il faut aiguiser, il faut développer, il faut favoriser un esprit critique. Qu’est-ce qui nous empêche de faire ça? La peur, la crainte, l’anxiété : « comment est-ce que moi je peux questionner le premier ministre du Canada? » Alors, du moment — et j’appelle ça « démystifier la matière » — du moment qu’on démystifie la matière et qu’on crée ce que moi j’appelle une ambiance non menaçante de l’éducation, eh bien là, l’étudiant·e n’a pas peur de penser pour soi-même, de s’exprimer pour soi-même, de questionner, d’interroger, et ça pique sa curiosité. En ce sens, la curiosité, c’est la force motrice de l’éducation, de cette quête du savoir et de la vérité. Donc, ce qu’il nous faut faire en tant que pédagogues, c’est favoriser, cultiver, inciter la curiosité dans la classe universitaire, et je me demande toujours dans quelle mesure est-ce que l’on permet, et même que l’on promeut, la curiosité dans la classe? Du moment que cela se déroule dans une relation inégale, où moi je suis le grand spécialiste et vous, vous êtes des vases que je vais remplir de ma connaissance, de mon savoir, dans quelle mesure peut-il y avoir une curiosité? Cela ne favorise rien! D’ailleurs, quand on parle du principe opérateur de ma philosophie dialogique de l’éducation, c’est celui-ci : « il n’y a qu’une mauvaise question : celle qu’on ne pose pas. »

C’est pourquoi il faut démystifier : il faut créer cette ambiance positive qui accueille les questions, qui accueille la curiosité, qui pousse au dépassement de la simple répétition visant à simplement apprendre par cœur, cela dans le but de réfléchir, d’assimiler, et d’ensuite établir un rapport personnel. Je dois dire, quand l’on parle de philosophie et de sciences des religions, le philosophe juif Martin Buber a un mot intéressant : « I and thou » [moi et toi]. J’estime que toute connaissance, tout savoir, toute éducation se passe dans cet interstice entre vous et moi, dans la rencontre des imaginaires du·de la professeur·e et de l’étudiant·e. Je me suis rendu compte aussi que si l’on veut vraiment prendre au sérieux la question de l’éducation, il faut se demander : comment favoriser l’épanouissement de l’étudiant·e? Si il·elle·s veulent s’épanouir, il faut créer cette ambiance qui met tout en place pour l’épanouissement de l’étudiant·e. Combien de fois ai-je vu l’étouffement de l’étudiant·e, de sa curiosité et de sa confiance? Vous savez, mes étudiant·e·s écrivent tout à la main. C’est très important, la connexion entre le cerveau et la main, c’est neurologique, puisque les synapses se constituent de la sorte. Savez-vous combien c’est valorisant qu’un·e étudiant·e entende le·a professeur·e lire à haute voix, devant le premier ministre du Canada, le point de vue et la pensée de cet·te étudiant·e à propos d’un texte du premier ministre du Canada? « Même moi, je peux questionner le premier ministre du Canada? Même moi, je peux mettre au pied du mur le juge de la Cour suprême du Canada? » Eh bien oui! Parce que le grand défi, c’est de vous aider à réaliser votre potentiel, et votre potentiel est presque sans limites.

Il faut créer cette ambiance positive qui accueille les questions, qui accueille la curiosité, qui pousse au dépassement de la simple répétition visant à simplement apprendre par cœur, cela dans le but de réfléchir, d’assimiler, et d’ensuite établir un rapport personnel

LD : Donc, vous invitez une sommité dans votre classe. Une fois que la date est fixée, vous préparez vos étudiant·e·s à la rencontre par le dialogue. Ensuite, vous biffez les noms pour qu’il·elle·s n’aient peur ou ne soient intimidé·e·s. Vous les amenez à exprimer leurs pensées sur le sujet et lors de la rencontre, vous les mettez directement en dialogue.

NC : Et je dois ajouter : à aucun moment ne savent-il·elle·s que le premier ministre, un bon jour, va se présenter dans la classe! [rires] L’élément de la surprise, c’est l’émerveillement! Il faut émerveiller les étudiant·e·s, maintenant, et on a les moyens de le faire! L’émerveillement est ô combien motivant dans l’éducation! Donc, tout d’un coup, un juge de la Cour suprême du Canada entre dans la classe ; à un autre moment, c’est l’assistante secrétaire de l’ONU. Là, il·elle·s savent que tout ce boulot, tout ce travail, toute cette discipline, cette rigueur, ça valait la peine. Parce que là, vous avez payé vos dus et vous avez rencontré en personne, ou le premier ministre du Québec, comme je l’ai fait avec Lucien Bouchard, avec le docteur Jacques Parizeau, avec Preston Manning, celui qui a fondé The Reform Party, ou encore comme je l’ai fait avec le docteur Ed Broadbent, du NPD. Quand ils rencontrent ces gens, ça leur donne une vision! « Même moi je peux devenir ça! »

LD : Grâce au dialogue?

NC : Exactement! « Si je peux tenir tête au premier ministre du Canada, il n’y a rien que je ne puisse pas faire! » [Rires]

LD : Quels seraient les changements pour la société sur le plan intellectuel et sur le plan moral si votre approche dialogique était adoptée de façon universelle, à tous les niveaux de l’éducation? Pour poser la question différemment : à quoi ressemblerait le monde dialogique de Norman Cornett?

NC : Dans un premier temps, je dirais que l’on apprendrait à réfléchir plutôt qu’à agir sur le fait, dans l’instant même. On réfléchirait avant d’agir, avant de consommer. La vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue. Ce serait un monde de réflexion. Je ne peux m’empêcher de penser à Pétrarque, penseur clé à la Renaissance : Pétrarque concevait toujours que le dilemme devant lui, devant nous tous en tant qu’êtres humains, c’est le choix entre une vie d’action ou une vie de contemplation. En ce sens, je crois qu’il faut trouver la juste mesure. Trouver cet équilibre entre action et réflexion. Surtout : bien réfléchir avant d’agir et ne pas céder à une réponse qui est irréfléchie, qui n’est pas pensée, qui n’est pas pesée. Ce serait un monde, une vie, en dialogue. Plutôt que de vivre en vases clos comme dans des silos, on serait dans une conversation collective sur la raison d’être de l’existence humaine et sur comment l’on pourrait faire mieux dans ce monde. Ce serait un monde qui nous sensibiliserait à l’autre, à l’altérité, parce que le dialogue sous-entend que je prends le temps d’être à l’écoute. La clé de l’enseignement, ce n’est pas le·a professeur·e qui parle, c’est le·a professeur·e qui écoute. J’ai créé un espace d’écoute de mes étudiants et étudiantes. De connaître leurs besoins affectifs, de prendre connaissance de leurs rêves, de leurs aspirations. Si tous·tes faisaient de la sorte, ce serait un monde, une vie où les gens s’épanouisseraient, réaliseraient leur potentiel. Ce serait l’antithèse de cette vision fonctionnaliste où l’on est des automates, des robots, qui remplissent une fonction. Fernand Braudel, l’historien français, parlait de la longue durée : ce serait une vie et un monde où l’on ne vit pas pour l’instant même, mais pour la longue durée. De sorte que l’on vit non pas pour ici, maintenant, mais pour d’autres, ailleurs. Ceci, afin d’assurer la permanence de l’humanité, de la planète.

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

LD : Je remarque quelque chose de très important dans ce que vous venez de dire, c’est-à-dire cette mention de l’altérité. Croyez-vous que l’approche dialogique de l’éducation favorise l’inclusion d’étudiant·e·s qui proviennent de groupes identitaires marginalisés ou opprimés?

NC : Oui. Prenons l’exemple de l’Islam. J’ai invité des spécialistes musulman·e·s afin de favoriser un dialogue entre l’Occident et l’Orient. Toute la pensée, cette idée de l’orientalisme — Edward Saïd en parlait — c’est ce regard exotique de l’altérité de l’autre. C’est pourquoi je les ai invité·e·s constamment dans mes cours. Y compris des penseur·se·s, des poètes, des romanciers, romancières LGBTQ. Pour moi, c’était essentiel! Cela relève de dimensions morales et éthiques en sciences des religions et, par le fait même, comporte une matière importante pour l’enseignement. Le dialogue, c’est la plaque tournante pour répondre à l’altérité. Je vous donne un exemple : c’est très facile parler de comment ça se passe ailleurs si on n’y est jamais allé. Donc, voulant que l’on comprenne le Tibet, le bouddhisme au Tibet, j’ai invité l’interprète personnel du Dalaï-Lama, le docteur Thupten Jinpa, de Cambridge University [rires]!

Vous savez, il y a une approche hautement réductionniste, pour ne pas dire industrielle — c’est pour ça que je parle de la connaissance comme consommation — on parle de «  manufacturing consent  » [manufacturer le consentement]. Il y a un danger bien présent, imminent même : « manufacturing education » [manufacturer l’éducation]. Cette approche industrielle, pour les masses. Vous savez, il n’y a rien qui puisse nous humaniser comme l’éducation. À son meilleur, l’éducation est l’expérience la plus humanisante dans la vie d’une personne. Comment se fait-il que l’éducation supérieure est devenue si déshumanisante, industrielle, à la chaîne? Or, il n’y a aucun être humain qui est pareil comme un autre et c’est pourquoi il faut personnaliser, voire individualiser l’éducation. C’est pour cette raison que le dialogue est si important. Dans le cours durant lequel j’ai reçu le premier ministre du Canada, il y avait un minimum de 70 étudiants et étudiantes. Il·elle·s avaient tous et toutes un seul et même texte. Vous savez combien de réponses j’ai eues? 70. Que disait Merleau-Ponty? Chaque perception est une interprétation. Suivant cela, 70 étudiant·e·s ont perçu et interprété de 70 façons différentes un seul et même texte. On crée le dynamisme dans l’éducation supérieure quand l’on aborde l’enseignement avec la pensée de Merleau-Ponty. Chaque perception est une interprétation. L’étudiant·e qui m’entend lire à haute voix sa perception, son interprétation; cela valorise sa condition humaine! C’est pour cela que je dis : dans mon monde, on ne serait pas des machines, on ne serait pas simplement des robots fonctionnels, on serait des êtres humains pleinement réalisés. Actualiser notre potentiel, voilà ce dont il est question. L’éducation se doit d’être l’expérience la plus humanisante.

À son meilleur, l’éducation est l’expérience la plus humanisante dans la vie d’une personne. Comment se fait-il que l’éducation supérieure est devenue si déshumanisante, industrielle, à la chaîne?

LD : Vous parlez beaucoup de l’importance de réaliser son potentiel : tout à l’heure, quand vous parliez de votre monde idéal, vous parliez de l’importance de valoriser la contemplation autant que l’action. L’étudiant de philosophie en moi pense ici à Aristote. Je me demande : pensez-vous que la philosophie d’Aristote, basée sur l’importance de l’épanouissement de l’être humain, sur l’importance de réaliser son potentiel, pensez-vous que cette philosophie-là, serait une base à utiliser en éducation afin de concevoir un système de l’avenir meilleur que le système présent?

NC : Certainement. J’ai cité déjà à plusieurs reprises Socrate [qui a influencé Aristote]. Donc, je dirais que oui. Si on allait dans l’esprit de Socrate, de « la vie irréfléchie ne vaut pas la peine d’être vécue », je crois que ça pourrait beaucoup nous aider. Que veut dire, d’ailleurs, « philosophie »? Qu’est-ce que ça veut dire?

LD : L’amour du savoir, de la sagesse.

NC : L’amour. Alors, vraiment, notre défi comme éducateur·rice·s, comme pédagogues, c’est de communiquer, de véhiculer un amour de la connaissance, un amour du savoir, un amour de la vérité et de sa quête. C’est précisément cela que j’ai vu à maintes reprises : au lieu d’aimer la matière, les étudiant·e·s en développent une antipathie! Or, il nous faut changer de paradigme dans le but de favoriser l’amour de la connaissance, l’amour du savoir, l’amour de la vérité. Et ça, ce n’est pas à coups de bâtons que ça va s’apprendre. Il s’agit de communiquer une vision, un idéal, une aspiration, un rêve, et de comment le réaliser. Je dois dire, pour chaque discipline, il y a une méthodologie ; mais cette méthodologie n’est pas une fin en soi! Ce n’est que le début. Alors, il faut cheminer du début jusqu’à la réalisation plutôt que de laisser les étudiant·e·s sur leur faim et dire « il n’y a que ça ». Il y a tellement plus que ça. Pour moi, il faut communiquer un attrait irrésistible au savoir, un attrait irrésistible à la connaissance, un attrait irrésistible à la vérité, à sa quête. Mais pour ça, il faut savoir motiver.

Or, il nous faut changer de paradigme dans le but de favoriser l’amour de la connaissance, l’amour du savoir, l’amour de la vérité. Et ça, ce n’est pas à coups de bâtons que ça va s’apprendre. Il s’agit de communiquer une vision, un idéal, une aspiration, un rêve, et de comment le réaliser

Conséquemment, lorsque j’ai invité le premier ministre du Canada, lorsque j’ai invité le juge de la Cour suprême, lorsque j’ai invité les premiers ministres du Québec, c’était dans le but de motiver les étudiant·e·s. Sans la motivation, où allons-nous? Ça devient banal, ça devient sec, ça devient… sclérosé. Il faut insuffler une vie dans l’éducation.

LD : Donc, le fait d’établir un dialogue avec une sommité créerait une façon d’être en mesure de s’imaginer devenir comme l’autre?

NC : Et ça les motive ô combien! D’ailleurs, je dois vous dire : trois jours après la rencontre dialogique avec le premier ministre du Canada, j’ai reçu un appel d’Ottawa. Une dame est au téléphone et elle dit : « Je suis la secrétaire du très honorable Paul Martin. Vous êtes le professeur Cornett, n’est-ce pas? » Je dis : « Oui. Il aimerait vous parler. » Donc, elle me passe le premier ministre du Canada, puis il dit : « Professeur Cornett, je dois vous dire, je reçois tellement d’invitations dans les universités et ça me fait de la peine, je dois les refuser, à un point tel que je n’en accepte maintenant que quelques-unes, et seulement pour les études supérieures. » Cela, alors que lorsqu’il est venu dans ma classe, c’était avec les étudiant·e·s du premier cycle. Il me dit ensuite  : «  Et je dois vous avouer, ce qui s’est passé dans votre cours il y a trois jours, c’est la plus grande expérience pédagogique que je n’aie jamais vécue. »

Evangéline Durand-Allizé | Le Délit

LD: Donc les sommités apprennent aussi?

NC : [Rires] Parce que « de la discussion jaillit la lumière »! Il faut favoriser la discussion! Dans quelle mesure, dans nos cours, dans nos salles de classe, est-ce qu’on emploie cette expression qu’on attribue à Voltaire? De la discussion jaillit la lumière! Y a‑t-il de la lumière? Y a‑t-il de la discussion? Est-ce que ça se fait entre tous·te et chacun·e? Ou est-ce que c’est sens unique? L’éducation n’est jamais sens unique. C’est toujours une synthèse. C’est toujours dans l’interstice. C’est toujours dans l’échange, dans le « I and thou » de Martin Buber.

LD : Comment voyez-vous le futur de l’éducation, avec les systèmes d’éducation qu’on a en ce moment, c’est-à-dire les systèmes traditionnels? Donc, de la façon dont les choses vont en ce moment, quel genre de société pensez-vous qu’on va créer dans les prochaines décennies?

NC : Je prends en exemple le Québec, puisque c’est là où on est. D’abord, le Québec a un des taux de décrochage les plus élevés dans le monde développé. Ça, c’est fort! Et moi, je parcours les universités au Québec, et je dois vous dire : ce n’est pas parce que les jeunes du Québec sont moins intelligents, moins capables, loin de là. C’est parce qu’on ne rencontre pas leurs besoins affectifs et parce que la façon traditionnelle ne correspond pas aux besoins affectifs. Et deuxièmement, il faut faire place à la créativité, à l’imagination. Pourquoi est-ce que les jeunes ici au Québec passent tellement de temps sur les jeux vidéo? Parce qu’on leur donne [par les jeux vidéo] la possibilité de faire ce qu’ils ne peuvent pas. Et c’est ça : il faut créer un espace qui laisse place, qui favorise la créativité et l’imagination. Ils s’ennuient à mort! Et ils décrochent, ils débarquent, ce n’est pas faute d’intelligence, ce n’est pas faute de talent, de capacité, non! C’est parce qu’on ne rencontre pas leurs besoins affectifs et on ne crée pas un espace pour leur imagination, pour leur créativité, pour leur pensée et pour leur expression de soi. Les jeunes, tout comme les étudiants universitaires, se sont rendus compte que l’éducation, telle qu’ils la vivent, c’est huis clos! Il faut ouvrir les horizons, il faut montrer toutes les possibilités, il faut faire place! De la prématernelle jusqu’au post-doc, il faut faire place à l’expression de soi dans l’éducation.

Autre chose, et c’est aussi important: vous savez quel est le taux de mortalité professionnelle chez les enseignants et enseignantes au Québec? Il y en a peu qui font plus que cinq ans. La plupart ont fait des études ici même, à Montréal. Ils ou elles font des études en sciences de l’éducation et rêvent de communiquer leur savoir, leurs connaissances, de cheminer avec ces petits ou avec ces ados. Mais ils vivent le surmenage, le burnout! Il nous manque des enseignants, il nous manque des enseignantes! Donc, je dis : il nous faut une refonte de fond en comble du système de l’éducation. Parce que ça ne marche pas pour les élèves et les étudiant·e·s, et ça ne marche pas pour les enseignants et les enseignantes. Il faut se rendre à l’évidence : selon les statistiques, si on a un tel taux si élevé de décrochage, si on a un taux si élevé d’enseignants et enseignantes qui désistent en moins de 5 ans, il y a quelque chose qui ne marche pas rond. Or, je prône une renaissance dans l’éducation. Parce que — et là, c’est le spécialiste en sciences des religions qui parle—le Christ avait dit, dans les évangiles : «L’homme n’est pas fait pour le sabbat, mais le sabbat pour l’homme.» Les élèves et les étudiant·e·s ne sont pas faits pour le système : c’est le système qui doit être fait en conséquence des étudiant·e·s et des enseignant·e·s. Parce que je vous assure : pourquoi est-ce que beaucoup d’enseignants et enseignantes vont dans l’enseignement d’abord, ou font des études? À cause de la dimension affective. Mais dans quelle mesure y a‑t-il la dimension affective quand on entasse des jeunes? Dans quelle mesure est-ce que c’est humain de demander à un petit de rester assis une, deux, trois, quatre heures, cinq heures par jour? Dans quelle mesure est-ce que c’est réaliste et humanisant de penser à un jeune, une jeune, de 19, 20, 21 ans, de passer une heure, deux heures, trois heures, cinq heures, six heures, chaque jour assis, sans jamais pouvoir bouger ou s’exprimer? C’est déshumanisant! C’est le contraire de ce qu’il faut viser dans l’éducation. Nous sommes des êtres humains qui n’ont pas seulement un cerveau, on est sensoriels aussi!

LD : Quand vous pensez à l’avenir de l’éducation, à l’avenir de la société québécoise et aux conditions traditionnelles de l’éducation qui sont au pouvoir en ce moment, où voyez-vous l’espoir?

NC : Je suis père de trois enfants qui sont tous adultes, bien plus âgés que vous-même. Je suis grand-père de sept enfants, de sept petits-enfants. Je vois l’espoir dans chaque être humain : c’est là où je vois l’espoir. Et tant qu’on a des jeunes, des ados et des aînés devant nous, il y a de l’espoir. Et, en passant, croyez-le ou non, l’avenir de l’éducation, c’est avec les aînés. Depuis 2015, dans la population du Québec, la population du Canada et la population de l’Amérique du nord, la balance a changé : il y a plus d’aînés qu’il y a de jeunes maintenant. Autrefois, on pensait qu’à 65 ans, on ne pouvait plus rien apprendre, on disait en anglais you can’t teach an old dog new tricks, mais on sait maintenant par les études neurologiques : c’est complètement faux. C’est un stéréotype, c’est une caricature. Tant et aussi longtemps qu’on met devant les êtres humains —peu importe leur âge—des défis, le questionnement, la curiosité, eh bien on favorise la plasticité neurologique, cérébrale. Vous savez, moi je garde ce premier principe pédagogique que j’ai formulé : quand je fais des conférences, que ce soit en Allemagne, en France, aux États-Unis, ailleurs au Canada ou bien ici au Québec, je dis que la clé de l’enseignement, c’est d’enseigner à l’enfant dans l’adulte. Parce que jusqu’à notre dernier souffle, on se perçoit, à l’intérieur de soi-même, comme un enfant. Or, pour l’enfant, tout est possible. Voilà l’espoir.

NDLR : Le Professeur Cornett participera à l’exposition «  Petits Formats » d’Archive Art Contemporain le 16 novembre en collaboration avec plusieurs artistes, ainsi qu’à une rencontre dialogique le 18 novembre prochain avec la Société de Pastel de l’Est du Canada.

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S’interroger sur le vice et l’estime https://www.delitfrancais.com/2019/03/19/sinterroger-sur-le-vice-et-lestime/ Tue, 19 Mar 2019 13:04:33 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=33591 Portrait mêlé d’Aristote et de Shakespeare.

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Ceux qui vivent dans le vice peuvent-ils quand même avoir un amour-propre? Peut-on désirer et même commettre le mal sans aucun regret? Aristote nous propose deux réponses différentes : tantôt, il croit aux monstres sans regrets, tantôt, il leur attribue des regrets inévitables. Serait-il possible de réconcilier ces deux parties contradictoires de la théorie d’Aristote sur le vice pour arriver à une vision encore plus réaliste du caractère de la personne vicieuse? C’est cette nouvelle vision que je souhaite offrir au lecteur au bout de cet article. Richard III, le célèbre personnage éponyme de la pièce  de Shakespeare, me semble idéal pour illustrer dans quelle mesure les deux conceptions du vice d’Aristote peuvent coexister en une personne vicieuse. Y a‑t-il un point dans une vie où on peut avoir fait tellement de mal que faire le bien ou même penser le bien ne nous est plus possible? Les monologues de Richard III nous offrent des réponses fascinantes à cette question, des réponses qui résonnent avec ce qu’Aristote dit sur le vice.

D’abord, que faut-il réconcilier? Ce qu’il faut réconcilier, ce sont les deux portraits qu’Aristote dresse de la personne vicieuse dans son Éthique à Nicomaque, dans les livres VII et IX. Le vice qu’il décrit dans le livre VII est celui de l’intempérance, tandis que le livre IX se penche sur le vice en général. L’intempérance est le vice qui concerne le plaisir et la peine associés aux sens du toucher et du goût. Dans le livre VII, Aristote nous dit que ce qui définit la personne intempérante est son désir rationnel pour les plaisirs sensuels excessifs. Cette définition peut vous sembler trop sévère ; passer au travers de la boîte de biscuits au complet fait-il vraiment de nous des gens vicieux? Rassurez-vous, ce n’est pas ce qu’Aristote affirme ici. En fait, Aristote fait une distinction importante entre 1) la personne intempérante, qui désire rationnellement les plaisirs excessifs, et 2) la personne incontinente, qui ne désire pas rationnellement les plaisirs excessifs, mais qui les poursuit quand même parce que son appétit n’est pas sous le contrôle de sa raison. Ce qui différencie le plus nettement ces deux tempéraments est qu’après avoir conquis la boîte de biscuits, la personne incontinente éprouvera des regrets, car elle ne voulait pas succomber aux délicieuses pépites de chocolat qui garnissent les biscuits. La personne intempérante (vicieuse), elle, n’éprouvera pas de regrets, ayant fait exactement ce qu’elle projetait de faire.

Pour résumer : la personne vicieuse, telle que présentée dans le livre VII (selon le vice de l’intempérance), désire le mal et accomplit le mal sans remords. Je vous entends déjà clamer : la personne vicieuse du livre VII est comme le Richard III de Shakespeare, exactement comme Richard III, parle-nous de lui! À cela je réponds : patience (c’est une autre vertu, après tout). Ce qui est effrayant avec le vice dans le livre VII, c’est qu’il est tout à fait compatible avec l’amour-propre : une personne vicieuse qui désire rationnellement le mal et qui l’obtient n’a en effet aucune raison majeure de ne pas s’aimer elle-même, car ses facultés décisionnelles sont en harmonie parfaite. Aristote résume ceci laconiquement : « L’intempérant, comme nous l’avons dit, n’éprouve aucun repentir, car il demeure attaché à son intention.»

Contrairement à la personne vicieuse du livre VII qui voulait le mal et faisait le mal en toute quiétude, la personne vicieuse dont Aristote fait le portrait dans le livre IX de son Éthique ressemble beaucoup plus à l’incontinente, déchirée entre la volonté de son appétit et celle de sa raison. Dans le livre IX, Aristote nous dit : « [Les mauvaises gens] sont en désaccord avec eux-mêmes; ils convoitent une chose et en souhaitent une autre ; c’est la définition même des incontinents.» Ainsi, alors que le livre VII distinguait conceptuellement la personne incontinente et la vicieuse, le livre IX déstabilise cette distinction. De plus, loin de continuer l’image paisible de la personne vicieuse à l’âme harmonieuse qui ressortait du livre VII, Aristote nous décrit son âme comme un champ de bataille dans le livre IX : « C’est, en effet, la guerre civile dans leur âme : s’ils s’abstiennent de quelque mal, une partie de leur âme, celle qui est méchante, s’en afflige, l’autre a du plaisir; une partie les tire en un sens, l’autre en un autre, comme pour les écarteler ». Je ne sais pas comment vous décrirez ces passages, mais pour ma part, le mot « quiétude » ne me vient pas à l’esprit! Cette différence cruciale dans les désirs rationnels des personnes vicieuses des livres VII et IX a pour conséquence supplémentaire une autre différence : celle de leur relation au regret. Aristote avait été clair dans le livre VII : la personne intempérante (et donc, vicieuse) n’éprouve pas de regrets. Dans le livre IX, suivant une différente conception du caractère de la personne vicieuse, Aristote la décrit tout autrement : « Mais, dira-t-on, il est impossible d’éprouver en même temps peine et plaisir. Bien sûr, mais au moins à un instant de distance, [les gens vicieux] ont de la peine d’avoir eu du plaisir et ils souhaiteraient n’avoir pas éprouvé les plaisirs qu’ils goûtaient il y a un instant. Le repentir, les mauvaises gens, en effet, en sont soûls. »Ils ont de la peine d’avoir eu du plaisir! Comme nous sommes loin, ici, de l’état d’esprit serein de la personne vicieuse du livre VII! Et les différences ne s’arrêtent pas là : comme je l’avais indiqué plus haut, Aristote croit qu’il est hors de question que la personne vicieuse puisse éprouver de l’amitié envers elle-même. Non seulement elle regrette d’avoir le caractère qu’elle a maintenant, mais elle regrette ses actions elles-mêmes et ne peut se les pardonner : comment être ami avec soi-même dans de telles conditions? Aristote écrit : « Les coquins [un autre mot pour dire « mauvaises gens » ou « personnes vicieuses »] recherchent aussi des compagnons avec qui passer leurs journées, mais se fuient eux-mêmes. C’est que, livrés à eux-mêmes, ils sont assaillis des souvenirs d’une multitude de mauvaises actions et ils pensent qu’à l’avenir ils en commettront d’autres semblables, tandis que, dans la compagnie d’autrui, ils trouvent l’oubli ». 

Pour résumer : alors que la personne vicieuse du livre VII est sans regrets, possède une psyché harmonieuse et peut cultiver un amour-propre, celle du livre IX est tourmentée par de profonds regrets, ressent chaque prise de décision comme une guerre civile dans sa tête et ne déteste personne plus qu’elle-même… Comme Richard III, me direz-vous? Patience! Avant d’amener Shakespeare dans cette exploration du vice, il me faut expliquer pourquoi il est impératif d’en faire appel.

 

Béatrice Malleret | Le Délit

Comment réconcilier les deux différents points de vue d’Aristote?

Suite aux portraits si différents du vice que sont ceux des livres VII et IX de l’Éthique à Nicomaque, plusieurs penseurs se sont penchés sur la question : au fond, la personne vicieuse en a‑t-elle, des regrets? Dans son essai Le Compte Rendu d’Aristote sur le Vicieux : Une Incohérence Pardonnable, David Roochnik, un philosophe américain se spécialisant en philosophie antique, argumente en faveur des réponses contradictoires des deux portraits du vice d’Aristote à cette question. Plutôt que de tenter de réconcilier ces deux portraits pour répondre une fois pour toutes à la question, Roochnik nous dit que nous devrions pardonner à Aristote cette inconstance conceptuelle et même la valoriser, parce qu’elle sert le but d’Aristote : articuler notre expérience des gens vicieux. De façon très originale, Roochnik se sert d’Homère pour illustrer son idée : dans l’Odyssée, Homère décrit les habitants de l’Hadès comme étant des êtres immatériels, mais les fait tout de même interagir avec des objets matériels. Pour Roochnik, cette erreur conceptuelle de la part d’Homère n’en est pas vraiment une, car elle sert à faire le portrait fidèle de notre propre idée confuse de la mort. De la même façon, croit Roochnik, les portraits contradictoires qu’Aristote dresse du vice sont tout aussi valables que celui qu’Homère dresse de la mort, parce qu’ils révèlent la difficulté intrinsèque que nous éprouvons en pensant au vice. Plus précisément, selon Roochnik, les deux portraits révèlent notre incapacité à accepter la possibilité de l’existence d’une personne vicieuse comme celle du livre VII. Nous ne voulons pas accepter la possibilité d’une nature humaine totalement maléfique, même si nous pensons parfois en voir des exemples. Ainsi, Roochnik nous dit : « [La personne vicieuse] a tout de même des yeux, et même s’ils sont vides nous les voyons quand même comme les fenêtres d’une âme ».

J’arrive bientôt à Shakespeare! Comme j’admire la façon dont Roochnik utilise Homère pour se porter à la défense d’Aristote, je vais faire de même en utilisant Shakespeare! Toutefois, j’avance contre Roochnik l’idée que la conception aristotélicienne du vice n’est pas incohérente, comme peut nous le montrer l’expérience humaine de la chose, et les portraits des livres VII et IX sont réconciliables. Comment le sont-ils, alors? Pour les réconcilier, je crois qu’il faut les voir comme les portraits d’une même personne vicieuse à différents temps de sa vie : concrètement, il apparaît que les gens vicieux peuvent être des monstres sans regrets lorsqu’ils planifient une action vicieuse et lorsqu’ils l’exécutent (comme dans le livre VII), tout en étant frappés de regrets lorsque vient le temps de réfléchir à leurs actions passées (comme dans le livre IX). Les temps de verbe utilisés par Aristote semblent supporter une telle hypothèse. Lorsqu’il décrit l’état d’esprit de la personne intempérante du livre VII, il utilise le présent : « Celui qui poursuit, parmi les choses plaisantes, celles qui sont excessives, ou qui recherche avec excès et intentionnellement les choses nécessaires […] celui-là est intempérant .» Même chose lorsqu’il décrit son manque de regrets dans le livre VII: « L’intempérant, comme nous l’avons dit, n’éprouve aucun repentir, car il demeure attaché à son intention.» Lorsqu’il décrit l’état d’esprit torturé de la personne vicieuse du livre IX, par contre, le langage d’Aristote est orienté vers le passé : « Bien sûr, mais au moins à un instant de distance, ils ont de la peine d’avoir eu du plaisir et ils souhaiteraient n’avoir pas éprouvé les plaisirs qu’ils goûtaient il y a un instant.» Ainsi, je crois que l’on peut réconcilier les portraits qu’Aristote dresse du vice si on les inscrit dans une séquence chronologique : la personne vicieuse agit et planifie comme celle du livre VII, mais réfléchit à son passé comme celle du livre IX. Concrètement, donc, il est possible que la personne vicieuse n’ait pas de regrets en faisant des actions vicieuses. Il se peut aussi qu’elle ait un amour-propre en les faisant. Toutefois, c’est en réfléchissant à ses actions passées que le maintien d’un amour-propre et l’absence de regrets deviennent impossibles à perpétuer. C’est ici que Shakespeare entre en scène afin de nous donner une approche plus pratique de la chose. Il apparaît enfin que le personnage de Richard III illustre cette même dualité dans les types de vice, étant tantôt un monstre sans remords, tantôt repentant, mais toujours vicieux. Il s’aime lors de certaines scènes et se déteste lors d’autres.

Richard est le personnage le plus vicieux et le plus maléfique du théâtre shakespearien. Pour devenir roi d’Angleterre, il paie des voyous pour tuer son propre frère, sachant que cela causera aussi la mort de son autre frère, le roi, dont la santé est fragile. Une fois devenu roi par suppléance, Richard charge un autre voyou d’assassiner les enfants de son frère, héritiers légitimes du trône. Après avoir ordonné le meurtre de ses jeunes neveux, voici ce que Richard se dit à lui-même : « Mais je suis si avant dans le sang que le crime entraîne le crime : la pitié pleurnicheuse n’entre pas dans ces yeux.» Ainsi, Richard se qualifie en tant que personne vicieuse du livre VII : il désire pleinement le mal et n’a aucune conscience, aucun regret après avoir ordonné ces infanticides. Pendant cette scène, on peut facilement l’imaginer avoir un amour-propre très développé. Lisez toutefois ce qu’il dit vers la fin de la pièce, le soir avant sa mort, et vous verrez que son rapport au vice n’est pas aussi simple : « Ô lâche conscience, comme tu me tourmentes! […] C’est maintenant le moment funèbre de la nuit : des gouttes de sueur froide se figent sur ma chair tremblante. Comment! Est-ce que j’ai peur de moi-même? Il n’y a que moi ici! Richard aime Richard, et je suis bien moi. Est-ce qu’il y a un assassin ici? Non… Si, moi! Alors, fuyons… Quoi! Me fuir moi-même?… Bonne raison! Pourquoi? De peur que je ne me châtie moi-même… Qui? Moi-même! Bah! Je m’aime, moi!… Pourquoi? Pour un peu de bien que je me suis fait à moi-même? Oh non! Hélas! je m’exécrerais bien plutôt moi-même pour les exécrables actions commises par moi-même. […] Ah! Je désespérerai. Pas une créature ne m’aime! Et, si je meurs, pas une âme n’aura pitié de moi!… Et pourquoi en aurait-on, puisque moi-même je ne trouve pas en moi-même de pitié pour moi-même? » On voit très bien ici que Richard, en réfléchissant à ses actions du passé, en est venu à se détester. Dans son monologue, n’entend-on pas la personne vicieuse du livre IX d’Aristote, celle qui veut se fuir elle-même?

Par ses deux attitudes opposées, l’une dirigée vers le présent et l’autre, vers le passé, Richard III forme une belle illustration de cette possibilité que j’ai tenté ici d’établir, cette possibilité de réconcilier les deux portraits différents qu’Aristote dresse du vice dans l’Éthique à Nicomaque. L’existence convaincante d’un personnage comme Richard montre que la personne vicieuse peut bien être sans remords à certains moments, mais Richard nous confirme ultimement l’espoir que Roochnik a formulé : la nature humaine se trouve une conscience qui ne sera jamais totalement éradiquée, peu importe le nombre de crimes que la personne vicieuse commettra. Ainsi, selon la vision que j’ai tracée de la théorie d’Aristote, les pulsions maléfiques de la personne vicieuse se retourneront ultimement contre elle sous forme de regrets : c’est précisément cette haine de soi-même qui confirme paradoxalement l’existence d’une sorte de lueur morale éternelle chez la personne vicieuse, pour qui le fait de se détester elle-même confirme qu’elle a bel et bien un mépris du mal, une tendance (si infime soit-elle) vers le désir d’être une bonne personne.

L’auteur tient à remercier Professeure Gaëlle Fiasse pour son aide inestimable à l’élaboration de cet article.

« La plus grande partie de la vie passe à mal faire, une grande partie à ne rien faire, toute la vie à ne pas penser à ce que l’on fait. Sénèque»

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