Archives des Cinéma - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/artsculture/cinema/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 26 Mar 2025 20:31:12 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.2 Une approche trop tiède pour un sujet brûlant https://www.delitfrancais.com/2025/03/26/une-approche-trop-tiede-pour-un-sujet-brulant/ Wed, 26 Mar 2025 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=57891 Critique de Jouer avec le feu.

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L e dernier film des sœurs Delphine et Muriel Coulin, Jouer avec le feu, s’attaque à un sujet brûlant d’actualité : la radicalisation d’un jeune homme au sein de l’extrême droite. Le long-métrage adopte une approche intimiste en suivant le parcours d’un père veuf incarné par un Vincent Lindon bouleversant, confronté à la dérive de son fils aîné. Mais si l’ambition est louable, l’exécution laisse perplexe.

Un drame familial avant tout

« C’est un film sur l’amour filial plus que sur la menace que représente l’extrême droite, et c’est là que le bât blesse »

Plutôt que de documenter la radicalisation, le film en capte l’écho à travers le prisme familial. Si ce choix permet une plongée sensible dans la sidération et l’incompréhension du père, il frustre néanmoins par son refus d’aller au-delà de la sphère domestique. Tout comme Pierre, on ne peut qu’assembler des bribes, sans jamais être un témoin direct de l’endoctrinement de Fus (Benjamin Voisin). Ce parti pris narratif, bien que défendable, atténue la portée politique du récit : les antifascistes restent hors champ, les victimes de l’idéologie de Fus invisibles, et la violence qu’il perpétue, quasi inexistante à l’écran. C’est un film sur l’amour filial plus que sur la menace que représente l’extrême droite, et c’est là que le bât blesse.

Une radicalisation hors champ

Ce n’est pas par manque d’expertise ou par prudence que les réalisatrices se contentent de suggérer la déchéance du fils aîné : des documentaires sur la résurgence des discours masculinistes et du fascisme, en France ou ailleurs, il y en a d’excellents, comme Generation Hate (2018), qui ne filtrent pas cette réalité à travers le tamis de la fiction. Non, pour les Coulin, il s’agit plutôt d’observer les répercussions au sein de la famille de ce soudain virage à droite. Comment peut-on en arriver là? La réponse n’est jamais énoncée clairement. Pas par pudeur, mais parce qu’il n’y en a pas.

L’aveuglement involontaire du père est d’ailleurs évoqué subtilement à travers plusieurs scènes : lorsqu’il éteint la radio pile au moment où l’on aborde la désillusion politique des jeunes, ou quand il zappe sans un mot le téléjournal dénonçant la résurgence des rassemblements nazis pour se réfugier dans un match de foot. Ce n’est que lorsqu’il est déjà trop tard qu’il commence à s’opposer aux comportements de son fils. Sans condamner Pierre, le film pointe du doigt cet aveuglement, cette complaisance qui laisse le terrain libre aux idéologies toxiques. Et dans un monde où les réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la diffusion de ces discours, cette mise en garde résonne avec une acuité troublante.

Entre retenue et insuffisance

Malgré le souci catégorique des sœurs Coulin d’éviter le manichéisme, elles proposent pourtant un scénario assez bancal : le fils ainé se révolte, s’embrigade, se radicalise. Quelques moments doucereux en famille. Fus est peut-être fasciste, mais il n’est pas un si mauvais garçon. Oh! Il se fait tabasser par des antifas à un rassemblement nazi. Pauvre lui. Est-ce ce qui le convaincra enfin qu’être nazi, c’est mal? Et non, il se venge en s’en prenant à ses persécuteurs. Il écope d’une sentence de 20 ans en prison. Vincent Lindon est triste. Générique de fin. Conclusion : le nazisme, ça craint. Le meurtre, c’est mal. Je n’avais pas besoin de visionner un film de 120 minutes pour l’apprendre.

Jouer avec le feu laisse une impression d’inabouti. La nuance, revendiquée par les réalisatrices, se transforme parfois en esquive. Certes, on comprend que le but n’était pas d’humaniser Fus, mais de questionner jusqu’où l’amour parental peut survivre à l’horreur. Pourtant, en évacuant toute analyse approfondie de la radicalisation, le film semble contourner son propre sujet. S’intéresser aux relations familiales est une chose, mais quand le contexte implique le fascisme, peut-on vraiment se permettre de rester en surface? À vouloir éviter la démonstration frontale, Jouer avec le feu risque de minimiser l’ampleur du problème qu’il prétend observer.

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Le combat invisible de Masafer Yatta https://www.delitfrancais.com/2025/03/26/le-combat-invisible-de-masafer-yatta/ Wed, 26 Mar 2025 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=57876 No Other Land : une histoire d’injustice et de résilience.

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L e générique défile ; mes amis et moi sommes cloués à nos sièges, incapables de nous lever ou de nous regarder. En essuyant nos larmes, nous sommes restés assis plusieurs minutes en silence. Pendant 90 minutes, nous avons assisté à une violence inexplicable et injustifiable. Une violence sans logique, sans précédent. Mais surtout, une violence sournoise et vicieuse.

ظُلْم – dulm – Injustice

No Other Land, réalisé par un collectif palestino-israélien, regroupe le travail de Basel Adra, un activiste palestinien qui, depuis 2019, filme les opérations extrêmes d’expulsion menées par l’occupation israélienne dans son village, Masafer Yatta, situé en Cisjordanie.

Je ne crois pas nécessaire d’étaler le malheur des villageois de Masafer Yatta. La destruction constante de leurs maisons, de leurs écoles, de leurs poulaillers, de leurs sources d’eau, de leur village et de leur peuple, montrée dans ce long-métrage, n’a pas pour but de susciter la pitié. Ce qui est montré dans ce documentaire, c’est plutôt la tentative de Basel Adra, un jeune Palestinien coréalisateur de ce long métrage, de documenter sa réalité afin de justifier son existence. Comme l’exprime si bien un homme plus âgé dès le début du film, l’État israélien tente de réduire le peuple palestinien à des « étrangers sur leur propre terre (tdlr) ». Ce sentiment d’aliénation qui émerge dans l’esprit des villageois est exactement ce que Basel cherche à démontrer. Une existence constamment remise en question par des déplacements forcés, mais qui persiste néanmoins grâce à une force et un courage inédits.

صبر – sabr – Patience

Cette force, je ne saurais pas vous la décrire en français ; elle dépasse la portée linguistique de ce mot. Pour moi, la meilleure façon d’illustrer la résilience et le courage des villageois de Masafer Yatta, c’est « صبر (sabr) ». Traduit par « patience » en français, ce mot n’a pourtant pas tout à fait la même signification. Contrairement au français, il n’évoque pas la passivité ; il ne s’agit pas d’attendre ou de tolérer, mais d’avoir foi en quelque chose de plus grand que soi, tout en persistant dans sa lutte pour ce que l’on sait juste.

« Une histoire de survie se dessine, une histoire qui défie un système colonial et abusif, en n’utilisant que la patience, le courage et, surtout, الصبر (al-sabr) »

C’est cette qualité, qui réside dans l’âme des petits comme des grands, qui permet à Masafer Yatta de subsister. Chaque semaine, une nouvelle demeure est détruite. Chaque semaine, les villageois se confrontent aux soldats israéliens lourdement armés. Ceux qui se retrouvent sans abri se réfugient dans des grottes, et, dès qu’un certain calme retombe, ils se remettent tous à construire une nouvelle maison. L’armée israélienne revient alors, et sous prétexte d’une absence de permis de construction, elle détruit les chantiers érigés sur les terres palestiniennes. Ce mode de vie cyclique est entravé par des événements qui brisent les cœurs. Des mères perdent leurs enfants, des fils voient leurs parents emprisonnés, et pourtant, malgré les agressions coloniales sans cesse récidivées, le village continue d’exister. Une histoire de survie se dessine, une histoire qui défie un système colonial et abusif, en n’utilisant que la patience, le courage et, surtout, الصبر (al-sabr).

قوة – qua – Pouvoir

Ce documentaire a gagné en notoriété grâce au fameux discours à la 97e cérémonie des Oscars. Les réactions qu’il a suscitées furent diverses, mais l’identité binaire de l’équipe de production a souvent été mise en lumière, tantôt saluée, tantôt critiquée. Portée par les médias, l’histoire de l’amitié entre deux hommes, l’un de chaque côté du conflit, a pris des airs de tragédie à la Roméo et Juliette. Pourtant, ce documentaire s’efforce précisément de déconstruire cette image médiatique simpliste. En effet, il remet en question l’idée d’une relation égalitaire entre les protagonistes, une vision souvent véhiculée par les médias, qui ne reflète en rien la réalité complexe du conflit. Pour moi, il incarne parfaitement les relations de pouvoir sur un territoire occupé. Il est crucial de saisir qu’en Palestine, la liberté de vivre est une illusion. Les habitants subissent un système d’apartheid impitoyable. Leurs déplacements sont étroitement contrôlés, leurs besoins fondamentaux dépendent de l’État colonial israélien. Bien que leurs diplômes témoignent de leurs compétences, les opportunités d’emploi sont rares ; ils sont réduits à une main-d’œuvre exploitée, notamment dans le secteur de la construction.

À la lumière de cette dynamique raciste, il devient évident que, pour créer et diffuser un tel documentaire, l’appui d’Israéliens opposés à leur régime s’avère essentiel. Même Yuval Abraham, coréalisateur, qui se présente comme un activiste israélien, fait constamment l’objet de remises en question de la part des villageois. « C’est l’heure de rentrer chez toi », lui dit Basel chaque soir. Il monte dans sa voiture, arborant une plaque d’immatriculation qui lui garantit une certaine sécurité, et rentre chez lui, un chez-soi où la certitude et la protection prévalent. Malgré son soutien à Basel, il demeure privilégié. Il côtoie l’injustice infligée par son propre régime, il en est témoin, mais il ne pourra jamais pleinement comprendre la souffrance des Palestiniens, car il n’en fera jamais l’expérience de façon totale.

L’illusion du statu quo

Malgré les débats identitaires qui entourent ce documentaire, son véritable exploit réside dans la remise en question de tous les status quo imposés par l’image médiatique de ce système d’apartheid. En mettant en scène deux jeunes cinéastes, qui n’auraient jamais dû se croiser ni s’apprécier, le film défie un système de ségrégation et de discrimination profondément enraciné. Plus loin encore, il s’attaque à l’idée même de la vision selon laquelle le génocide n’aurait débuté qu’après l’attaque du 7 octobre 2023, dans un but de légitime défense. Il rejette ce mensonge, cette tentative de dissimuler la réalité : celle d’un peuple qui, depuis la Nakba qui a eu lieu il y a 76 ans, résiste inlassablement à une entité coloniale. Ce documentaire (qui n’a toujours pas de distributeur américain) réussit sa mission qui consiste à briser un narratif tordu et raciste, en exposant au grand jour les tactiques injustes du régime israélien. À travers son regard courageux, il fait naître une vérité que certains tentent d’effacer, mais que le monde ne peut plus ignorer.

« Malgré les débats identitaires qui entourent ce documentaire, son véritable exploit réside dans la remise en question de tous les statu quo imposés par l’image médiatique de ce système d’apartheid »

Malgré les acclamations et les prix, Hamdan Ballal reste une cible du régime israélien. Le 24 mars dernier, il aurait été lynché par un groupe de colons israéliens, avant d’être kidnappé au moment de son déplacement vers l’hôpital. Cette agression témoigne de l’acharnement et de la violence atroce auxquels l’État colonial israélien peut recourir afin de censurer tout message de libération palestinienne.

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Aux portes de la Franche-Comté https://www.delitfrancais.com/2025/03/26/aux-portes-de-la-franche-comte/ Wed, 26 Mar 2025 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=57946 Critique de Vingt Dieux.

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Comté, comté et comté. Oui, Vingt Dieux, le premier long métrage de la réalisatrice Louise Courvoisier, est un film qui trace les escapades d’un jeune adulte délinquant, Totone, incarné par Clément Faveau (son premier rôle à l’écran). Laissé à lui-même, contraint de s’occuper de sa petite sœur sans travail fixe, il picole et commet des tas de bêtises. Finalement, ne serait-ce pas un film qu’on a déjà vu mille fois, démontrant ce passage à l’âge adulte rugueux rempli d’incertitude et de quête de soi? Pas si vite. Il y a aussi du fromage et l’accent jurassien.

Pour son premier long métrage, Louise Courvoisier a choisi la région où elle a grandi, la Franche-Comté, située à l’Est de la France. Le paysage y est pittoresque, vallonné, brumeux et c’est là qu’on trouve l’essentiel de la production du fromage comté. Dans cette campagne auprès des vaches, elle réussit à évoquer cet air frais jusqu’aux salles de cinéma calfeutrées.

Pour les comédien·ne·s, le lieu est aussi familier. Le film repose sur un « casting sauvage », c’est-à-dire que la réalisatrice elle-même a parcouru la région à la recherche de ses acteur·rice·s. Nous sommes donc très loin des divas et des studios hollywoodiens. Les jeunes ne trichent pas sur leur âge et les vaches sont bel et bien laitières. Dans cette distribution, on ne trouve pas d’acteur·rice·s de formation, mais plutôt des agriculteur·rice·s de métier : notre personnage principal, Clément Faveau, est issu de l’industrie volaillère.

« Dans cette campagne auprès des vaches, elle [Louise Courvoisier] réussit à évoquer cet air frais jusqu’aux salles de cinéma calfeutrées »

À l’arrivée, une authenticité notable transpire de ce film. Prenons Maïwène Barthélémy, dans le rôle de l’agricultrice Marie-Lise, qui fait son entrée dans la vie de Totone, lui fournissant le lait nécessaire à la production du fromage. Parmi ses vaches, elle est très à l’aise. Devant la caméra, idem. À la fois bourrue et sensible, elle est d’un naturel convaincant dans son premier rôle au cinéma. D’ailleurs, elle poursuivait un brevet de technicien supérieur (BTS) en production animale dans un lycée agricole au moment du casting. Bien qu’inexpérimentée, une distinction de taille lui est attribuée : le 28 février, elle est récompensée avec le César de la meilleure révélation féminine. D’un tapis en foin jusqu’au tapis rouge.

Parfois, le réalisme est tel qu’on se demande si on ne serait pas face à un documentaire. Les fêtes de village, les ateliers fromagers, et les caves d’affinages ne ressemblent pas à des décors de tournage, mais à des lieux de vie et de travail. De plus, on en apprend énormément sur la manufacture du comté : l’ingrédient clé pour la coagulation du lait cru (la présure), le temps de maturation d’un Comté d’appellation d’origine protégée (AOP) (il faut de la patience), et surtout comment arriver à transporter une roue entière de comté sur une petite mobylette (le jugement bien naïf de Totone !).

Si le thème des jeunes qui grandissent à la campagne a déjà été exploité souvent au cinéma, Louise Courvoisier réussit néanmoins à y apporter sa propre empreinte. Vingt Dieux dévoile les difficultés – parfois clichées – de la vie rurale, en ne s’appuyant toutefois pas trop sur une vision sombre. Cela reste un film d’aventure doux, amusant et sensuel. Si vous cherchez un film pour accueillir les beaux jours de printemps, Vingt Dieux est un film rafraîchissant qui vaut le détour. Retrouvez-le en salle au Cinéma Beaubien et à la Cinémathèque québécoise.

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Le brutalisme : appréciable ou détestable? https://www.delitfrancais.com/2025/03/26/le-brutalisme-appreciable-ou-detestable-2/ Wed, 26 Mar 2025 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=57951 Critique du film The Brutalist de Brady Corbet.

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Le 2 mars dernier, le film The Brutalist (Le brutaliste) du réalisateur Brady Corbet a remporté trois Oscars : meilleur acteur pour Adrien Brody, meilleure musique de film ainsi que meilleure photographie. Avec ses 3 heures 45 minutes, entre le scandale d’intelligence artificielle et son choix audacieux d’un tournage en 70 mm, The Brutalist a su provoquer la discussion à Hollywood et marquer les esprits – ainsi que la saison des Oscars.

Renouveau à Hollywood

L’œuvre de Brady Corbet s’empare d’un sujet déjà largement traité à Hollywood, abordant le sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et les migrations forcées qui ont suivi. Bien que The Brutalist n’innove pas en matière de récit, il apporte un angle inédit avec le thème du rêve américain. Le film raconte l’histoire de László Tóth, incarné par Adrien Brody, un architecte renommé d’origine juive hongroise, qui immigre à New York après la Seconde Guerre mondiale. Il travaille dans un premier temps dans un magasin de meubles, puis dans les mines de charbon, avant de refaire son prestige dans l’architecture en adoptant le style brutaliste des années 1950. L’œuvre est divisée en deux parties, chacune correspondant à une tranche d’années. La première (1947- 1952) offre un aperçu réel et brut de la réalité des immigrants des années 40 : de New York à Philadelphie, les tensions familiales, les banques alimentaires et la dépendance à l’héroïne sont tous des thèmes qui offrent un aperçu cru et sombre des réalités du « rêve américain ».

La deuxième partie (1953–1958) suit László Tóth dans son nouveau projet architectural : l’Institut Van Buren, financé par le riche homme d’affaires Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce). Ce dernier souhaite construire un centre communautaire à l’architecture grandiose en Pennsylvanie, en l’honneur de sa mère. Au fil des années, les retrouvailles familiales, les tensions professionnelles entre László et Harrison Lee, ainsi que les traumatismes passés se croisent et s’entrelacent. Cette deuxième partie met en lumière l’exceptionnelle performance d’Adrien Brody, qui incarne un homme déchiré entre ses ambitions de grandeur et son identité d’immigrant, un conflit qui entrave son intégration dans la société américaine. Entre les retrouvailles familiales, les difficultés liées à l’identité et les luttes personnelles, tant physiques qu’émotionnelles, les traumatismes et le désir de renouveau se mêlent et se confrontent tout au long de l’histoire.

D’entrée de jeu, la qualité cinématographique de The Brutalist est évidente. L’oeuvre a été filmée avec une caméra 70 mm, un choix que le directeur Brady Corbet justifie : « La meilleure façon d’accéder [aux années 1950] était de filmer quelque chose qui avait été conçu dans la même décennie (tdlr) ». Cette décision artistique s’avère un franc succès. Dès le premier plan, l’immersion est parfaite : le protagoniste est dans un train, en route vers ce que l’on croit être un camp de concentration. Mais dès l’ouverture des portes, un plan sublime révèle la Statue de la Liberté, symbole d’espoir pour les immigrants. Grâce au format 70 mm, nous sommes instantanément projetés dans l’atmosphère des années 50. Tout au long de l’œuvre, les plans statiques (mines de charbon, chantiers de construction, carrières de Carrare en Italie, maisons grandiose de Pennsylvanie, ou encore plans d’architecture illuminés) se dotent d’une dimension sublime grâce au style de caméra et au travail du cinématographe Lol Crawley. Composée par le compositeur Daniel Blumberg, la bande originale de The Brutalist est aussi une partie clé de sa réussite. Les 10 premières minutes du film sont accompagnées d’une musique ininterrompue, qui établit l’atmosphère pour le reste de l’œuvre.

Un prix mérité ?

Les qualités esthétiques du film ne l’ont pourtant pas exemptées de scandale. En effet, en janvier dernier, l’éditeur de The Brutalist Dávid Jancsó a révélé que les voix d’Adrien Brody (László) et de Felicity Jones (Erzsébet) avaient été modifiées avec l’intelligence artificielle afin de peaufiner l’accent hongrois dans quelques scènes. Si certains ont critiqué cet usage, arguant qu’il diminue le talent du jeu d’acteur, d’autres y ont simplement vu une campagne de diffamation avant la saison des Oscars. Bien que cela n’altère en rien le travail des acteurs ni la beauté du film, nombreux sont ceux qui sont restés perplexes lorsque Adrien Brody a remporté l’Oscar du meilleur acteur, considérant que d’autres nominés, dont la performance n’avait pas été enrichie par l’intelligence artificielle, l’auraient davantage mérité.

Ce film comporte des scènes de violence sexuelle.

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Les Rendez-vous Québec Cinéma https://www.delitfrancais.com/2025/02/26/les-rendez-vous-quebec-cinema/ Wed, 26 Feb 2025 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=57604 Célébrer notre cinéma, affirmer notre culture.

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L e cinéma québécois traverse une période charnière. À l’heure où certains remettent en question son identité même, un festival comme le Rendez-vous Québec Cinéma (RVQC) devient plus qu’un simple événement : il s’impose comme un acte de résistance, un rappel essentiel de la vitalité et de la singularité de notre cinéma. Depuis plus de 40 ans, il demeure le seul festival entièrement consacré à notre filmographie nationale, offrant un panorama foisonnant du 7e art d’ici, des premières œuvres audacieuses aux films des cinéastes les plus établis.

« Pendant neuf jours, le RVQC devient le cœur battant de notre culture, un espace où le cinéma d’ici n’a pas à se justifier, mais simplement à exister, sous toutes ses formes »

Avec près de 200 films, dont une centaine de premières, et une programmation riche en rencontres, discussions et événements gratuits, le RVQC s’acharne à faire vivre le cinéma québécois en rassemblant public, créateurs et artisans de l’industrie. Car qu’est-ce qui définit véritablement notre cinéma? L’origine de ses créateurs? Son financement? Ses thèmes récurrents? Si l’identité du cinéma québécois semble insaisissable, ce festival prouve qu’elle existe bel et bien : mouvante, riche, profondément enracinée dans notre imaginaire collectif. Pendant neuf jours, le RVQC devient le cœur battant de notre culture, un espace où le cinéma d’ici n’a pas à se justifier, mais simplement à exister, sous toutes ses formes.

Premières mondiales

Parmi les nombreuses premières mondiales présentées cette année, deux films se démarquent par leur caractère incontournable : les œuvres sélectionnées pour inaugurer et clôturer le festival.

Le 19 février, Les perdants, documentaire coup-de-poing de Jenny Cartwright, a lancé les festivités. En suivant trois candidats aux élections provinciales de 2022, tous promis à une défaite certaine, le film expose avec une lucidité mordante les failles du système électoral québécois : ses obstacles accrus pour les femmes et les personnes racisées, son financement inéquitable, le poids écrasant des sondages et des médias. Ici, la défaite n’est pas qu’individuelle : c’est celle d’un jeu politique truqué, conçu pour écraser plus qu’élever.

Le jeudi 27 février, lors de la soirée de clôture, c’est MAURICE, documentaire intime de Serge Giguère, qui prendra le relais. Plus qu’un simple portrait de Maurice Richard, icône du hockey et figure emblématique de la culture québécoise, le film puise dans 35 ans d’archives inédites pour révéler l’homme derrière la légende. Entrelacé de témoignages exclusifs et de collaborations artistiques, MAURICE promet une immersion rare dans la vie du « Rocket ».

Les chambres rouges : un lancement sous haute tension

Dans le cadre du festival, j’ai pu assister au lancement du scénario du film Les chambres rouges (2023), à la Cinémathèque québécoise. Gratuit et accessible au public, l’événement proposait une performance en direct de la trame sonore du film, en présence de Pascal Plante, son réalisateur. Le film de Pascal Plante trouble autant qu’il fascine. On y suit une jeune femme, obsédée par le procès du « Démon de Rosemont », un tueur qui diffuse ses crimes sur le dark web. Muée par une curiosité maladive, elle tient mordicus à pénétrer la salle d’audience.

La musique oppressante était reproduite sur scène sans interruptions. Des projecteurs rouges illuminaient les trois musiciens, achevant de créer une ambiance lugubre, parfaitement accordée à l’affiche du film, celle-ci hissée en arrière-plan. Les morceaux oscillaient entre le doux grattement d’une guitare et le martèlement soudain de la batterie : le batteur, Dominique Plante, jouait avec une telle intensité qu’autour de moi, plusieurs spectateurs sursautaient au son des percussions, frappées avec vigueur.

Difficile d’imaginer Les chambres rouges sans sa trame sonore suffocante. Entendue en salle, elle vous prend à la gorge. Performée en direct, comme dimanche soir, elle devient presque physique : un grondement sourd, lancinant, qui pulse sous la peau, comme si l’angoisse avait trouvé sa fréquence. Une expérience à la fois troublante et captivante, qui prolonge l’impact du film bien au-delà de l’écran.

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Un voyage entre ciel et terre https://www.delitfrancais.com/2025/02/05/un-voyage-entre-ciel-et-terre/ Wed, 05 Feb 2025 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=57443 Saint-Exupéry: lorsque repousser les limites est une question de survie.

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« J’ai une idée. » C’est ainsi que commencent la plupart des répliques de Louis Garrel, l’interprète principal de Saint-Exupéry, le nouveau film du réalisateur franco-argentin Pablo Agüero. Sorti au Québec le 24 janvier 2025, le long-métrage retrace l’épopée d’Antoine de Saint-Exupéry, rendant hommage à ce pilote « mort pour la France ».

L’histoire nous ramène en 1930, en Argentine, du temps où la compagnie française Aéropostale, pour laquelle travaillait Antoine, acheminait du courrier en Patagonie. Lorsque son patron évoque la fermeture potentielle de l’entreprise, Antoine de Saint-Exupéry et Henri Guillaumet, deux pilotes talentueux, tentent d’augmenter leur efficacité par le biais d’un chemin plus direct, mais plus dangereux. Or, Guillaumet, le premier à tester leur nouvelle idée, ne revient jamais : son avion est introuvable. Il n’en tient qu’à Saint-Exupéry de tenter le même vol que son ami pour le retrouver…

Tout au long du film, des scènes de vol nous permettent d’admirer les paysages de la Cordillère des Andes et de la Patagonie, où la majorité du tournage a d’ailleurs pris place. Les prises de vue s’attardent au relief et à l’esthétique de la nature, à sa beauté presque intouchable. Au-delà de l’attention portée à l’esthétique du film, les émotions transmises par les personnages sont puissantes. Joie, peur, angoisse et tristesse se succèdent à l’écran et nous frappent de plein fouet. L’espoir et le découragement des personnages sont notamment palpables. On a presque envie de tendre la main à travers l’écran pour les réconforter. L’interprète de Noëlle Guillaumet, Diane Kruger, est particulièrement époustouflante. Elle transmet parfaitement la peur de perdre son mari et son impuissance face à la situation, contrainte à espérer que Saint-Exupéry retrouve miraculeusement le disparu. Le lien entre Noëlle et Saint-Exupéry se renforce au fil des aventures, chacun devenant la bouée de sauvetage de l’autre. L’inquiétude est palpable à chaque fois que son mari monte à bord de son avion : et s’il ne revenait jamais, la laissant seule devant l’énormité de son deuil? Louis Garrel nous fait lui aussi parfaitement ressentir le calme qui s’installe chez Saint-Exupéry lorsque ce dernier se retrouve dans les nuages. Le rare silence dans la trame sonore amplifie ce sentiment d’extase et de fébrilité fugace.

Jade Lê | Le Délit

« Le rare silence dans la trame sonore amplifie ce sentiment d’extase et de fébrilité fugace »

La créativité de Saint-Exupéry est mise de l’avant : on y voit notamment le journal chaotique de ce dernier, qui y dessine tout ce qu’il voit afin de mieux percevoir ce qui se trouve devant lui. La témérité du pilote est également un élément important de l’histoire puisque c’est son goût pour le risque qui le poussera à tenter de retrouver son ami Henri Guillaumet, incarné par Vincent Cassel.

Jade Lê | Le Délit

Le film présente différents aspects moins connus de Saint- Exupéry, parmi lesquels sa passion pour l’aviation et le dessin. Ses œuvres littéraires sont très brièvement mentionnées, et bien qu’il ne soit pas nécessaire de connaître le passé du pilote pour apprécier le film, faire une courte recherche avant votre visionnement pourrait s’avérer judicieux. Plusieurs allusions discrètes au Petit Prince (1943) ou encore à sa jeunesse et à son expérience en tant que pilote sont évoquées, des clins d’oeil agréables lorsque l’on est en mesure de les interpréter. Saint-Exupéry est un excellent film pour découvrir Antoine de Saint-Exupéry à travers les expériences qui l’ont inspiré pour ses œuvres littéraires.

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Rencontre avec Matthew Rankin, réalisateur du film canadien sélectionné pour les Oscars https://www.delitfrancais.com/2025/01/29/rencontre-avec-matthew-rankin/ Wed, 29 Jan 2025 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=57151 Le cinéaste nous dévoile Une langue universelle.

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Retourner à la maison, s’occuper de sa maman : ce sont ces motivations empreintes de tendresse qui poussent Matthew, un fonctionnaire, à quitter Montréal pour retourner à Winnipeg, sa ville natale. Dans Une langue universelle, la quête du chez-soi, un foyer où l’on est inclus plutôt qu’invité, constitue le cœur du récit. Ce chez-soi, Matthew Rankin, co-scénariste, réalisateur et acteur s’interprétant lui-même, le traduit avec une telle sensibilité que le film est retenu comme candidat canadien dans la Liste Courte du meilleur film international des 97e Oscars de 2025. Mais le pays de l’érable que Rankin dépeint n’est pas celui que l’on connaît : dans ce film, sélectionné parmi le Top 10 des meilleurs films canadiens de l’année 2024, le Canada est un univers unique et biscornu, où le persan et le français sont les langues officielles du pays.

L’histoire s’ouvre au sein d’une école d’immersion française, où un professeur acariâtre enseigne à des élèves intrigués par une dinde et des lunettes disparues, nous plongeant au cœur d’un enchaînement d’événements improbables. Dans un autobus en direction de Winnipeg, ce même professeur croise la route de Matthew, à la recherche de sa maison d’enfance, tandis que deux écolières poursuivent un billet de 500 riels gelé sous la glace. Massoud, un guide touristique, s’ajoute à ce tourbillon où les destins et les corps semblent se confondre. Vous l’aurez compris : pour le deuxième long métrage de fiction du cinéaste, tout s’entrelace. Couronné du prix du public au Festival de Cannes, ce récit fascinant explore des liens invisibles et des hasards troublants. Cela dit, je n’ai pu m’empêcher de questionner les racines autobiographiques du film, où Rankin se met en scène, ainsi que l’imaginaire derrière ce Canada franco-perse, si singulier. Alors que les crédits défilaient, le film m’a laissée à mes songes – heureusement, Rankin a répondu à mes questions.

« Ce film, par son espace doux et fluide, a trouvé une résonance universelle, et c’est peut-être pour cela qu’il a touché tant de gens »

Matthew Rankin, réalisateur d’Une langue universelle

Le Délit (LD) : Une langue universelle propose un univers hybride où se rencontrent des éléments de la culture iranienne, du persan et du français dans un Canada réinventé. Qu’est-ce qui vous a conduit à mélanger ces influences culturelles?

Matthew Rankin (MR) : Oui, c’est un film très hybride. Pour moi, il repose sur trois grands piliers : un amour du cinéma iranien, du cinéma winnipégois et du cinéma québécois. C’est un amalgame, un peu comme une pizza hawaïenne, qui fusionne différents codes cinématographiques. L’idée était de créer un film qui dépasse les frontières, qui soit « sans nation ». Ce n’est ni un film canadien, ni iranien, ou québécois : c’est une œuvre à la confluence de ces univers, un reflet de nos vies qui sont, en réalité, beaucoup plus fluides que les frontières et catégories que nous leur imposons. Ila Firouzabadi [co-scénariste et actrice dans Une langue universelle, ndlr] et moi avons ressenti un désir de représenter cette absence de barrières et d’explorer un espace surréaliste, mais aussi authentique, qui reflète nos expériences de vie collective.

LD : Votre film regorge de références historiques et nationales, comme une murale représentant Brian Pallister, ancien premier ministre du Manitoba, serrant la main de Justin Trudeau. En tant que diplômé en histoire à McGill et à l’Université Laval, ces références étaient-elles intentionnelles pour ancrer votre récit dans un contexte historique précis?

MR : Oui, ces références font partie des codes du film, mais nous avons voulu les subvertir en les examinant sous un autre prisme. Par exemple, à Winnipeg, les spectateurs ont vu dans le film un miroir de leur identité, même s’il est en persan et en français, des langues peu parlées là-bas. À Téhéran, les spectateurs ont eu une réaction similaire. Ce que nous avons cherché à créer, c’est un espace liminal, un lieu entre-deux. C’est là où la plupart de nous existons : dans des zones de transition, dans un écosystème complexe et souvent absurde. Ces codes, tout en ancrant le film dans un contexte, nous permettent aussi de questionner les cadres binaires qui organisent notre monde.

Maison4tiers

LD : Le film explore le thème de la défamiliarisation, avec un protagoniste qui, partout où il va, reste un invité. En quoi ces thèmes sont-ils liés à vos expériences personnelles?

MR : C’est un reflet direct de mes expériences. J’ai grandi à Winnipeg, mais après 20 ans d’absence, je ne m’y sens plus complètement chez moi. Je suis à la fois un étranger et un ancien local. À Montréal, où je vis depuis longtemps, c’est un peu la même chose : je suis Québécois, mais pas au sens traditionnel. Ces tensions ont créé une histoire qui dépasse les appartenances géographiques. Winnipeg, par exemple, partage des similitudes avec Téhéran, que ce soit dans l’architecture ou l’humour noir. Le film reflète ces espaces « entre » et « au-delà » que nous naviguons tous.

LD : Le titre « Une langue universelle » semble paradoxal, compte tenu du fait que le film est en persan et en français. Pourquoi ce choix?

MR : Le titre fait référence à l’espéranto, une langue conçue pour unir les peuples. Ila et moi travaillons d’ailleurs sur un autre projet portant sur l’espéranto [rires]. Au-delà des langues parlées, une « langue universelle » peut être une forme de communication fondamentale : un langage cinématographique, un geste tendre ou même un regard. Puis, mon intérêt pour les langues indo-européennes, que j’ai étudié à McGill d’ailleurs, m’a aussi influencé. Ces dernières proviennent du latin, une langue-mère oubliée, mais on en ressent encore l’influence. Similairement, ce film explore cette idée de résonance universelle, au-delà des mots.

LD : Votre film a été accueilli avec enthousiasme sur la scène internationale, notamment avec une sélection dans la liste courte pour l’Oscar du meilleur film international. Comment percevez-vous cette reconnaissance, et influence-t-elle votre vision du cinéma canadien?

MR : Ce qui me fait rire, c’est que malgré nos efforts pour créer un film sans étiquette nationale – ni canadien, ni iranien, ni québécois – il soit classé comme « canadien » [rires]. Le film est simplement canadien à cause de notre citoyenneté. Une langue universelle est transnational, construit autour des connexions improbables qui nous unissent. Sa fluidité rejette les oppositions rigides que l’on utilise pour structurer le monde. Je pense que nous vivons dans une époque en pénurie de tendresse, et ce film, par son espace doux et fluide, a trouvé une résonance universelle, et c’est peut-être pour cela qu’il a touché tant de gens.

Le film prendra l’affiche partout au Québec le 7 février 2025.

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Babygirl https://www.delitfrancais.com/2025/01/22/babygirl/ Wed, 22 Jan 2025 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56996 Domination et déceptions.

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Déroutée, seule ou presque dans la salle, je regarde le générique de fin défiler. Nicole Kidman, Harris Dickinson, Antonio Banderas : tous de grands noms du cinéma actuel. Pourtant, un sentiment de malaise – voire de dégoût – m’habite et ne me quitte pas dans les heures qui suivent mon visionnement de Babygirl, la dernière production de la réalisatrice néerlandaise Halina Reijn, aussi connue pour Bodies Bodies Bodies (2022).

Le scénario suit le personnage de Romy, une puissante femme d’affaires à la tête d’une entreprise de robotique qui, à l’arrivée de leur nouvelle cohorte de stagiaires, s’éprend de l’un d’entre eux, Samuel. Le film débute avec une scène où Romy et son mari font l’amour, rien de plus ordinaire. Malgré l’apparente normalité de la scène, nous savons dès lors que l’histoire prendra une tournure des plus particulières, puisque Romy, dès que l’acte est terminé, quitte le lit conjugal pour aller regarder de la pornographie en cachette. Ce détail semble vouloir semer les graines d’un récit centré sur les désirs cachés et la transgression. Cependant, ce qui aurait pu être une exploration audacieuse de la psyché humaine se transforme rapidement en une histoire sordide et, à bien des égards, réductrice.

Alors qu’on aurait pu croire que ce film porte sur l’amour fougueux et interdit naissant entre deux collègues, c’est plutôt une histoire de domination caricaturale que nous offre Babygirl. Bien que les visuels et la musique soient corrects – sans être particulièrement mémorables –, c’est le manque flagrant d’exploration de la psychologie des deux personnages principaux qui rend le visionnement de Babygirl réellement pénible. Ce qui rend les kinks intéressants, c’est souvent l’aspect psychologique sous-jacent, les conflits intérieurs, les tensions entre le pouvoir et la vulnérabilité. Ici, tout est traité de manière simpliste, comme si les choix des personnages étaient dictés par un scénario plus préoccupé par le choc que par la profondeur. La superficialité du traitement offert aux deux personnages principaux ne laisse que très peu d’indices sur leurs motivations respectives. Romy, censée incarner une femme complexe, est dépeinte mécaniquement, comme si ses actions ne suivaient qu’une pulsion unidimensionnelle. De son côté, Samuel reste vide et ne semble exister que pour interpréter le rôle d’objet de désir et de figure de domination.

Ce qui aurait pu être une étude sur les relations de pouvoir se réduit finalement à une reconstitution stérile des mêmes structures patriarcales que le film semble vouloir dénoncer. Le récit n’offre aucune nuance : Romy, pourtant présentée comme une figure puissante et influente, une femme ayant réussi à abattre les standards sociétaux genrés, est réduite à celle qui, au plus profond d’elle, cherche désespérément à être dominée par un homme. Ainsi, le film semble vouloir nous dire que la femme, bien qu’elle puisse en apparence s’émanciper de la domination masculine dans le milieu professionnel, est tout de même désireuse de se soumettre à l’homme dans sa vie intime, constat qui me semble des plus caricaturaux. Le film reproduit donc les clichés les plus éculés sur la soumission féminine : plutôt que de défier ces dynamiques, le film les perpétue, les glorifiant presque.

En quittant la salle, j’ai ressenti un vide important, comme lorsqu’on a été témoin d’une opportunité gâchée. Babygirl aurait pu être une réflexion profonde sur le désir, le pouvoir et la complexité des relations humaines. Le film n’est finalement qu’une représentation bancale de la liaison amoureuse, en rien audacieux, et par dessus tout, inapte à traiter ses sujets avec la nuance qu’ils méritaient.

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Bye Lynch https://www.delitfrancais.com/2025/01/22/bye-lynch/ Wed, 22 Jan 2025 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=57034 Hommage à David Lynch.

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J’étais en plein milieu de mon stage lorsque j’ai appris la nouvelle. C’était par le biais d’une de mes amies et de mon copain. Étrangement, ils ont brisé la glace à deux minutes d’écart l’un de l’autre avec une phrase du genre : « Je suis désolé de devoir t’annoncer la nouvelle, mais David Lynch est décédé ». Quoi?! Mais comment est-ce possible?

Moi et beaucoup d’autres aimions blaguer que quelqu’un d’aussi loufoque que David Lynch ne pouvait pas « s’en aller », que sa présence était telle que d’une façon ou d’une autre, son esprit le porterait encore parmi nous, quand bien même son corps serait tout sec et millénaire. Il semblerait toutefois que cette fantaisie n’ait pas fait long feu, puisque le renommé réalisateur derrière Twin Peaks (1990) et Eraserhead (1977) s’est éteint le 15 janvier dernier.

C’est avec un oeil éclairé et sournois qu’il imprégnait ses textes de profonds regards sur la solitude humaine et qu’il peignait une illustration honnête et rêche de la violence de notre époque. Sa critique des temps actuels possédait le don d’ubiquité et se logeait confortablement dans toutes les formes de média qu’il faisait naître. En outre, par les décors qu’il imaginait, évoquant les quartiers industriels de Montréal, ainsi que par la récurrence des frappes de marteaux contre l’acier et de l’image de l’usine comme motif constant, Lynch possédait un esprit tout à fait unique pour critiquer et observer l’industrialisation depuis sa position derrière la caméra.

C’est avec un talent incroyable qu’il pouvait peindre un absurdisme qui lui était propre, sans pour autant se considérer au-dessus de créer sa propre série David Lynch’s Weather Report sur Youtube lors de la pandémie. Son existence était une célébration de la diversité individuelle et une preuve que ce qui nous rend différent nous rend tout aussi merveilleux.

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Une symphonie gothique qui s’essouffle https://www.delitfrancais.com/2025/01/15/une-symphonie-gothique-qui-sessouffle/ Wed, 15 Jan 2025 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56823 Critique du Nosferatu de Robert Eggers.

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En s’attaquant à Nosferatu, Robert Eggers relève l’épineux défi de réinventer un chef‑d’œuvre mythique de l’expressionnisme allemand. Près de 100 ans après la sortie de l’original de Friedrich Murnau, cette adaptation de 2024 promettait une relecture moderne de l’oeuvre, tout en rendant hommage aux racines gothiques du genre. Mais si le film impressionne par sa maîtrise technique et ses images somptueuses, il laisse planer un sentiment d’inachevé, à mi-chemin entre hommage révérencieux et exercice de style dépourvu de souffle.

Une âme tourmentée

Ellen Hutter (interprétée avec une intensité désarmante par Lily-Rose Depp) est une jeune femme hantée par des visions cauchemardesques et un profond sentiment de mélancolie. Récemment unie à Thomas (Nicholas Hoult), elle le voit contraint de partir pour une mission en Transylvanie : finaliser la vente d’une propriété au riche et sinistre comte Orlok. Mais ce dernier, plus qu’un simple acquéreur, nourrit une obsession troublante pour Ellen. Lorsqu’Orlok quitte son château lugubre pour s’installer dans le village où réside le jeune couple, il y apporte une peste dévastatrice aux conséquences funestes.

Des performances captivantes

Lily-Rose Depp livre ici une interprétation bouleversante, incarnant une Ellen à la fois fragile et sinistre, déchirée entre la honte et la rédemption, que la caméra d’Eggers capte avec une précision presque clinique. Bill Skarsgård, quant à lui, est méconnaissable en comte Orlok. Son jeu subtil et glaçant, soutenu par un maquillage impressionnant, le consacre comme l’une des incarnations les plus terrifiantes du personnage. Mention honorifique à sa moustache fournie, qui bien qu’elle soit sans doute un hommage à Vlad l’Empaleur – le personnage historique ayant inspiré le célèbre Dracula –, n’inspire pas exactement la terreur. Et pourtant, il manque à ces performances une étincelle, un fil narratif capable de transcender leur isolement dans une succession de scènes visuellement saisissantes, mais souvent dépourvues d’un fil narratif concluant.

Une terreur à contre-courant

Avec Nosferatu, Eggers pousse à son paroxysme sa tendance à la composition picturale. Les plans symétriques, les jeux d’ombres et de lumières, et la photographie de Jarin Blaschke composent un tableau d’une beauté envoûtante. Cette recherche obsessionnelle de la perfection visuelle finit toutefois par étouffer le récit. Les scènes au château d’Orlock, bien que magistralement mises en scène, semblent dépourvues d’urgence dramatique. L’histoire avance sans élan, prisonnière d’une précision formelle qui frôle parfois la stérilité.

« Eggers semble pris entre deux aspirations […] sans réussir à unifier les deux »

Eggers s’éloigne ici des codes du cinéma d’horreur contemporain pour s’inscrire dans une tradition plus atmosphérique, en hommage aux premiers films de vampires, dont le Nosferatu de Murnau fait partie. Loin des jumpscares et du gore démesuré, Nosferatu mise sur une lenteur calculée, une esthétique soigneusement composée, et une bande-son oppressante pour façonner une ambiance lugubre et hypnotique. Si cette démarche séduit par son authenticité, elle risque de dérouter une audience habituée à un rythme plus effréné.

Une œuvre imparfaite

Avec Nosferatu, Robert Eggers livre un exercice de style aussi ambitieux qu’inefficace. Si le film impressionne par sa beauté visuelle et la qualité de ses interprétations, il lui manque cette étincelle narrative capable de résonner pleinement. Eggers semble pris entre deux aspirations – rendre hommage au passé et imposer sa propre vision – sans réussir à unifier les deux. Ce qui en résulte est une symphonie gothique fascinante, mais trop révérencieuse pour être totalement vibrante, un film qui hésite entre l’éclat du chef‑d’œuvre et la retenue du pastiche.

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À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas https://www.delitfrancais.com/2025/01/15/a-toutes-ces-femmes-que-lon-ne-nommait-pas/ Wed, 15 Jan 2025 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56873 Une exposition rendant hommage aux femmes noires de Montréal à deux pas de McGill.

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En cette rentrée de semestre hivernal, une question revient souvent dans les cercles des étudiants : que faire entre deux cours ou pendant une pause bien méritée? Pour les McGillois, le centre-ville regorge d’options, mais peu savent que juste en face du campus, un trésor d’histoire et d’archives les attend. Le Musée McCord Stewart, situé sur la rue Sherbrooke, propose actuellement une exposition qui interpelle et émeut : À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas, de Michaëlle Sergile.

Dans le cadre du programme « Artiste en résidence » du Musée McCord Stewart, cette première exposition muséale de l’artiste multidisciplinaire se concentre sur la vie des femmes noires résidant à Montréal entre 1870 et 1910. Que ce soit en retracant les origines du Club des femmes de couleur de Montréal (fondé en 1902) – le premier collectif fondé par des femmes noires au Québec – ou en illustrant le vécu de femmes noires reléguées aux archives montréalaises, le titre de l’exposition porte adéquatement son nom en évoquant une absence de reconnaissance. En effet, sur l’enseigne précédant l’exposition, l’artiste souligne que « les photographies provenant des collections de grands studios […] étaient identifiées par les noms de famille de la clientèle. Cette procédure limite aujourd’hui nos possibilités d’identifier les femmes noires figurant sur les photographies présentées dans l’exposition parce qu’elles n’étaient généralement pas des clientes, et que leurs noms n’ont en grande partie pas été consignés (tdlr)». Donc bien qu’intégrées au tissage socio-historique de Montréal, ces femmes sont invisibilisées dans les rares traces qui attestent de leur présence. Le terme « tissage » s’avère ici pertinent, puisqu’il s’agit également du médium central de la pratique artistique de Sergile.

Exposées au Musée national des beaux-arts du Québec ou encore au Musée d’art de Joliette, les œuvres de l’artiste d’origine haïtienne témoignent d’un effort pour « recoudre » des fragments d’histoires afro-descendantes perdues, tout en « défaisant » les structures qui ont permis leur effacement. Avec À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas, Sergile ne cherche pas uniquement à rendre visibles des pionnières oubliées ; elle explore ce que cette invisibilité implique, les dynamiques de pouvoir qui l’ont instaurée, et les conséquences qu’elle a eue sur les générations suivantes.

« L’exposition ne se contente pas de restituer l’Histoire, mais nous fait ressentir le poids de son ambiguïté. On s’interroge, on devine, et on tente de reconstituer des réalités fragmentées à travers les vides que l’artiste met en lumière »

Une expérience immersive

Dès que je franchis les portes du musée, le tumulte extérieur s’efface pour laisser place à un silence chargé de sens. La salle, baignée d’une lumière tamisée, murmure les récits oubliés que Sergile tente de ramener à la surface. Pour ce faire, l’artiste s’appuie sur le concept de « fabulation critique » théorisé par Dr Saidiya Hartman, une pratique méthodologique qui mélange archives et imagination pour combler les silences historiques. « Face aux limitations des archives, la création devient un moyen d’imaginer et de reconnaître pleinement le vécu de celles dont nous ne possédons que quelques traces », explique l’artiste à travers ses écrits sur l’un des murs du musée. Cette méthode transparaît dans les choix conceptuels de l’exposition, où des photographies réinterprétées sous multiples formes enrichissent une narration en quête de justice.

Les premières installations qui m’accueillent sont des télévisions antiques diffusant des vidéos d’archives. Les écrans anachroniques projettent des images vacillantes et parfois floues, qui plongent les spectateurs dans un brouillard à la fois familier et insaisissable – un clin d’œil au vertige que l’artiste ressent en explorant des archives inachevées. En effet, Sergile confie sur une paroi muséale qu’elle a « tenu à laisser une trace publique de ses nombreuses réflexions puisqu’elles reflètent la réalité des archives. Une réalité fluctuante, complexe et pleine d’angles morts ». Et c’est là que réside la force de cette exposition : elle ne se contente pas de restituer l’Histoire, mais nous fait ressentir le poids de son ambiguïté. On s’interroge, on devine, et on tente de reconstituer des réalités fragmentées à travers les vides que l’artiste met en lumière.

Harantxa Jean

C’est ce que je découvre dans les portraits que Sergile tisse de trois femmes, des œuvres qui, paradoxalement, incarnent l’antithèse même du portrait : l’anonymat. Leurs visages et membres, absents, paraissent fantomatiques, surplombant leurs corps tissés en blanc. Cette dualité visuelle, entre absence et présence, entre noir et blanc, souligne les tensions dans la représentation des femmes noires. Elle illustre comment l’Histoire peut à la fois effacer et révéler, cacher et illuminer, selon les perspectives adoptées.

Mon regard est ensuite attiré par une ligne du temps monumentale, jalonnée de dates et d’images retraçant le contexte dans lequel les femmes noires ont évolué à Montréal. La première date, 1834, marque l’abolition de l’esclavage dans les colonies britanniques, un événement fondamental pour comprendre la mobilité des populations noires vers le territoire qui deviendra par la suite le Québec. Au fil de cette ligne, je découvre des photographies historiques datant de la fin du 19e siècle jusqu’au début du 20e siècle : une travailleuse domestique en 1868, ou encore un couple de nobles afro-canadien capturé en 1871 par le célèbre photographe William Notman. La dernière date de la ligne du temps, quant à elle, évoque les personnes noires originaires des Antilles ayant immigré à Montréal pour étudier la médecine ou l’agriculture à l’Université McGill, mais qui ont quitté la métropole « en raison de l’importante discrimination dont elles [étaient] victimes » entre 1911 et 1930. En tant qu’étudiante d’origine haïtienne à McGill, je me sens directement interpellée par cette réalité, mais je ne dois sûrement pas être la seule. Pour les étudiants McGillois, cette dernière offre une occasion unique de découvrir un pan méconnu de l’histoire de Montréal, tout en proposant une réflexion sur la place et la responsabilité de chacun dans les expériences d’autrui. Ainsi, À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas ne se limite pas au constat : elle engage un dialogue nécessaire avec le présent.

À toutes ces femmes que l’on ne nommait pas de Michaëlle Sergile est exposée jusqu’au dimanche 26 janvier 2025 au Musée McCord Stewart.

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Une errance sensuelle signée Guadagnino https://www.delitfrancais.com/2025/01/15/une-errance-sensuelle-signee-guadagnino/ Wed, 15 Jan 2025 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56880 Critique du film Queer.

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Avec Queer, le réalisateur Luca Guadagnino poursuit son exploration du désir et de l’aliénation. Adapté du roman éponyme de William S. Burroughs, ce récit nous plonge dans le Mexique des années 1950, à travers les yeux de William Lee, interprété par un Daniel Craig à la fois vulnérable et magnétique. En quête de sens à son isolement, Lee s’éprend d’Eugene Allerton (Drew Starkey), un jeune expatrié dont le charme distant devient une obsession. Guadagnino peint une toile intime et tourmentée, mais son audace formelle peine parfois à masquer les lacunes émotionnelles du film.

Le Mexique : un théâtre de désir

Dès ses premiers instants, Queer nous subjugue par la richesse de sa direction artistique, qui parvient à saisir un Mexique sensuel et oppressant, où chaque détail participe à la création d’une ambiance chargée de tension. Guadagnino, fidèle à son style distinctif, capture avec une maîtrise inégalée la sensualité des corps. Les jambes enchevêtrées, les caresses furtives sur une poitrine, tout cela est rendu avec une intensité palpable, plongeant le spectateur dans une atmosphère de désir presque tangible. Le réalisateur italien excelle à créer une tension physique électrique qui enivre les sens. Pourtant, ce cadre enchanteur sert aussi de décor à une histoire qui, très vite, semble vaciller sous le poids de son propre symbolisme.

Une promesse inaboutie

Le premier acte du film captive par son intensité émotionnelle. Daniel Craig déploie un jeu nuancé, qui oscille entre fragilité et désespoir, donnant vie à un personnage en quête de rédemption. Face à lui, Drew Starkey, avec son charme insaisissable, incarne un Allerton dont la distance attire autant qu’elle rebute. Guadagnino parvient ici à créer un équilibre précaire entre attraction et rejet, offrant une exploration riche du désir comme moteur existentiel.

« Queer nous subjugue par la richesse de sa direction artistique »

Alors que le spectateur s’attend à une évolution dramatique, le récit s’égare. La narration se fragmente en une série de scènes où l’atmosphère l’emporte sur l’intrigue. Cette abstraction, si elle est cohérente avec l’œuvre originale et le style cinématographique de Guadagnino, risque de dérouter. Là où Daniel Craig porte le film avec une intensité admirable, les personnages secondaires restent étrangement flous. Allerton, en particulier, n’émerge jamais au-delà de son statut d’objet de fascination. Ce déséquilibre prive le film de la profondeur émotionnelle nécessaire pour pleinement engager le spectateur.

Une esthétique hypnotique

L’un des points forts indéniables de Queer réside dans sa puissance visuelle. Les compositions de Sayombhu Mukdeeprom – collaborateur régulier de Guadagnino – sont riches, granuleuses, presque palpables, et transportent le spectateur dans un rêve éveillé. La musique, subtile et étrangement anachronique, participe à cet univers flottant, dans la veine du réalisme magique. Mais cette surabondance sensorielle finit par cloisonner le récit, transformant ce qui aurait pu être une épopée intime en une suite de tableaux impressionnistes. Guadagnino semble si absorbé par l’idée de capturer la beauté fugace qu’il en oublie de nourrir les arcs narratifs de ses personnages.

Une conclusion en demi-teinte

Le film culmine dans une séquence surréaliste et psychédélique, où les corps et les esprits se mêlent dans un dernier acte de désintégration totale. Cette rupture narrative, bien que visuellement saisissante, accentue la déconnexion émotionnelle du film. Si Guadagnino démontre une fois de plus sa maîtrise de l’univers cinématographique, cette ambition formelle ne suffit pas à combler les lacunes d’une histoire qui s’effiloche.

Luca Guadagnino livre une œuvre qui fascine tout autant qu’elle frustre. Si le film réussit à capturer l’essence fugace du désir, il peine à en explorer toutes les implications humaines. L’audace visuelle et l’intensité émotionnelle de certaines scènes rappellent le talent exceptionnel du réalisateur, mais l’absence d’un ancrage narratif solide empêche Queer de résonner pleinement. Un film qui, à l’image de ses protagonistes, semble constamment à la recherche de quelque chose qui lui échappe.

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Cinemania : la francophonie à l’écran https://www.delitfrancais.com/2024/11/13/cinemania-la-francophonie-a-lecran/ Wed, 13 Nov 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56624 Gros plan sur quatre films en tête d’affiche du festival de cinéma.

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En célébrant ses 30 ans, le Festival Cinemania nous offre une sélection de films aussi diversifiée que captivante, reflétant la richesse du cinéma contemporain. C’est précisément cette variété qui fait de ce festival de films francophone, ayant la plus grande envergure en Amérique du Nord, un événement unique. Faisons un gros plan sur quatre de leurs pépites.

Monsieur Aznavour : petit de taille, mais plus grand que nature

Présenté en première internationale lors de la soirée de gala marquant le 30e anniversaire du Festival Cinemania, Monsieur Aznavour, réalisé par Grand Corps Malade et Mehdi Idir, met en vedette Tahar Rahim dans le rôle du chanteur mythique. Dès les premières images, nous sommes immergés dans les souvenirs d’enfance de Charles Aznavour, fils de réfugiés arméniens installés à Paris, qui grandit au cœur de la Seconde Guerre mondiale et de la pauvreté. Ses débuts modestes sont filmés avec une justesse qui révèle l’essence de l’homme avant la légende, et pose les bases d’un parcours d’opportuniste obstiné. Autodidacte, il écrit, compose et interprète ses chansons ; sa polyvalence témoigne de son désir de réussir et, épaulé par son premier complice de scène Pierre Roche (interprété par Bastien Bouillon), Aznavour arpente les cabarets parisiens pour atteindre ce but.

Ensemble, ils tombent sous le mentorat d’Édith Piaf (interprétée par Marie-Julie Baup), qui les inspire à poursuivre leur carrière à Montréal. La complicité entre Piaf et Aznavour est abordée avec finesse : le film présente l’interprète de L’hymne à l’amour comme une seconde mère qui, par ses gestes tant bienveillants que brusques, contribue à façonner l’Aznavour iconique que l’on connaît. Le film est marqué par des apparitions d’autres figures emblématiques de l’époque qui surprennent, telles que Frank Sinatra, Gilbert Bécaud ou Johnny Hallyday, renforçant l’image d’Aznavour comme un artiste évoluant parmi les grands de son époque. Cependant, les réalisateurs ne cherchent pas à adoucir les difficultés de son parcours. Que ce soit par le racisme auquel il a été confronté, la pression de correspondre à une certaine image, ou ses échecs répétés dans sa quête d’une vie de famille stable, les moments sombres de la vie du chanteur sont révélés.

« C’était un père très présent, je l’ai accompagné dans ses tournées, et j’en garde des beaux souvenirs », témoigne la fille de l’artiste, Katia Aznavour, présente à l’avant-première. Ce témoignage, bien qu’émouvant par son intimité, contraste avec l’image tourmentée de l’artiste que le film expose, notamment avec son rôle de père parfois absent. Vers la fin, le film revêt un ton mélancolique, nous laissant face à un homme vulnérable, contemplant le chemin parcouru. Une interprétation de Hier encore conclut le film, et offre au public un dernier au revoir à l’homme qui, jusqu’à son dernier souffle, a incarné l’intemporalité et la beauté de la chanson française.

Monsieur Aznavour prendra l’affiche au Québec le 29 novembre 2024.

L’Amour ouf : quand la jeunesse réinvente le cinéma

Dans L’Amour ouf, Clotaire et Jackie, deux âmes écorchées, se rencontrent et s’apprivoisent au fil d’une romance douce-amère. Dès les premières notes de la bande sonore, le film nous plonge dans un univers musical à la fois riche et nostalgique, composé de tubes des années 80 et 90 qui évoquent une ambiance rétro.

L’Amour ouf est avant tout une déclaration d’amour au cinéma. Le réalisateur Gilles Lellouche nous livre un film vibrant, plein d’audace, de vitalité et d’une ambition créative intense. Certes, le film tombe parfois dans la surenchère d’effets, mais cette exubérance contribue à l’authenticité et à l’émotion brute qui en émanent.

Même si le scénario est classique et reconnaissable — le bad boy au cœur tendre et la manic pixie girl un peu désabusée — L’Amour ouf parvient à captiver et émouvoir, porté par des personnages incroyablement attachants. La véritable force du film réside dans la chimie entre les jeunes interprètes (Mallory Wanecque et Malik Frikah) qui éclipsent leurs homologues plus âgés (Adèle Exarchopoulos et François Civil). Leurs échanges sont si naturels qu’on se sent presque intrus dans les scènes les plus intimes.

L’Amour ouf n’est certes pas exempt de défauts : les dialogues manquent parfois de finesse, et le montage évoque par moments des transitions Vidéo Star, mais ces éléments ajoutent une touche kitsch qui s’intègre bien au charme du film.

Loin de proposer quelque chose de révolutionnaire, L’Amour ouf réussit cependant un recyclage brillant des clichés, avec un mariage entre modernité et nostalgie qui fait écho aux souvenirs romancés de l’adolescence, dans un film profondément touchant sur la jeunesse.

L’Amour ouf prendra l’affiche au Québec le 1er janvier 2025.

L’Athlète : Stevens Dorcelus sous un nouvel angle

L’Athlète, réalisé par Marie Claude Fournier, offre un regard intime sur la vie de Stevens Dorcelus, une personnalité marquante de la télévision québécoise. Bien que principalement connu pour sa victoire à Occupation Double Dans l’Ouest (2021), Dorcelus est présenté dans ce documentaire comme un jeune homme animé par le désir de concrétiser ses rêves à travers la discipline du saut en longueur. Ses performances font de lui une figure respectée dans le domaine ; mais son histoire ne s’arrête pas à ses médailles. C’est ce que la caméra de Fournier, qui le suit depuis 2013, cherche à révéler.

Dès les premières scènes, l’authenticité se fait ressentir. Les échanges en créole haïtien avec ses proches nous immiscent dans un quotidien sans artifice, où chaque dialogue fait ressortir la chaleur de la famille « tissée serrée » que le jeune Stevens rêve de rendre fière. Issu d’un foyer monoparental, Dorcelus est marqué par un devoir de redonner à sa communauté, sa passion allant au-delà d’une quête personnelle. Ladite passion incarne celle de toute une communauté, celle de la diaspora haïtienne au Québec. À travers ses exploits, il montre aux jeunes, notamment ceux issus de milieux modestes, qu’il est possible de s’élever, de « sortir » des contraintes imposées par leur environnement, et d’accomplir de grandes choses.

En salle dès le 13 décembre 2024.

Les Femmes au Balcon : une ode à la sororité… ratée

Les Femmes au Balcon de Noémie Merlant, écrit en collaboration avec Céline Sciamma, tente de dénoncer le patriarcat à travers une intrigue mêlant surnaturel et satire. Malgré quelques moments de comédie noire réussis, le film échoue à maintenir un ton cohérent, et sa conclusion maladroite affaiblit son propos féministe.

Si l’on espérait une satire piquante ou une comédie d’horreur, seuls certains moments réussissent à éveiller cet esprit irrévérencieux. Ces touches d’humour noir ne sont pas suffisantes pour équilibrer la violence brute qui domine certaines scènes et brime l’intention humoristique initiale. Le film tente également d’introduire des éléments surnaturels de manière inattendue, mais ceux-ci sont finalement sous-exploités, et semblent être aléatoires.

La comédie, bien que souvent volontairement outrancière, passe par des ressorts puérils, et amène même certaines scènes à des registres involontairement sordides, notamment lorsqu’un viol conjugal est présenté comme une plaisanterie de mauvais goût. L’humour grossier se révèle ici totalement dissonant, et manque cruellement de discernement.

La conclusion, une scène qui revendique le mouvement Free the Nipple, manque de nuance et semble presque hors de propos dans le cadre d’un récit du genre cinématographique Rape and Revenge (Viol et vengance). En tentant de toucher à plusieurs thématiques sans les explorer pleinement, le film finit par diluer son message, et amoindrit la portée de sa dénonciation féministe.

Malgré la générosité et l’esprit risqué de Merlant, cette comédie déjantée demeure un film raté. On ressent ici une vision assez limitée : le propos se veut un pamphlet contre le patriarcat, une ode à la sororité, mais l’exécution est en réalité étroite et trop marquée par un féminisme qui se révèle superficiel.

Une représentation de Femmes au Balcon aura lieu le 13 novembre à 21h00 au Cinéma Quartier Latin, dans le cadre de la programmation Cinemania. Le Festival prend fin le 17 novembre 2024.

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À la conquête de Trump https://www.delitfrancais.com/2024/11/06/a-la-conquete-de-trump/ Wed, 06 Nov 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56519 The Apprentice : oser révéler l’envers du décor.

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Depuis qu’il s’est lancé en politique, il y a presque dix ans, Donald Trump semble inébranlable. Malgré une défaite électorale en 2020, de multiples polémiques, et même une inculpation, il est indétrônable au sommet du parti républicain. Mais comment, en tant que témoins contraints, nous sommes-nous retrouvés face à cette tempête tonitruante qu’est Trump? Le nouveau film d’Ali Abbasi, The Apprentice, cherche à répondre à cette question.

Sorti en salle au Canada et aux États-Unis en octobre dernier, The Apprentice est un film biographique qui retrace les pas du jeune Donald Trump dans les années 1970. Interprété par Sebastian Stan, Trump gravit les échelons de la haute société new yorkaise. À travers le film, il forge ses repères et apprend la froideur et l’art de la manipulation. Nous retrouvons aussi son attitude déplaisante à l’égard de la gent féminine : le traitement minable qu’il réserve à sa première femme ne surprend plus personne.

« Dans cette ville dirigée par la haute société, c’est le capitalisme pur qui règne, équipé d’un marteau piqueur qui écrase tout sur son passage »

Entre-temps, Stan incarne l’homme d’affaires avec une performance solide et subtile. Il nous prive (sans regret) de sa voix agaçante, mais il transpose avec brio ses gestes atypiques, si reconnaissables. The Apprentice ne se concentre pas seulement sur Trump, mais aussi sur le personnage crucial de son avocat, Roy Cohn. Le caractère moral abominable de Cohn est incarné par nul autre que Jeremy Strong, l’un des protagonistes de la série télé Succession. L’acteur transperce l’écran : ce rôle plus sérieux lui sied parfaitement. Assez vite, Cohn prend Trump sous son aile, et lui apprend les rouages du monde des affaires. Dans cette ville dirigée par la haute société, c’est le capitalisme pur qui règne, équipé d’un marteau piqueur qui écrase tout sur son passage. Le film sous-entend que, sans Roy Cohn, le Trump si imposant que nous connaissons aujourd’hui n’existerait pas.

Si Abbasi expose sans compromis les vices des deux hommes, il n’hésite pas non plus à montrer leur côté humain. Chez Trump, nous découvrons l’importance qu’il accorde à la famille, un aspect qui a tendance à être oublié par les médias. Avec un frère alcoolique et un père très exigeant, sa jeunesse n’a pas toujours été facile. Abbasi prend soin de dévoiler une part de vulnérabilité, invitant les spectateurs à entrevoir une dimension plus profonde chez Trump.

Ce qui rend ce film si percutant, c’est qu’il ne se revendique pas partisan. Abbasi évite ce piège : sans pour autant offrir une image louable, il se refuse également à la propagation d’un discours anti-Trump. C’est à noter qu’il n’est justement pas Américain. En effet, dans une entrevue avec Democracy Now! Abbasi, souligne « je n’ai pas de parti pris dans cette lutte politique (tdlr) ». D’origine iranienne et actuellement installé au Danemark, il réussit à offrir une perspective externe et neutre sur ces dynamiques et ces personnalités si polarisantes.

Évidemment, ce film n’est pourtant pas indemne de l’actualité politique. Depuis qu’il a été remarqué par le public à Cannes en mai dernier, Trump et sa campagne électorale n’ont cessé de discréditer et de menacer le producteur du film avec des mises en demeure. À l’occasion de sa sortie en salle au mois d’octobre, Trump n’a pas caché ses sentiments à l’égard du long-métrage : sur Truth Social, son propre réseau social, Trump a dénoncé le scénariste, Gabe Sherman, le qualifiant de charlatan (talentless hack), et a insulté tous ceux impliqués dans la production du film, les traitant de vermines (human scum).

The Apprentice ne changera probablement pas votre perception de l’homme qu’est Donald Trump. Rien de bien grandiose, mais cela reste une expérience de visionnement remplie d’humour et recommandable. Toutefois, lorsque défile le générique de fin, cette comédie dramatique d’une période lointaine devient une réalité imminente…

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Séquences étranges : Partie 2 https://www.delitfrancais.com/2024/11/06/sequences-etranges-partie-2/ Wed, 06 Nov 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56491 Dimanche 13 octobre. Dur réveil. En sursaut, je me lève et m’habille, file au cinéma — le même qu’hier — je dévale les mêmes escaliers roulants, et rejoins Anna dans la file d’attente. Nous n’avons pas lu le synopsis du film que nous nous apprêtons à voir, mais l’affiche est prometteuse : le personnage porte… Lire la suite »Séquences étranges : Partie 2

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Dimanche 13 octobre. Dur réveil. En sursaut, je me lève et m’habille, file au cinéma — le même qu’hier — je dévale les mêmes escaliers roulants, et rejoins Anna dans la file d’attente. Nous n’avons pas lu le synopsis du film que nous nous apprêtons à voir, mais l’affiche est prometteuse : le personnage porte un casque à paillettes, des lunettes noires, un costume que nous interprétons comme le signe d’un film nocturne, scindé de lasers. Pourtant, ce ne sont pas des larmes de joie qui coulent, étincelantes sur les visages éclairés par l’écran géant. Face à nous, une famille tente d’enterrer un passé d’abus sexuels. On Becoming a Guinea Fowl, de la réalisatrice Rungano Nyoni, tisse les non-dits des enfances ternies par un violeur, leur oncle, retrouvé mort au début du film.

Après le générique de fin, nous sortons de la salle, descendons calmement les marches. Sans dire un mot, nous restons attentives aux cris de colère de ces femmes, qui retentissent dans nos oreilles. Devant les portes du cinéma, je vérifie Letterboxd, où Anna a déjà rédigé sa critique. Quatre étoiles : « had to get a sweet treat after this to recover » (j’ai dû m’acheter une gâterie pour me remettre de mes émotions, tdlr). Je me pose au café de la friperie Eva B sur le boulevard St-Laurent, je gobe un biscuit, et avale un café d’une seule gorgée : je ne pense à rien. Mon regard se pose sur les plateaux qui circulent, sur les vêtements que les gens s’arrachent.

J’appelle une amie, la Française, celle qui m’avait accompagnée au festival l’année dernière. Nous nous étions assises à cette même table entre deux séances. Je tente de lui raconter ce que nous venons de sentir mais je bute sur les mots, et mes phrases se déversent dans ma tasse. La nostalgie de l’absence de mon amie remplace rapidement les sentiments moroses et je retourne seule m’affaler dans un siège du cinéma du Quartier Latin.

« Sans dire un mot, nous restons attentives aux cris de colère de ces femmes, qui retentissent dans nos oreilles »

Je chantonne, et entre joyeusement dans le monde de Lola Arias, réalisatrice du documentaire Reas, une reconstitution libre de la vie d’ancien·ne·s détenu·e·s d’une prison de Buenos Aires. Les acteur·ice·s sont des femmes queer, des personnes trans et non-binaires qui revisitent sous l’œil attentif de la caméra le lieu dans lequel iels se sont construit·e·s.

Nous rencontrons les personnages à travers le corps qui s’expriment par la voix, le sport, la créativité. Très vite, je m’attache à ces personnes, en quête d’appartenance à une communauté. Iels chantent, « voguent », jouent au soccer, se marient, mélangent allégrement la fiction aux souvenirs du réel, et m’aident à éteindre les émotions ressenties quelques heures plus tôt. J’aimerais m’enfoncer un peu plus dans mon siège, rester avec iels toute la soirée, en apprendre encore sur leurs rêves, la vie après l’incarcération. Mais l’écran s’éteint et la salle se vide. Je pars aussi, pédale sur la rue Saint-Denis jusqu’à l’avenue Laurier. Arrivée chez moi, je n’enlève pas ma veste, ni mes chaussures. Je m’allonge sur le sofa et regarde un court-métrage sur mon iPhone tout brisé. Je relâche les larmes refoulées, et la fièvre accumulée monte en spirale face aux nouvelles images qui scintillent sur le petit écran. Jusqu’à tard dans la nuit, je draine mon corps à sec en attendant le calme après les pleurs. Les émotions de la journée évacuées, je me couche et dors une nuit sans rêve. Ma tête se vide, j’attends les prochaines séances.

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Séquences étranges https://www.delitfrancais.com/2024/10/30/sequences-etranges/ Wed, 30 Oct 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56351 Un après-midi au Festival du Nouveau Cinéma.

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Samedi 12 octobre. La journée commence en retard, et je cours, je file sur Saint-Denis, un café à la main. Les doigts me brûlent, mais je ne m’arrête pas. J’ai promis à Anna que je serais à l’heure, ou du moins, que nous arriverions toutes les deux en même temps, rouges d’avoir dévalé la pente, puis les escaliers roulants du cinéma Quartier Latin. Sur le chemin, je tente de me souvenir des synopsis, mais tout va trop vite en ce moment et je me rappelle seulement mes propres conclusions. Je texte à Anna des descriptions vagues, espérant la convaincre de m’accompagner à tous les films sur mon programme. Le premier : ça va être queer. Le deuxième : ça va être queer et kinky. Le troisième : c’est une comédie française, ce n’est pas queer, mais on va rire parce qu’Aymeric Lompret a une scène. Elle répond « ok », ce genre de « ok » ferme : l’annonce qu’elle est prête à tout affronter. Nous arrivons dans la salle, montons quelques marches, et nous affalons sur les sièges, déterminées à passer le reste de la journée les yeux plongés dans l’écran géant. Peaches Goes Bananas commence et nous invite dans l’euphorie de la rencontre avec l’artiste ; les images de concerts s’enchaînent et les costumes de vagins nous donnent une idée du personnage. Je me laisse surprendre par la forme documentaire – je n’avais aucun souvenir qu’il en s’agissait d’un – et découvre la chanteuse Peaches. Je shazame ses chansons sous les hochements de tête approbatifs d’Anna.

Nous changeons de cinéma, marchons jusqu’à Parc. Bruce La Bruce, le réalisateur du film queer et kinky, porte une veste sur laquelle est brodé « LUCIFER » : un arc en ciel sortant de chaque lettre. Cette dernière donne le ton du film The Visitor, un indice sur les désirs de son auteur dont je n’avais jamais vu les autres pornos. Les scènes de sexe se sautent dessus, du hardcore en continu sur fond de critique du capitalisme, du gouvernement, des lois anti-immigrations et bien sûr, de l’homophobie. Les slogans de la gauche britannique remixés clignotent et éclairent les visages attentifs. J’ai l’impression d’être dans la tête d’un Gaspard Noé un peu plus tordu. Nous sortons de la salle, allons manger des algues, et parlons sans vraiment savoir par où commencer. Je prends la veste du réalisateur en photo, et nous dégustons en riant de ma piètre description.

« J’ai l’impression d’être dans la tête d’un Gaspard Noé un peu plus tordu »

Charlotte m’appelle : elle est en retard. Nous nous rejoignons pour la diffusion du film Les pistolets en plastique de Jean Christophe Meurisse, dans lequel il invente une vie à Xavier Dupont de Ligonnès, le célèbre tueur en série, rebaptisé Paul Bernardin dans le film. C’est pour l’apparition de l’un de mes humoristes fétiches, Aymeric Lompret, que je ne voulais pas rater la comédie. L’humour noir et les scènes sanglantes n’ont pas tellement plu à mon entourage, et nous retenons davantage le court-métrage Sam & Lola qui avait précédé l’autre : crier « Y’a Marion Maréchal à poil! » dans un bar bondé de policiers pour qu’ils détournent le regard et que les filles à qui ils payent des verres puissent s’échapper de leur emprise dégueulasse, c’était finalement la meilleure réplique entendue de toute la journée.

Nous sortons du cinéma, ahuries par toutes les images encaissées en quelques heures et nous rentrons rêver de ces séquences étranges, qu’on se racontera le lendemain, en file, en attendant les autres séances.

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Choisir la jeunesse à tout prix https://www.delitfrancais.com/2024/10/30/choisir-la-jeunesse-a-tout-prix/ Wed, 30 Oct 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56355 La violence de l’idéal esthétique dans The Substance.

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En 2021, le jury du Festival de Cannes fait le choix audacieux d’attribuer sa fameuse Palme d’Or au long-métrage Titane, le film de body horror de la réalisatrice française Julia Ducournau. Le président du jury justifie alors sa décision en insistant sur le caractère provocateur du film : « Une femme qui tombe enceinte d’une Cadillac, je n’avais jamais vu ça! » C’est sans doute une logique similaire qui explique l’engouement autour du film The Substance. Ce deuxième long-métrage de la réalisatrice Coralie Fargeat redéfinit le body horror sous toutes ses facettes, dans une exploration viscérale du genre, qui interroge les pressions exercées sur le corps féminin dans la société contemporaine. Lauréat du prix du meilleur scénario à Cannes, le film de Fargeat déconstruit les conventions en place, ne se contentant pas de dénoncer, mais bien de réinventer les tropes mêmes de l’horreur pour servir un propos acéré et féministe, au-delà du choc esthétique.

« Face à ces scènes intransigeantes, le public se glisse ainsi dans la peau du voyeur, confronté à son propre regard fétichisant »

The Substance suit Elisabeth (Demi Moore), une actrice autrefois adulée, qui, face à l’érosion de sa notoriété et au déclin inévitable de sa jeunesse, choisit de s’injecter un mystérieux sérum aux promesses de jouvence. Ce sérum, représentation des injections et chirurgies auxquelles tant de femmes se soumettent pour répondre aux normes de beauté, donne vie à Sue (Margaret Qualley) – jeune, parfaite, séduisante. Ce double, à la fois source de fascination et de répulsion, devient une rivale d’Elisabeth, exacerbant son désir de se conformer aux standards esthétiques, dans un conflit permanent entre sa propre image vieillissante et celle, idéale, de son clone. Qualley et Moore sont tour à tour dénudées sous la lentille austère de la caméra, dans une opposition ingénieuse entre jeunesse et vieillesse, beauté et laideur, perfection et réalisme. Face à ces scènes intransigeantes, le public se glisse ainsi dans la peau du voyeur, confronté à son propre regard fétichisant.

Une scène poignante révèle l’ampleur de la pression esthétique qui écrase Elisabeth : alors qu’elle se prépare pour un rendez-vous, elle s’applique du maquillage, change de tenue, puis, en proie au doute, se démaquille. Le visage de Moore, face au miroir, traduit une douleur muette – celle d’une femme qui, malgré ses efforts, se voit trahie par le temps. Le public est ainsi témoin de ses rouages internes : sa jalousie envers Sue, cette version réinventée d’ellemême, et le regret d’une jeunesse idéalisée qu’elle sait irrévocable. Cette scène souligne la complexité de ses choix, entre la pression de se plier aux normes esthétiques et la désillusion d’être dépassée par une image de perfection inatteignable, accentuant l’emprise des standards de beauté sur ses décisions. Avec une humilité et une vulnérabilité rares, Moore, elle-même figure iconique souvent confrontée aux diktats de l’industrie, s’offre ici dans un rôle dénudé, reflétant l’anxiété et les désillusions vécues par tant de femmes face aux injonctions sociales.

Dans un hommage aux classiques, Fargeat émaille son film de références iconiques. L’apparition de MonstroElisaSue – la créature hybride née de la fusion entre Sue et Elisabeth – provoque un élan d’horreur parmi les spectateurs, évoquant la scène finale de Carrie, où la protagoniste humiliée transforme sa douleur en vengeance sanguinaire. Mais ici, cette créature grotesque en robe à paillettes incarne plus qu’une humiliation : elle incarne le rejet, le malaise, et la vengeance de toute une génération de femmes face aux injonctions qui les défigurent.

Un parallèle s’impose également avec Requiem for a Dream, dans une analogie pertinente qui compare cette quête inlassable de la perfection esthétique à une véritable addiction : en usant d’une esthétique visuelle similaire à celle du film d’Aronofsky, Fargeat insiste sur la violence physique et psychologique rattachée à l’intériorisation de ces normes esthétiques. Elle démontre ainsi que les décisions de conformité ne sont pas de simples actes de vanité, mais bien les produits d’une pression sociale écrasante, qui poussent les femmes à se transformer, souvent au détriment de leur propre identité et santé, pour se soumettre à une image dictée par la société.

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La lutte des Wet’suwet’en pour leurs terres ancestrales https://www.delitfrancais.com/2024/10/09/la-lutte-des-wetsuweten-pour-leurs-terres-ancestrales/ Wed, 09 Oct 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56259 Yintah : un documentaire percutant et nécessaire.

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Le documentaire Yintah, réalisé par Jennifer Wickham et Michael Toledano, est bien plus qu’un reportage : c’est une œuvre puissante qui plonge au cœur de la résistance autochtone des Wet’suwet’en en Colombie-Britannique. Filmé sur une période de 10 ans, le documentaire retrace la lutte menée pour protéger leurs terres ancestrales contre l’intrusion brutale des oléoducs et des machines, face à l’indifférence d’un État motivé par le profit. Chez les Wet suwet’en, le territoire n’est pas une carte à ratisser ni une surface à conquérir. La terre est vivante, vibrante. Elle est l’âme des ancêtres, la mémoire des générations passées, et la promesse des générations à venir. Yintah brille par sa capacité à capturer la beauté sauvage du territoire canadien. Les plans aériens offrent une vue à couper le souffle des paysages que la communauté lutte pour préserver. Ces images mettent en exergue l’absurdité du projet d’oléoduc de Trans Mountain, une intrusion brutale dans un espace d’une pureté rare. Les réalisateurs montrent sans artifice ce que les Wet’suwet’en tentent de protéger : une terre dont ils ne sont pas les propriétaires, mais les gardiens.

Les images poignantes de cette lutte révèlent une vérité dérangeante : nous sommes les occupants permanents de terres qui ne nous appartiennent pas. Yintah est un assemblage minutieux de moments clés, captés dans une démarche de cinéma direct. Chaque image est soigneusement choisie pour refléter la réalité brute de la réoccupation du territoire par les Wet’suwet’en, illustrant à la fois la résistance de la communauté et la violence de l’État. On ressent la colère, la tristesse, mais aussi la résilience qui brûle dans chaque regard, chaque geste.

La musique s’entrelace avec les images, jouant un rôle crucial dans la construction émotionnelle du film. Des chants traditionnels rappellent l’histoire millénaire qui se déroule sous nos yeux. On voit les femmes Wet’suweten, gardiennes du territoire, debout face aux agents armés de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), tenant tête avec un calme et une dignité qui font honte à ceux qui se tiennent de l’autre côté. Elles chantent d’une voix brisée, dans un acte de résistance pacifique, et refusent de se taire, même lorsqu’on leur passe les menottes aux poignets. Mais le véritable cœur du film réside dans son message : une dénonciation de l’injustice coloniale persistante au Canada. Ce qui rend Yintah particulièrement puissant, c’est son refus de sombrer dans le pathétique. La douleur est présente, mais elle est portée avec dignité. Le rire semble parfois être la seule réponse possible à l’ironie de la situation, qui culmine lorsqu’un policier scie un panneau de bois portant l’inscription « Réconciliation ». Un geste aussi absurde que symbolique, qui résume toute la duplicité des politiques gouvernementales. Le gouvernement Trudeau parle de réconciliation, de respect des droits autochtones, mais ses actions révèlent un autre visage, celui de la force brute et de l’exploitation.

Et puis, il y a la fin. Un appel vibrant depuis l’écran, qui incite à agir, à se rallier à la cause. À ne pas oublier cette résistance des Wet’suwet’en, cette solidarité qui, bien que freinée par le confinement, continue de réclamer notre attention. Parce que Yintah n’est pas un film que l’on regarde passivement. Il vous interpelle, vous secoue, vous transforme en témoin, en acteur potentiel d’une lutte qui est loin d’être terminée.

Yintah sera disponible sur la plateforme de visionnement Netflix dès le 18 octobre.

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Faire tomber le masque en chantant https://www.delitfrancais.com/2024/10/09/faire-tomber-le-masque-en-chantant/ Wed, 09 Oct 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56265 Une critique de Joker : Folie à deux.

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Sorti au Canada le 4 octobre au cinéma, le Joker fait son retour anticipé sur le grand écran dans le nouveau film de Todd Philipps intitulé Joker : Folie à deux. Le rire d’Arthur Fleck, personnage principal interprété par Joaquin Phoenix, est toujours aussi infatigable, même dans les conditions sommaires de sa cellule à l’hôpital psychiatrique Arkham de Gotham City. Deux ans après s’être révélé au public sous l’identité du Joker, Arthur Fleck attend d’être jugé au tribunal pour ses crimes (voir Joker, 2019). Mais était-il vraiment lui-même au moment de l’acte? Souffre-t-il de schizophrénie ou n’est-il qu’un criminel qui joue le rôle de l’acteur clownesque?

Des airs de La La Land

Si l’on retrouve le personnage principal du premier film aux perspectives de bonheur toujours aussi maigres, la tonalité de ce deuxième volume n’est plus la même. La mélodie sombre et grinçante des violons qui sert
de thème est éclipsée par des sonorités de jazz qui rappellent la bande originale du film La La Land. Casting de Lady Gaga oblige, le drame psychologique prend une tournure de comédie musicale qui se prête à une mise en scène parfois dansante. La chanteuse-actrice américaine interprète le rôle de Lee Quinzel, une patiente avec qui Arthur peut partager sa folie. Ensemble, ils forment un couple extravagant et apportent une légèreté aux coulisses ténébreuses de l’intrigue. La scène de danse sur les toits offre un magnifique tableau romantique et semble être tout droit inspirée de celle de Mia et Sébastien sous les étoiles dans La La Land. Le réalisateur a pris de nombreux risques artistiques pour donner une nouvelle esthétique au long métrage : ombres chinoises, spectacle de claquettes, dessin animé… L’aspect musical ajoute une profondeur supplémentaire au film tout en apportant de la douceur à des images souvent empreintes de violence. Les scènes de performance musicale s’incorporent adéquatement à l’atmosphère de la ville insalubre, à l’inverse des dialogues chantés qui résonnent de manière discordante avec l’univers désenchanté.

Qui est le vrai coupable?

Dans un jeu de cartes, il y a toujours un Joker et il a le pouvoir de faire ce qu’il veut. En se cachant derrière l’identité du Joker, Arthur cherche à se protéger de la société, qui a fait de lui un marginal. Sous ce masque aux traits grossièrement maquillés, il peut être quelqu’un d’autre et s’affranchir du statut de victime qui lui colle à la peau. Lorsqu’il adopte son costume burlesque, il attire soudain l’attention et devient une source de divertissement. Ainsi, depuis son arrestation, un dessin animé le mettant en vedette est diffusé à la télévision. Le drame d’Arthur Fleck est ainsi transformé en un élément de culture populaire, à consommer à volonté. Les criminels sont mis en porte-à-faux, servent de bouc émissaires et doivent porter les blâmes moraux de la société qui a fait d’eux des meurtriers. Dans le premier volet du Joker, Arthur est à l’origine un innocent qui « ne ferait pas de mal à une mouche (tdlr) » mais qui, poussé à bout au terme d’une série de persécutions, se transforme en assassin. Si au début de ce nouveau film, il semble être redevenu lui-même, soit un personnage pour lequel on éprouve de l’empathie, il finit par recouvrer l’identité terrifiante du clown meurtrier lors du procès, après des journées harassantes d’interrogatoire et de violences quotidiennes. Finalement, ne serait-ce pas la société qui l’a perverti?

Tout le monde s’en fiche

Le film dépeint des conditions carcérales déshumanisantes. Les internés de l’hôpital ne sont pas traités comme des patients mais comme des prisonniers aux corps faméliques. Ils subissent en permanence des violences psychologiques et physiques. L’avocate d’Arthur Fleck déplore le manque d’accompagnement des services sociaux apporté aux personnes ayant vécu des traumatismes dans leur enfance, et dénonce les répercussions sur leur santé mentale en tant qu’adultes. Ce dont Arthur a vraiment besoin, c’est de voir un docteur pour pouvoir réintégrer la société. Le film finit comme il a commencé : Arthur est toujours dans sa cellule, où il est maltraité. La société ne lui a laissé aucune possibilité d’évolution, ni de seconde chance, si tant est qu’il ait jamais eu la première. Lee s’avère être en ce sens la métaphore de cette société qui abandonne ses marginaux ; une fois qu’Arthur a renoncé à l’identité du Joker, il n’a plus d’intérêt à ses yeux.

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Le réalisateur Spike Lee honoré au FIFBM https://www.delitfrancais.com/2024/10/02/le-realisateur-spike-lee-honore-au-fifbm/ Wed, 02 Oct 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56134 Deux pionniers s’unissent pour célébrer la diversité au grand écran à Montréal.

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Mercredi dernier, l’Olympia de Montréal vibrait sous une ambiance électrisante pour l’inauguration du Festival International du Film Black de Montréal (FIFBM). Cette 20e édition était présidée par nul autre que le légendaire cinéaste américain Spike Lee. Une file interminable serpentait la rue Sainte-Catherine, où des discussions animées se mêlaient à une attente fébrile. Alors que nous attendions devant les portes de la salle de spectacle, les paroles d’un invité nous ont saisies : « En parlant avec des jeunes de la génération Z et des adultes trentenaires, j’ai remarqué qu’ils ne connaissent pas l’oeuvre de Spike Lee. » Un constat étonnant, presque inconcevable pour quiconque ayant grandi avec la filmographie du réalisateur. Comment est-ce possible que le nom de l’un des cinéastes les plus influents de notre ère n’ait pas de résonance culturelle pour les générations plus jeunes? « S’ils connaissaient sa contribution à la culture contemporaine, une influence qui persiste sur la représentation de la communauté noire dans les médias aujourd’hui, ils verraient ce nom sous un tout autre jour », a‑t-il continué.


Un mentor pour le FIFBM

En effet, depuis son premier long-métrage She’s Gotta Have It en 1986 – qui lui a valu le Prix de la Jeunesse au Festival de Cannes – jusqu’à son premier Oscar pour BlacKKKlansman en 2018, l’artiste originaire de Brooklyn à New York ne cesse de repousser les limites du cinéma en tant qu’art et arme de changement social. À travers des films comme Do the Right Thing, Malcolm X, et Mo’ Better Blues, il confronte les tensions raciales qui persistent aux États-Unis, offrant une perspective incisive sur des sujets délicats. Produites sous la bannière de sa compagnie 40 Acres and a Mule Filmworks, ses oeuvres englobent une variété de formes d’expression artistique : des films aux séries télévisées, en passant par des documentaires et des clips musicaux (pensons au vidéo clip They Don’t Care About Us (1996) de Michael Jackson). Chacune de ses productions s’avère une provocation, un appel à la réflexion ; un miroir tendu à une société qui détourne le regard de ses maux et ses moeurs.

Le mandat du FIFBM s’accorde ainsi avec celui de Spike Lee : utiliser le cinéma et l’art pour éveiller les consciences. La présence du réalisateur au festival s’imposait donc tout naturellement : au FIFBM, Spike Lee est chez lui. Cette année, il y revient pour une quatrième fois, afin d’inspirer une nouvelle génération de cinéastes. En tant que président d’honneur de cette 20e édition, le réalisateur et producteur réaffirme une conviction qui lui tient à coeur : la nécessité pour les Noir·e·s de mettre en lumière leurs créations. « C’est simple, on doit promouvoir nos propres histoires. Qui d’autre va le faire? […] Sans ce festival, l’art de ces jeunes créateurs ne serait ni vu, ni partagé (tdlr) », a‑t-il affirmé lors d’une entrevue avec CTV. Ces paroles capturent l’essence même du FIFBM qui, depuis déjà deux décennies, se dédie, corps et âme, à la promotion et à la diffusion de la culture noire à travers le cinéma, en offrant une plateforme de choix aux aspirant·e·s réalisateur·rice·s issu·e·s de la diversité.

« C’est simple, on doit promouvoir nos propres histoires. Qui d’autre va le faire? »


Spike Lee, réalisateur


La « Reine des Festivals »

Depuis sa première édition, le FIFBM – alors intitulé le Festival du Film Haïtien de Montréal – a gagné en notoriété. Avec plus d’une centaine de films projetés un peu partout à Montréal, le FIFBM est désormais le festival de cinéma noir bilingue (français et anglais) le plus important en Amérique du Nord. Rendez-vous annuel incontournable, non seulement pour le public montréalais, mais également pour les amateur·rice·s de cinéma à l’international, le succès du FIFBM s’avère le point culminant des efforts de la fondation Fabienne Colas. Cet organisme à but non-lucratif, qui oeuvre depuis 2005, vise à pallier le manque de représentation flagrant d’artistes noir·e·s au sein des milieux artistiques et culturels. C’est justement Fabienne Colas, présidente et fondatrice du festival, qui endosse le rôle de modératrice lors d’une conversation « à coeur ouvert » avec Spike Lee, marquant ainsi l’ouverture officielle de cette 20e édition. Ce n’est pas un hasard qu’elle se retrouve aux côtés de ce géant du cinéma ; Colas, au cours de sa propre carrière en tant qu’actrice, réalisatrice et productrice, constate avec désarroi la sous-représentation des communautés issues de la diversité.

Fervente défenseure de la diversité au sein des milieux artistiques et culturels, la femme d’affaires d’origine haïtienne milite continuellement pour une représentation accrue des artistes noirs et des communautés marginalisées. Sa fondation éponyme ne se limite pas aux discours : à travers ses nombreuses initiatives, dont le programme de mentorat Être Noir·e·s au Canada, ainsi qu’une douzaine de festivals destinés au rayonnement de la culture noire, elle sensibilise à l’importance de cet enjeu autant sur le plan local qu’international. Figure emblématique de la culture montréalaise et canadienne, celle que l’on surnomme « la Reine des Festivals » multiplie les honneurs et les distinctions ; pas plus tard que la semaine dernière, elle devient la première femme haïtienne à obtenir la Médaille du couronnement du Roi Charles III, qui souligne son « impact significatif » sur la communauté québécoise et canadienne. En 2018, l’entrepreneure est lauréate du prestigieux « Canada’s 40 under 40 », et l’année suivante, elle est nommée l’une des 100 femmes les plus influentes du pays. Cet été, l’Université Concordia lui décerne un doctorat honorifique en beaux-arts, afin de récompenser son engagement en faveur de la diversité culturelle au Québec.

Les parcours impressionnants de ces deux pionniers nous laissaient donc présager une soirée d’exception. Au programme : un tapis rouge digne des plus grandes soirées, un cocktail raffiné, la présentation des membres du jury et des films sélectionnés, ainsi qu’une rétrospective en images des oeuvres marquantes de Spike Lee, le tout couronné par une conférence qui promet d’être intime et mémorable.


Un tapis rouge sous la pluie

Bien que la promotion du festival était discrète, la venue de Spike Lee a indéniablement suffi à attirer un auditoire survolté, et bientôt, la devanture de la salle de spectacle débordait d’individus. Quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber, et les invité·e·s se sont empressé·e·s de se mettre à l’abri, soucieux·ses de protéger leurs complets taillés et leurs robes de soirée. Parmi les visages familiers, nous reconnaissions quelques acteur·rice·s, plusieurs journalistes, ainsi qu’une poignée d’influenceur·se·s. Certain·e·s exhibaient fièrement leur statut VIP, tandis que d’autres affirmaient avoir été personnellement invité·e·s à la cérémonie. Pourtant, sous cette bruine, tout le monde n’attendait qu’une seule chose : l’ouverture des portes.

Lorsque nous avons enfin pu pénétrer la salle de spectacle, d’un commun accord, nous nous sommes dirigées vers l’espace cocktail, afin de discuter avec les différentes personnalités présentes. Un rideau majestueux dissimulait la scène centrale, derrière lequel se déroulaient des rencontres privilégiées avec le réalisateur.

Nous nous sommes donc faufilées parmi les invité·e·s, et en naviguant parmi la foule, nous avons eu la chance de discuter avec Celestina Aleobua, réalisatrice du court-documentaire Tina, When Will You Marry? en tête d’affiche au FIFBM, et coordonatrice de l’initiative Media Inclusion pour les journalistes émergents au Toronto International Film Festival (TIFF). Son enthousiasme pour le cinéma Black et l’influence de Spike Lee transparaissent dans ses réponses à nos questions.

« Tant que tu as un appareil photo et un ordinateur portable, tu peux faire un film »

Spike Lee, réalisateur

Elle a partagé une réflexion poignante sur l’avenir du cinéma : « Je veux voir plus de « black mediocrity » (médiocrité noire), où les Noirs peuvent simplement exister sans avoir à adhérer à l’idée de la « black excellence » (« l’excellence noire »). On n’a pas toujours besoin d’être extraordinaire », dit-elle, en faisant allusion à des films comme Black Panther. Je [Harantxa Jean] lui ai mentionné que j’aimerais personnellement voir un film intimiste et à l’eau de rose avec des personnages noirs à la manière de Before Sunrise, mais qu’un tel film n’existe pas pour l’instant. Elle a acquiescé : « Oui, c’est ça! Nous avons besoin de ça. »

Cette réflexion fait écho à un débat plus large qui traverse aujourd’hui le Black Cinema. Si des oeuvres comme The Woman King célèbrent une forme de résilience à travers des récits héroïques, elles risquent aussi d’enfermer les personnages noirs dans un registre de perfection inaccessible. Le cinéma afro-américain, tout en marquant des avancées significatives, reste souvent figé dans cette exigence de performances excessives, où les personnages noirs sont mis en scène sous un jour triomphant. La représentation de la « Black mediocrity » est donc un appel à voir des histoires où les Noir·e·s peuvent exister avec leurs imperfections, leurs vulnérabilités, et leur humanité ; loin de l’injonction de l’exceptionel. En ce sens, le FIFBM se positionne comme une plateforme nécessaire, où les artistes de la diaspora noire peuvent se réapproprier leurs récits et en proposer de nouveaux. À travers des oeuvres souvent indépendantes, le festival offre un aperçu de ce que pourrait être un cinéma Black libéré des stéréotypes de la force ou de la victoire : un cinéma où être ordinaire est enfin célébré.

Notre conversation est interrompue par une voix provenant des hauts-parleurs, qui invite les invité·e·s à rejoindre la salle. Désireuses d’obtenir une bonne place au parterre, nous nous sommes empressées de nous installer dans les premières rangées. Bien que la série de remerciements des commanditaires nous a semblé quelque peu longue, nous comprenions qu’il s’agissait d’une formalité incontournable, et des applaudissements polis accompagnaient chaque prise de parole. L’arrivée de Fabienne Colas sur scène aussitôt fait de captiver l’audience : son énergie et sa présence transforment immédiatement l’atmosphère. Tous les regards sont tournés vers elle, prêts à entendre son discours passionné qui, bien au-delà des remerciements, promet de marquer un tournant pour le cinéma indépendant et la diversité à Montréal.

Stu Doré | Le Délit


Un projet porteur d’espoir

La femme d’affaires a fait part des difficultés de promouvoir le cinéma indépendant à Montréal, évoquant les différents obstacles auxquels font face les membres de sa fondation, à commencer par la réticence de nombreuses salles de projection à diffuser ces films. Si un soupçon de frustration transparaît dans ses mots, on y décèle aussi une profonde fierté. Depuis 2005, la situation a indubitablement évolué, et c’est entre les murs de l’Olympia, dans une salle pleine à craquer, que Mme Colas dévoile en primeur le projet sur lequel elle travaille d’arrache-pied : l’acquisition et la rénovation de l’ancien théâtre Cartier, situé dans le Quartier St-Henri. L’ouverture du théâtre est prévue pour 2027, au terme de rénovations majeures, qui visent à transformer l’immeuble décrépi en une salle de projection à trois étages pouvant accueillir plus de 500 personnes. Rebaptisé le « Théâtre Colas », ce projet ambitieux vise à combler le manque de lieux de diffusion pour les artistes émergents et les films d’auteur·rice·s indépendant ·e·s issu·e·s de la diversité.

Fabienne Colas et Spike Lee : un duo éclatant

L’annonce de Mme Colas a ravi le public, et c’est donc devant une audience fébrile que Spike Lee a fait son entrée sur scène. Le cinéaste a salué la foule du haut de ses lunettes surdimensionnées, icônes cultissimes de sa persona d’artiste, avant de prendre place sur le fauteuil qui faisait face à Mme Colas. Quiconque ayant déjà visionné une entrevue du réalisateur américain ne peut que constater son sens de l’humour particulier et sa langue bien pendue ; l’entretien avec Mme Colas n’y a pas fait exception. C’est d’abord avec une boutade amicale que Spike Lee a lancé le bal ; une ambiance ludique qui marque l’entièreté de la conférence.

Bien que le président honorifique ait capté l’attention par son franc-parler et son charisme, la conversation a pris un autre tournant en abordant les élections présidentielles américaines, ce qui a légèrement détourné l’attention des spectateurs montréalais, plus intéressés par le cinéma que par des débats politiques outre-frontière. Après une vingtaine de minutes portant sur des commentaires politiques, le mécontentement de la foule était palpable : « Talk about movies! (Parlez de cinéma) », a réclamé un membre de l’auditoire. Des murmures d’approbation ont salué son intervention, signalant à Mme Colas de recentrer la discussion sur la carrière de Spike Lee.

De ce fait, alors que Mme Colas mettait en avant les progrès réalisés ces dernières années en matière de diversité, elle a exprimé son désir « d’essayer » d’en faire encore davantage, ce à quoi Spike Lee a réagi avec véhémence. À cet égard, le réalisateur s’en remet à la sagesse du maître Jedi Yoda : Do or do not, there is no try (Fais-le, ou ne le fais pas. Il n’y a pas d’essai), une doctrine qu’il défend sans relâche à ses étudiant·e·s, en tant que professeur de cinéma à l’Université de New York.

Spike Lee adhère à l’idée que, malgré les obstacles, la réalisation de films est à la portée de tous ceux qui ont une vision. « Tant que tu as un appareil photo et un ordinateur portable, tu peux faire un film », a‑t-il affirmé, insufflant ainsi un sentiment d’espoir et d’accessibilité à la création cinématographique. Le cinéma, en tant qu’art universel, est le reflet de la pluralité humaine, et il s’emploie à honorer cette vérité en préservant ses collaborations durables avec celles et ceux qui ont jalonné son parcours.

« À travers des oeuvres souvent indépendantes, le festival offre un aperçu de ce que pourrait être un cinéma Black libéré des stéréotypes de la force ou de la victoire : un cinéma où être ordinaire est enfin célébré »

Une adaptation qui met en vedette Denzel Washington

L’entretien s’est néanmoins terminé sur une note positive, lorsque Spike Lee a évoqué son prochain projet, une adaptation du classique High and Low (1963), du réalisateur japonais Akira Kurosawa. L’artiste oscarisé tient à préciser qu’il s’agit d’une adaptation, et non d’une nouvelle version. Pour la cinquième fois, il travaillera avec Denzel Washington, avec qui sa dernière collaboration remonte à presque 20 ans.


Une programmation à découvrir

La 20e édition du Festival International du Film Black de Montréal (FIFBM) s’est tenue du 25 au 29 septembre et a une fois de plus affirmé son rôle incontournable en tant que plateforme pour le cinéma indépendant et engagé, offrant au public une opportunité précieuse de découvrir des oeuvres innovantes et puissantes.

La soirée de clôture du festival a présenté en avant-première The Village Next to Paradise, le premier long métrage du réalisateur somalien Mo Harawe. Parmi les lauréats, le prix du « Meilleur long-métrage fiction » a été décerné à Maryse Legagneur, pour son film Le Dernier Repas, en salle depuis le 27 septembre, tandis qu’une mention spéciale a été attribuée à Sway de Ramelan X Hamilton. Dans la catégorie du « Meilleur long-métrage documentaire », c’est Igualada de Juan Mejia qui s’est distingué, ainsi que Code de la Peur d’Appolain Siewe, qui obtient une mention honorable du jury. Le prix du « Meilleur court-métrage fiction » est octroyé à L’Invulnérable de Lucas Bacle, et la mention d’honneur de cette catégorie est décernée à Sirènes de Sarah Malléon. Enfin, Un Temps Pour Soi d’Eva Poirier est nommé « Meilleur court-métrage documentaire », alors qu’Enchukunoto (Le Retour) de Laissa Malih est récompensé d’une mention spéciale de la part du jury.

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