Archives des Entrevue - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/artsculture/entrevue/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 06 Nov 2024 16:39:34 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.6.2 Être conservatrice d’art : entre vision curatoriale, parité et héritage https://www.delitfrancais.com/2024/11/06/etre-conservatrice-dart-entre-vision-curatoriale-parite-et-heritage/ Wed, 06 Nov 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56522 Entretien avec Anne-Marie St-Jean Aubre du Musée des Beaux-Arts de Montréal.

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Musée des Beaux-Arts de Montréal, 8 octobre 2024, pavillon Desmarais. J’entre dans la grande salle d’exposition et j’y aperçois une femme, qui brille. Ses traits sont d’ébènes et sa peau d’ivoire ; un sentiment de familiarité m’enveloppe alors que je la fixe dans le blanc des yeux. Dépourvue de pupilles, cette femme n’est nulle autre qu’une sculpture : Ebony in Ivory, I (2022), d’Esmaa Mohamoud. Son profil me rappelle le mien lorsque j’avais des nattes collées plus tôt cette année. Aussi rarissimes soient-elles, c’est dans ces rencontres avec des œuvres qui saisissent l’essence de notre image que l’on se rend compte de la puissance de l’art à représenter autrui. Mais, qui est responsable de la sélection de ces œuvres, et comment se retrouvent-elles entre les murs des musées? Qui détermine les thèmes des expositions, la sélection des artistes, et la mise en scène des œuvres pour qu’elles résonnent en nous? Afin de découvrir ces figures clés qui œuvrent dans l’ombre, je me suis entretenue avec Anne-Marie St-Jean Aubre, conservatrice de l’art québécois et canadien contemporain (datant de 1945 à aujourd’hui) au Musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM). Avec son regard et son expertise, St-Jean Aubre façonne des expositions qui racontent nos histoires, veillant à ce que l’art contemporain nous interpelle et nous représente.

Le Délit (LD) : Pourriez-vous nous parler de votre parcours dans le monde des arts et de ce qui vous a initialement attirée vers ce métier? Y a‑t-il eu un moment décisif qui vous a poussée à choisir cette carrière?

Anne-Marie St-Jean Aubre (AMSJA) : Oui! Mon intérêt pour les arts a commencé avec mes cours en arts visuels au secondaire, qui étaient parmi mes préférés. Cela m’a ensuite orientée vers un baccalauréat en arts visuels. J’y ai choisi un cours de muséologie, qui a déclenché mon intérêt. Le projet principal de ce cours consistait à imaginer une exposition sur papier : concevoir la mise en espace des œuvres et rédiger les textes d’accompagnement. J’ai constaté que ce travail correspondait davantage à mon désir de création. C’est donc ainsi que j’ai décidé de réorienter ma formation en histoire de l’art à l’UQAM, afin de poursuivre une trajectoire qui pouvait me mener à un travail de commissaire d’exposition.

« Avec son regard et son expertise, St-Jean Aubre façonne des expositions qui racontent nos histoires, veillant à ce que l’art contemporain nous interpelle et nous représente »

LD : Pouvez-vous expliquer la différence entre un commissaire d’exposition et un conservateur?

AMSJA : C’est intéressant de noter qu’en anglais, il n’y a pas de distinction entre les deux rôles, car le terme utilisé est « curator ». En français, le commissaire d’exposition est responsable de tout ce qui concerne la création d’une exposition. Cela inclut la sélection des œuvres, l’invitation des artistes, la rédaction des textes d’exposition et la mise en espace. Bien que les conservateurs réalisent également ces tâches, leur rôle se distingue par une responsabilité supplémentaire : le développement d’une collection, ce qui implique un volet d’acquisition et une réflexion sur l’évolution de cette collection. En tant que conservatrice au MBAM, par exemple, je suis responsable de la collection d’arts contemporains québécois-canadiens, qui comprend plus de 8 500 objets. Je dois réfléchir aux artistes inclus dans la collection et à ceux qui ne le sont pas, afin de garantir une représentation complète et pertinente pour orienter la collection vers l’avenir.

LD : Comment se déroule le processus d’acquisition d’œuvres?

AMSJA : Lorsqu’il s’agit d’une acquisition, tous les conservateurs du Musée se réunissent autour d’une table pour en discuter. Je présente l’œuvre que je souhaite soumettre pour acquisition, et nous débattons ensemble avant de prendre une décision collective ; nous cherchons à raconter une histoire à travers la collection, à témoigner d’un moment de création dans le temps. Cette étape se déroule au sein d’un comité interne. Ensuite, l’œuvre est soumise à un comité externe, composé de personnes qui ne sont pas des employés du musée. Leur rôle est de donner leur opinion sur nos choix et d’apporter une perspective extérieure.

LD : Lorsque vous étiez conservatrice d’art contemporain au Musée d’art de Joliette, vous avez mis en avant des femmes artistes et des artistes issus de divers horizons culturels. Comptez-vous poursuivre cet engagement en tant que conservatrice au MBAM?

AMSJA : L’approche que j’ai développée à Joliette est quelque chose que je vais absolument poursuivre ici. Cela reste le moteur de tout mon travail. En observant la collection actuelle du MBAM, je constate qu’elle reflète l’histoire de l’Institution et les priorités de ceux qui m’ont précédée. Malheureusement, cela signifie qu’il y a un manque d’artistes femmes et de voix provenant d’horizons divers. C’est donc un objectif essentiel pour moi [de mettre en valeur ces voix, ndlr] dans le développement de la collection et dans la programmation des expositions. Par exemple, lors de ma première initiative, j’ai repensé l’espace des galeries contemporaines en visant la parité entre artistes femmes et hommes, tout en intégrant divers médiums comme le textile, la sculpture et le dessin. En outre, je souhaite que chaque exposition puisse intéresser autant un spécialiste de l’histoire de l’art qu’une famille qui découvre le musée pour la première fois. Mon objectif est de réussir à aborder un même projet de manière à ce que chacun y trouve quelque chose qui l’interpelle.

« Je souhaite que chaque exposition puisse intéresser autant un spécialiste de l’histoire de l’art qu’une
famille qui découvre le musée pour la première fois »

Anne-Marie St-Jean Aubre

LD : Comment décririez-vous l’art québécois et canadien? Qu’est-ce qui compose notre unicité?

AMSJA : C’est une question très complexe! Par le passé, dans les années 30 à 60, il était plus facile de définir une scène nationale, car il y avait moins de mouvements artistiques. Les artistes étaient conscients de ce qui se faisait ailleurs, mais l’environnement était plus délimité géographiquement. Aujourd’hui, avec l’avènement d’Internet, les artistes sont en constante interaction avec des œuvres du monde entier, ce qui rend la définition d’une scène artistique plus compliquée. Il est donc difficile de concevoir la scène artistique québécoise et canadienne sous un angle unique, car les influences et les inspirations proviennent de partout et sont très diversifiées.

LD : Pour finir, pourriez-vous nous parler de vos projets futurs et des émotions ou messages que vous espérez transmettre au public?

AMSJA : Je suis ravie de partager qu’il y a un projet très prometteur d’une artiste montréalaise, prévu pour 2025. La programmation complète pour l’an prochain sera dévoilée d’ici la fin novembre, mais je préfère garder le suspense. C’est ma première expérience d’exposition avec le musée, et je suis impatiente de la partager avec le public!

Le MBAM s’oriente vers une diversité enrichissante et une accessibilité accrue. Consultez le site du Musée à la fin novembre pour le dévoilement de cette artiste et de sa création. Plus d’informations sur www.mbam.qc.ca

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Entrevue avec la maison d’édition Les coins du cercle https://www.delitfrancais.com/2024/10/09/entrevue-avec-la-maison-dedition-les-coins-du-cercle/ Wed, 09 Oct 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56212 Étudiant le jour, éditeur la nuit : une maison d’édition accessible.

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Lundi 30 septembre dernier, j’ai retrouvé deux des fondateurs de la nouvelle maison d’édition Les coins du cercle. Ils m’ont accueillie autour d’un petit déjeuner pour discuter de leur bijou entrepreneurial, de leurs ambitions et de littérature. La maison d’édition est composée de trois éditeurs : Alice Leblanc, Kenza Zarrouki et Mattéo Kaiser. Animés par leur passion, ils reviennent dans cet entretien sur leur projet dont le but est de faire rayonner la communauté des écrivains et des lecteurs, en deux mots : créativité et accessibilité.

Les coins du cercle Franco-marocaine, Kenza Zarrouki a déménagé à Montréal pour compléter ses études à l’UdeM. Aujourd’hui, elle poursuit sa scolarité à la maîtrise en études internationales, avec une spécialité en études européennes. Souvent contrainte de lire des revues académiques, elle reste passionnée de littérature, notamment les romans explorant la condition humaine. Kenza aime découvrir de nouveaux ouvrages pour analyser les différentes méthodes de pensée, qui lui permettent d’aborder le monde sous un nouvel angle. « L’un de mes processus de réflexion sur la vie en général, mais aussi sur mes propres émotions, passe par l’écriture et la lecture. [C’est] intime de publier un ouvrage, et il est important que l’auteur se sente à l’aise et en confiance : c’est mon rôle dans cette maison d’édition. »
Les coins du cercle Québécois de naissance, Mattéo Kaiser a grandi dans un système d’éducation francophone tout au long de son parcours académique. Il complète actuellement une maîtrise en littérature comparée, et rédige sa thèse sur la dépersonnalisation à l’UdeM. Ses études lui ont offert un tremplin dans le monde de la rédaction et de la correction. Il est guidé par la créativité et le désir de donner une chance à tous de publier. « J’aimerais justement pouvoir rendre [le monde de l’édition] un peu plus populaire pour faire en sorte que les gens aient envie de se faire publier, aient envie de partager leurs pensées globalement, puis de les proposer au marché intellectuel. »
Les coins du cercle Alice Leblanc, Montréalaise, fait partie du collectif « NOUS » qui étudie la santé mentale des jeunes au Québec, et travaille en tant qu’attachée politique pour le député de Jean-Talon, Pascal Paradis. En janvier 2024, elle publie et édite son premier recueil de poésie Jeune et Vivante chez Les coins du cercle. Alice y décrit son ressenti de jeune femme dans la société québecoise. Sa collègue Kenza salue sa créativité : « C’est un cri du coeur sincère et sensible. C’est très apprécié d’avoir ce genre d’oeuvres-là dans notre société », souligne-t-elle.

Philippine d’Halleine (PH) : Qui êtes-vous et en quoi consiste votre projet d’édition?

Kenza Zarrouki (KZ) : Cela fait maintenant un an que nous avons officiellement créé notre entreprise, mais l’idée existait bien avant. À l’origine, nous voulions simplement créer un cercle de lecture, un espace où passionnés et débutants pouvaient échanger autour de différents ouvrages. Puis, nous avons conclu que nous voulions aller plus loin.

Mattéo Kaiser (MK) : Notre inspiration vient de notre désir de rendre accessible le monde de l’édition aux jeunes dans la vingtaine et aux adolescents en leur proposant des services de conseils pour l’édition de leurs travaux francophones. Notre travail consiste en une relecture littéraire, toujours selon un même axe : garder l’essence du style de l’auteur pour que le travail de son texte demeure le sien.

PH : Votre projet a donc évolué d’un cercle de lecture à une maison d’édition. Comment cette transition s’est-elle effectuée?

MK : Tout a commencé lorsque Alice a souhaité publier son livre. C’est en février dernier que nous avons organisé une soirée de lancement, qui s’est avérée un vif succès. Nous avons ensuite entrepris les démarches pour lancer notre maison d’édition. Lors de cette soirée, j’ai vu quelque chose de beau ; l’image du littéraire est bien trop souvent celle d’une personne recluse, qui lit seule dans son coin. Ce genre de soirée permet de constater le côté plus social de la lecture.

KZ : Au début, après avoir consulté des membres de notre entourage, nous nous sommes demandés si ce n’était pas un projet trop ambitieux. Finalement, seul le processus administratif aurait pu nous faire reculer. Je pense que c’est une très bonne manière pour nous, à titre individuel, d’en apprendre le monde de l’entrepreneuriat.

PH : Comment faite-vous pour gérer le financement?

KZ : Pour l’instant, nous ne correspondons pas aux critères pour obtenir les subventions du Québec parce qu’il faut détenir au moins deux ans d’existence ainsi que quatre publications à notre actif, en vue de prouver notre stabilité, notamment pour ce qui est de nos projections à long terme. Pour l’instant, toutes les dépenses sont à nos frais personnels. Nous avons un site internet qui sera disponible dès la semaine prochaine, sur lequel il sera possible de se procurer les livres, ce qui régulera nos dépenses.

PH : Quels sont vos objectifs d’ici les prochains mois, voire les prochaines années?

KZ : Sur le court à moyen terme, nous travaillons déjà sur trois ouvrages qui seront publiés cet automne, et un quatrième pour l’hiver 2025. C’est une belle première lancée.

MK : La priorité est de recevoir suffisamment de manuscrits pour que l’on puisse commencer à fournir nos services. Pour une maison d’édition, l’objectif, c’est d’imprimer des livres, de voir, devant nous, le produit final. Il y a quelque chose de valorisant là-dedans. C’est du carburant.

PH : Comment se déroule le processus de l’envoi d’un manuscrit?

KZ : Il y a d’abord une prise de contact où nous rencontrons l’auteur, puis nous discutons de ses ambitions et de ce qu’il ou elle veut partager. Il y a évidemment un contrat écrit, qui protège nos intérêts et ceux de l’auteur. Nous organisons des rencontres bi-mensuelles – dépendamment du travail nécessaire – pour discuter de l’oeuvre et de ses points d’amélioration. Nous sommes trois éditeurs à participer à la correction du livre. Ainsi, chacun peut offrir ses conseils de façon constructive. Ce à quoi nous nous attendons, c’est que l’auteur soit capable d’accepter les commentaires et critiques, qu’elles soient positives ou négatives, afin d’assurer le bon déroulement du processus.

PH : Selon vous, quelle est la principale différence entre votre maison d’édition et celles qui sont plus établies?

MK : Nous offrons une accessibilité et un soutien aux jeunes auteurs. L’objectif est de leur offrir une plateforme pour les aider à faire leurs premiers pas dans le milieu de l’édition, en respectant des valeurs comme la liberté d’expression. Nous proposons aussi des services de révision de textes, de correction, et d’analyse créative, en vue d’essayer de développer le scénario ou l’histoire, s’il y a lieu.

PH : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes auteurs?

MK : La créativité est la capacité humaine la plus élevée, selon moi. Vraiment, c’est ce qui nous permet de vivre et de nous adapter. Sans elle, nous n’en serions pas là. Quand tu commences à créer, et que tu oses aller jusqu’au bout, tu vois à quel point c’est bénéfique. C’est une expérience très épanouissante. Si tu as envie de te sentir bien : crée.

KZ : Comme le dit Mattéo, la créativité est un cri du coeur que nous avons tous à l’intérieur de nous. C’est par l’expression et l’appréciation des arts, qu’on peut se retrouver à s’élever sur tous les aspects de notre vie. Je dirais : élevez-vous autant que vous le pouvez.

Pour en savoir plus sur la maison d’édition Les coins du cercle, vous pouvez visiter leur site internet, accessible dès maintenant.

Les coins du cercle
Mattéo publie son premier livre cet automne. Nous en avons discuté en primeur lors de notre entretien.

ATOUÇEUKILISENCORE sortira en novembre, un ouvrage qu’il décrit comme léger, mais profond. Ce recueil de réflexions personnelles est assez loin d’un style académique, mais plutôt une invitation à la réflexion accessible, qui mêle humour et philosophie au quotidien. Ce n’est ni un roman traditionnel, ni un essai classique. Au fil des pages, Mattéo souhaite briser la barrière entre l’auteur et le lecteur, en instaurant un dialogue libre et spontané à travers ses écrits. Il encourage ainsi chacun à lire à son propre rythme, sans la moindre pression : « Mon livre, tu peux le lire où tu veux, l’abandonner un moment et le reprendre plus tard. C’est un acte libre : fais-en ce que tu veux. »

L’écriture d’ATOUÇEUKILISENCORE a débuté pendant la pandémie, une période pendant laquelle l’écriture était un moyen d’échappatoire du confinement pour beaucoup. Influencé par les travaux de Dany Laferrière, le livre capture une pensée journalière, à travers un style personnel, québécois et universel à la fois. Le titre, un jeu de mots sans espace, souligne la spontanéité face aux règles strictes de la langue. « Le titre représente aussi ce langage parfois malmené qu’on utilise au quotidien, un clin d’oeil à notre rapport décomplexé au français. Mais à travers cela, il y a du fond et du soin. » Ce faisant, Mattéo nous plonge dans son esprit, tout en laissant au lecteur la liberté d’y entrer ou d’en sortir à sa guise.

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Olivia Leblanc : profil d’une directrice artistique de renom https://www.delitfrancais.com/2024/09/25/olivia-leblanc-profil-dune-directrice-artistique-de-renom/ Wed, 25 Sep 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55949 En conversation avec la visionnaire derrière les couvertures de ELLE Canada et ELLE Québec.

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Il me faut plus d’un mois pour obtenir un rendez-vous avec Olivia Leblanc. La date que nous avions fixée à la fin de l’été est maintes fois repoussée : entre ses vacances, son engagement sur le plateau de ELLE, et les demandes de dernière minute de ses clients, ses disponibilités se font rares. Nous sommes maintenant en automne, la Semaine de la Mode de Montréal battant son plein, et ma date limite pour rendre cet article approche à grands pas. Pourtant, je reste déterminée : je veux un tête-à-tête avec l’une des directrices artistiques les plus sollicitées au Canada. « Ce sont des gens comme toi dont on a besoin dans l’industrie », me dit-elle, en pointant ma ténacité. « Quand tu sais ce que tu veux, tu dois persister. Tu ne peux pas baisser les bras dès les premières difficultés. »

Son ton est ferme, mais encourageant, et je ne peux m’empêcher de penser qu’elle délivre ce conseil autant à moi qu’à la jeune Olivia de 18 ans, sur le point de plonger dans le monde de la mode. Occupant aujourd’hui le rôle de directrice artistique, non seulement dans ses nombreuses collaborations avec ELLE Québec et ELLE Canada, mais aussi en travaillant avec des marques primées comme Reitmans et Joe Fresh ; Leblanc évolue dans cet univers depuis plus de vingt ans. Parmi les vedettes hollywoodiennes avec qui elle a collaboré figurent Catherine O’Hara (Beetlejuice, 1988, 2024), Barbie Ferreira (Euphoria, 2019), et Maitreyi Ramakrishnan (Mes premières fois, 2020) : autant dire que j’échange avec une experte.

« Quand tu sais ce que tu veux, tu dois persister. Tu ne peux pas baisser les bras dès les premières difficultés. »
- Olivia Leblanc

Assises à l’extérieur d’un café du Mile End, le soleil éclaire notre table, accentuant la légèreté inattendue de notre conversation. Si son horaire chargé correspond au stéréotype du monde frénétique de la mode, toute appréhension de l’attitude condescendante que l’on attribue aux grands de ce milieu s’estompe dès notre première interaction. Ce n’est pas le Diable s’habille en Prada (2006) qui se présente à moi, mais une femme bienveillante et intuitive, au style sobre rehaussé par des Ray-Ban fumées qui se posent élégamment sur son nez. Dans un univers où semblent régner les paillettes et la perfection, Olivia est bien consciente des revers moins élégants qui s’y dissimulent et de la résilience indispensable pour y naviguer.

« Le métier que je fais en ce moment, en tant que directrice artistique, je n’aurais jamais pu l’exercer à mes débuts », explique-t-elle, en ajustant les mèches d’or posées sur ses épaules. « Ce sont toutes les années passées en tant que styliste qui m’ont menée jusqu’ici. » En effet, c’est au terme d’une quinzaine d’années en stylisme qu’Olivia Leblanc s’établit en tant que directrice artistique. Le stylisme, m’explique- t‑elle, c’est l’art d’imaginer le look d’un modèle, alors que la direction artistique élève cette vision à un niveau supérieur en orchestrant l’esthétique d’une campagne toute entière. « C’est comme une recette », ajoute-elle. « Tous tes ingrédients — le choix des mannequins, la lumière, les couleurs — doivent s’harmoniser pour que la préparation soit parfaite, que le gâteau lève et que ce soit un succès. » Ce rôle exige donc une maîtrise aiguë de la gestion de productions de grande envergure.

Mais l’esprit entrepreneurial d’Olivia Leblanc ne date pas d’hier. Son emploi à l’ancienne boutique Maximum sur le Plateau de Montréal, à l’âge de 18 ans, s’avère être un tremplin pour sa carrière. Elle se retrouve gérante seulement deux semaines après son embauche, puis, peu après, acheteuse. « Je pense que ma formation de styliste a véritablement commencé là-bas », raconte-t-elle.

« À l’époque, les stylistes n’étaient pas très nombreux. J’habillais des personnalités comme Louise Deschâtelets, ce qui s’est avéré être une formation incroyable. J’ai appris à cerner les goûts des clients, à savoir les guider dans leurs choix sans jamais les brusquer. » Elle ajoute que son expérience en tant qu’acheteuse lui a aussi ouvert les yeux sur le fonctionnement de l’industrie : « Il fallait connaître son public, savoir qui fréquentait la boutique et ce qu’il fallait leur offrir. Ce fut extrêmement formateur. J’ai adoré cette expérience. Je suis très chanceuse d’avoir fait mes débuts à cet endroit et d’avoir eu de la chance rapidement, mais cela ne serait pas arrivé sans mon travail acharné. »

« Parmi les vedettes hollywoodiennes avec qui elle a collaboré figurent Catherine O’Hara, Barbie Ferreira, et Maitreyi Ramakrishnan : autant dire que j’échange avec une experte. »

Olivia insiste sur le fait que la chance est une opportunité que l’on se crée, et non de la simple sérendipité. Elle se remémore sa vingtaine, se décrivant comme une jeune femme dotée d’une personnalité forte, n’hésitant pas à aller à la rencontre des designers qu’elle admirait après leurs défilés pour consolider son réseau. En imaginant cette Olivia plus jeune, on comprend mieux la clé de son succès. « Les clients m’appréciaient, et mon patron a rapidement remarqué cela. Il m’a promue stratégiquement, convaincu que je méritais une meilleure position. Tout s’est aligné à ce moment-là. », continue-t-elle, à propos de son ascension à Maximum.

C’est d’ailleurs en apprenant à gérer les rouages derrière les projecteurs qu’Olivia ressent le désir de devenir designer. « J’ai décidé d’aller me former à l’école en design de mode, mais j’ai vite observé que c’était un métier très solitaire », explique-t-elle. C’est ainsi qu’elle comprend que sa motivation réside dans le travail d’équipe, un aspect fondamental qu’elle a toujours envié au médium cinématographique, une autre de ses passions. Sans le savoir, ces doutes corroborent ceux de ses mentors. La créatrice mentionne que malgré ses prouesses académiques, ses professeurs ont découragé son ambition, en lui affirmant qu’elle ne serait « jamais » designer de mode. En l’interrogeant sur ce manque de reconnaissance, j’attends une réponse croustillante, mais elle me surprend par sa sagesse : « Je pense que les professeurs avaient raison », me confie-t-elle, tandis que mes sourcils se soulèvent d’étonnement.

« Oui ! Parce que ce n’était pas ma passion, le design. Ma passion, c’était tout ce qui entourait la mode, et c’est pour cette raison que je suis devenue styliste. Ce que mes professeurs m’ont dit, au fond, c’était : ‘‘Tu es talentueuse, tu feras quelque chose dans ce milieu, on ne sait pas encore quoi, mais tu ne seras pas designer.’’ À l’époque, pour moi, c’était une défaite. Mais le temps est tellement important. Le temps fait tout. J’ai fini par constater qu’ils avaient raison. »

La vie, selon l’experte du style, est une symphonie entre contrôle et lâcher-prise. Ses plus grands succès sont nés de moments où elle a dû se fier à son instinct, et trouver des solutions dans l’urgence. « Après seulement un an, j’ai quitté l’école de design, et mes parents s’étaient alarmés parce que j’avais dépensé une fortune pour suivre cette formation. Ils ne comprenaient pas trop ma décision. » Elle poursuit, une lueur animant son regard : « Et la même semaine, j’ai reçu un appel d’Elle Québec pour devenir assistante-styliste. À ce moment-là, je me suis dit, ‘‘c’est un signe, c’est sûr.’’ »

Olivia s’arrête entre deux bouchées de son toast et me demande de lui parler de moi. Je lui confie que je poursuis des études en développement international, mais que mes passions pour la mode, l’art et le cinéma ne me quittent jamais. « Avec des cours obligatoires comme l’économie, c’était ardu durant ma première année », lui dis-je. « J’étais déchirée entre mes intérêts artistiques et diplomatiques, car mes cours n’étaient pas aussi créatifs que ce que j’avais pu faire en Arts, Lettres et Communications au CÉGEP. » Elle hoche la tête, assimilant à ce dilemme sa propre fille et ses difficultés à concilier ses passions polymorphes : « J’ai une fille de 14 ans qui est au secondaire, et j’ai l’impression de l’entendre », me dit-elle.

« La créatrice utilise l’analogie des abeilles sur un plateau, chacune détenant son rôle afin d’atteindre un but commun : produire du miel. Tous bourdonnent avec une énergie collective »

Je poursuis en lui expliquant comment je m’efforce d’équilibrer toutes ces facettes de ma vie et que ce mélange porte ses fruits : l’actrice Zendaya a « liké » mon dernier projet mode en avril dernier. « Wow! C’est une grande tape dans le dos en début de carrière! » affirme-t-elle, sa passion pour le parcours des étudiants résonnant dans ses mots. « En ce moment, tu es en train de tracer ton chemin. La vie t’oriente vers plusieurs directions, et c’est super. Moi aussi, j’étais, et je reste une personne multi-passionnée. » Effectivement, lorsqu’elle répondit au fameux appel d’Elle Québec, elle se retrouva quelques jours plus tard sur un plateau de tournage, la combinaison ultime de toutes ses passions : « Être en équipe, rencontrer des gens talentueux… Cela rassemblait ma passion pour le cinéma, être derrière la caméra, et la mode. Il y avait une forme d’effervescence : les abeilles butinaient. »

La créatrice utilise l’analogie des abeilles sur un plateau, chacune détenant son rôle afin d’atteindre un but commun : produire du miel. Sur le plateau, tous bourdonnent avec une énergie collective. C’est au sein de cet environnement dynamique qu’Olivia voit sa carrière décoller. Rapidement, elle se fait un nom dans le secteur, se démarquant à travers diverses sphères : télévision, stylisme de célébrités, publicité, et bien plus encore.

Stu Doré | Le Délit

Cependant, il ne faut pas oublier que les abeilles peuvent aussi piquer. Elle me partage une anecdote sur les défis auxquels elle a été confrontée : une fois, après avoir travaillé d’arrache-pied sur la direction artistique d’un défilé de mode, elle découvre que son nom a été retiré du programme de présentation pour être remplacé par un autre. Cette expérience lui rappelle les rivalités et les jalousies qui peuvent exister dans l’industrie. « Beaucoup de gens gravissent les échelons en rabaissant les autres », déplore-t-elle. Malgré ces obstacles, elle insiste sur l’importance de reconnaître le travail de chaque membre de l’équipe, des assistants aux maquilleurs. « C’est comme Obama l’a dit : Le meilleur stagiaire fera le meilleur président. »

De même, au fil de son parcours de styliste, elle prend le temps de perfectionner son art, ce qui se traduit aujourd’hui par des images singulières : il y a un aspect sculptural, voire architectural, aux images signées Leblanc. Prenons par exemple, la couverture d’ELLE Québec avec Catherine Souffront Darbouze, Virginie Fortin, et Catherine Brunet : une composition nous rappelant les Trois Grâces de la mythologie grecque. Ou encore ses clichés de Winnie Harlow pour ELLE Canada, où les sculptures marbrées en arrière-plan rappellent le vitiligo de la mannequin, illustrant la manière dont l’artiste maîtrise l’amalgame du symbolisme et de l’esthétique.

Lorsque je l’interroge sur les réflexions derrière son génie créatif, elle me répond : « Chaque individu m’inspire une histoire. » Pour elle, l’objectif est de représenter artistiquement la personnalité qu’elle met en lumière. « Qu’ai-je envie que mes images respirent? Quelles émotions aimerais-je susciter ? », sont les questions qui dirigent son processus.

Alors que notre conversation touche à sa fin, Olivia saisit l’occasion de me dévoiler, en exclusivité, les photos de la personnalité qui sera à la une de la prochaine édition d’ELLE Québec. Je ne peux révéler son identité, mais l’ambiance des clichés évoque l’univers fantastique d’un film de Tim Burton, avec des teintes sombres et des détails excentriques qui captivent l’imagination.

Avec un horaire toujours aussi chargé, Olivia Leblanc butine à la Semaine de la Mode de Paris au moment où vous lisez cet article. Peut-être trouvera-t-elle une nouvelle ruche : « J’aimerais aller au-delà de la mode. Je veux être présente dans d’autres milieux, parce que je pense que j’ai plus à donner. » Restez alertes, car Olivia n’émet certainement pas son dernier bourdonnement.

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La métamorphose de Catherine Souffront Darbouze https://www.delitfrancais.com/2024/09/11/la-metamorphose-de-catherine-souffffront-darbouze/ Wed, 11 Sep 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55676 Procureure hier et artiste aujourd’hui, Souffront se confie sur un changement de voie réussi.

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Lorsqu’on recherche « Catherine Souffront Darbouze » sur internet, l’algorithme nous projette une artiste québécoise d’origine haïtienne à la chevelure bouclée et au sourire étincelant. Elle enchaîne les couvertures de magazines revêtue de créations aux teintes vives et aux mille-et-unes coupes, mais jamais en nous donnant l’impression qu’elle se vend : elle semble s’affirmer. Dans une ère prônant la spécificité, elle incarne une version moderne du Renaissance man, où chaque couleur de sa palette représente un talent n’attendant que d’être forgé, martelant les idéaux d’une route déjà tracée ; une « cage dorée ». Pourtant, si nous avions recherché le même nom sur le web il y a six ans, les teintes vives de ses vêtements seraient troquées pour une toge de jais au collet brodé, autant serré qu’un chignon laissant à peine entrevoir la fougue de ses boucles. Jamais nous n’aurions pu imaginer que la voix résolue de cette procureure de la Couronne, servant autrefois à défendre des victimes de violence conjugale, aurait pu être un tel vecteur, donnant vie, par sa profession d’actrice, à des personnages aussi riches en quêtes qu’en complexité. Mais pourquoi se limiter? Se « limiter » est un mot fort lorsque nous évoquons une personne ayant atteint ce que certains pourraient qualifier du summum de l’intelligentsia. La profession de procureure est certes prestigieuse, mais cette référence capillaire sert ici d’analogie au conformisme social.

Le Délit (LD) : Je porte attention à vos cheveux, qui pour moi, en tant que femme noire [Harantxa Jean, ndlr], sont une belle métaphore de la vie. Un chignon serré projette une image « soignée », conforme aux attentes sociétales, mais dissimule un potentiel prêt à se libérer et à éclore. Quand vous avez décidé de détacher vos « boucles » artistiques pour embrasser votre créativité après tant d’années dans le droit, avez-vous ressenti une libération similaire, comme si vous laissiez enfin germer une partie de vous-même qui était restée cachée trop longtemps?

Catherine Souffront Darbouze (CSD) : Mon Dieu, c’est vraiment beau! Il est vrai que mon épanouissement et mon changement capillaire coïncident avec mon parcours professionnel. Je pense que dans les deux cas, c’est similaire, c’est-à-dire qu’entendons-nous : nous passons notre vie à essayer de rentrer dans moule. Nous nous créons un « moi composé de tout ce que les gens que l’on aime désireraient que l’on soit, aimeraient que l’on devienne », et composé de l’idée que l’on a de nous-mêmes. J’ai suivi ce « moi » plurivoix, qui m’a menée jusqu’à la Couronne. Puis, c’est vraiment le fait de ressentir des émotions extrêmement conflictuelles qui m’a poussée à me remettre en question : ce « moi » plus profond, ne serait-il pas ailleurs?

C’est donc à la recherche de celui-ci que j’ai changé de carrière, et que j’ai changé de cheveux. Je lissais souvent mes cheveux [lorsque j’étais procureure, ndlr] parce que this is what we do! (c’est ce que nous faisons!, tdlr) C’est beau, c’est « conforme ». À l’école aussi j’utilisais du défrisant. Je ne savais même pas à quoi ressemblaient mes cheveux naturels. C’est à la suite de la recherche de ce « moi » authentique que je me suis demandé : comment puis-je ignorer ce qui pousse de ma propre tête?

(LD) : Vos cheveux feraient donc partie de votre identité?

(CSD) : Mais complètement ! J’ai senti un appel, une voix, qui criait fort à l’intérieur de moi. Notre devoir sur cette Terre, c’est d’honorer qui nous sommes, de façon authentique. Pour cela, encore faut-il qu’on se trouve. Ma boussole intérieure m’a guidée vers les arts, mais également vers cette découverte de mes cheveux. Et ces transitions, professionnelle et capillaire, ont été des libérations.

(LD) : Vous avez mentionné une honte liée à votre changement de carrière, voire au simple fait d’affirmer votre désir de devenir artiste. C’est une pression qui résonne particulièrement pour les enfants issus de l’immigration, souvent tiraillés entre leurs aspirations personnelles et les attentes familiales. En regardant en arrière sur votre enfance, quels étaient les rêves de la jeune Catherine avant de se soumettre aux attentes des autres?

(CSD) : Je pense que les rêves de la jeune Catherine, c’est littéralement ma vie en ce moment. Depuis que je suis toute petite, je suis quelqu’un d’artistique. J’aime dessiner, j’aime chanter… Au secondaire, j’ai joué dans des comédies musicales, des cours de théâtre, j’adorais les cours d’arts plastiques. C’était une façon de me consacrer à ma fibre naturellement artistique. Après, je suis allée au CÉGEP ; j’ai étudié en Sciences de la Nature. Si jamais un jour, je me réveille un matin, et que je voudrais être médecin — toutes les portes sont ouvertes! Donnez-moi un marteau que je me fracasse le crâne [rires]!

Mais c’est tellement nuancé, parce que l’on a des parents et des grands-parents qui ont fui l’instabilité politique pour s’assurer d’un futur meilleur pour leur progéniture. Donc, je pense que cette honte est normale. Chaque génération transmet leurs peurs à leurs enfants. Chaque génération espère que la suivante pourra réussir là où elle a échoué. Et ils ont fait de leur mission de nous donner les outils pour que l’on puisse réaliser leur idéal. Le problème, c’est quand l’idéal d’une génération ne correspond pas à l’idéal de la suivante — c’est là où la honte surgit.

En grandissant, aucun parent immigrant ne dira à son enfant : « Oui, je t’encourage, saute à pieds joints dans ce qui est pour moi, un vide. » J’ai vu les sacrifices de mes parents pour que je puisse atteindre leur idéal : la sécurité. Et j’ai suivi cette voie, parce qu’elle faisait du sens, et je ressens aussi ce devoir de rendre mes parents fiers. Cette pression n’est ni vide, ni insipide. Elle m’a permis d’avancer. Mais dans ce processus, le piège, c’est de se travestir, de ne plus être soi-même. C’est comme marcher sur une corde raide.

Aujourd’hui, six ans plus tard, mes parents comprennent tellement. Ils ont cheminé ce changement avec moi. Des fois, c’est nous qui apprenons des choses à nos parents. Ils nous ont tout donné, et je leur redonne authentiquement en étant moi-même, et en leur prouvant qu’il y a d’autres voies qui sont possibles, autres que le classique ingénieur, avocat, infirmière, médecin. Il y a quelque chose de noble là-dedans, mais il ne faut pas que cela devienne une pression démesurée.

« Oser nous voir dans notre succès, de nous montrer en train de rayonner, ça déstabilise »

(LD) : Cette voix créative qui cherchait à s’exprimer, à quel moment est-elle devenue impossible à ignorer?

(CSD) : Ce sont des petits moments. Je me rappelle, à la première saison de La Voix – j’avais déjà fait un petit concours de chant – et plusieurs des participants de ce concours passaient les auditions. J’étais dans la cuisine, à huit ou neuf heures du soir, et je vois cela à la télé pendant que j’étudie pour l’examen du barreau. Je me rappelle de m’être mise à pleurer, parce que le clash était tellement immense. C’était des gens que je connaissais, qui avaient fait d’autres choix que les miens.

Après, j’ai continué, j’ai fait mon barreau et j’ai travaillé quatre ans, ‘cause we’re not quitters! (car nous ne sommes pas des lâches!) Je voulais aller au bout de cette entreprise-là. Tout cela, je l’avais normalisé, c’était mon standard. Mais honnêtement, après deux ans à la Couronne, j’ai commencé à me questionner : Is this it? (Est-ce tout ce que la vie a à offrir ?) Je regardais autour de moi, et je me demandais comment les autres pouvaient être satisfaits. Oui, j’étais une bonne procureure, mais à quel prix?

Je sais que cela sonne dramatique, mais je me demande souvent : « sur mon lit de mort, est-ce que c’est une décision que je risque de regretter? » Et la réponse s’est imposée d’une limpidité : si je n’essaye pas de mettre les deux pieds dans le monde artistique, je vais le regretter, c’est certain. Et pour moi, that’s a good enough reason (c’est une assez bonne raison).

(LD) : Une artiste dotée d’une dualité culturelle jongle souvent avec le devoir de valoriser ses racines ethniques, tout en ayant une appartenance à sa culture d’accueil. Ce mandat implique de revêtir le chapeau parfois lourd d’activiste ; un rôle qui vous était naturel dans votre carrière de procureure. En quoi ce côté justicier vous a‑t-il aidée dans la co-écriture de Lakay Nou , une télé-série reliant Haïti à la culture québécoise?

(CSD) : C’est super intéressant. Je te dirais que je ne m’enfarge pas dans les fleurs du tapis : ma motivation ne vient pas des autres. Je fais des choses qui me tentent. Et en général, si cela me tente, c’est qu’il y a une raison. Lakay Nou [« Notre Maison », en créole haïtien, ndlr] , c’est parti d’une motivation égoïste! De nous voir, les haïtiens, représentés à l’écran tel que moi je nous vois. Mais la beauté, c’est que je crois que lorsque nous apprenons à suivre notre boussole intérieure, nous ne sommes pas seuls à penser ainsi ! Les idées sont des énergies ; elles vont cogner à la porte des gens. Et cette idée, elle est venue à moi et à Frédéric Pierre [concepteur, producteur, co-auteur et comédien dans Lakay Nou, ndlr] à peu près en même temps. Je lui ai dit : « j’ai une idée, voici les grandes lignes », et il m’a dit : « j’ai littéralement la même idée, c’est mon projet cette année. »

Donc, quand je dis « égoïste » ce n’est peut-être pas le bon mot, mais ma motivation est reliée à quelque chose d’intuitif. Je ne vais pas forcément aller chercher auprès des autres, parce que cela va me rajouter des épices qui ne sont pas les miennes, et elles ne doivent pas être la base de ma recette. J’ai réalisé que mon désir de me voir ainsi représentée, hors du misérabilisme, c’était un désir qui était partagé! On dit souvent que montrer la black joy [ joie noire, la joie ressentie par les personnes noires, ndlr], c’est un acte de militantisme en soi. Parce que les gens sont plus habitués à nous voir dans notre misère. Oser nous voir dans notre succès, de nous montrer en train de rayonner, ça déstabilise. Donc oui, maintenant, je vois que Lakay Nou, est représentatif de quelque chose d’audacieux qui fait en sorte que… C’est une première! Qui vient presque avec le fait d’être activiste. Mais quand nous sommes Noirs, on est tout le temps activistes.

Noah-Alec Mina

Parce que dès que l’on fait quelque chose qu’aucun Noir n’a fait auparavant, on est « le premier », « le pionnier ». C’est un chapeau qui nous revient pas mal tout le temps. J’avoue que je n’ai pas du tout de malaise, parce que je suis fière de ma création, et elle me réconcilie avec le droit. Je me dis que « mon petit côté justicier, et bien le voici, le voilà! »

(LD) : La création et le pitch d’une série comme celle-ci ont sans doute impliqué des défis uniques. Avez-vous été confrontés à des frictions culturelles lorsque vous avez présenté ce projet à Radio-Canada?

(CSD) : C’est sûr que l’on a ressenti une pression. Je pense que Radio-Canada étaient excités, ils avaient hâte de diffuser une émission qui met en valeur la communauté noire, et nous sommes arrivés au bon moment, avec le bon projet. Nous tenions à avoir notre show au Québec avec nos particularités, nos accents et nos cultures, et Radio-Canada a embarqué à pieds joints.

Par contre, nous avions conscience que, d’un coup que l’émission floppe, combien de temps est-ce que ça prendrait avant que Radio-Canada accepte à nouveau une émission avec une distribution noire? Donc je vous mentirais si je vous disais qu’il n’y avait pas une pression additionnelle.

En même temps, l’auditoire a tellement bien accueilli la série que je crois qu’on avait sous-estimé l’évolution des gens et leur capacité d’accueillir une émission comme telle. On est rendus là.

(LD) : Est-il difficile de naviguer entre Catherine l’interprète de personnages et Catherine la scénariste, ou existe-t-il un persona unificateur derrière ces multiples facettes?

(CSD) : La personne derrière, c’est la créatrice. Oui, je suis comédienne, mais il reste que toutes ces vocations sont des étiquettes sur un bol. Je ne suis pas l’étiquette, je suis le bol. Je suis un véhicule ; un contenant. Je veux créer, mais je ne suis pas à l’abri d’un autre changement de carrière. Catherine, la créatrice, est consciente que chacun de mes titres ne sont que des titres, et non pas qui je suis. Là, la comédienne tombe en mode veille, et j’entre plus dans le monde de la chanson.

(LD) : Vous avez auparavant mentionné que le rôle de Coralie dans la série jeunesse L’île Kilucru a été un cadeau qui vous a été offert par la vie. Ce rôle de sirène chantante a‑t- il contribué à nourrir vos rêves les plus ambitieux, culminant avec la sortie de votre premier single, Pick Me Up, au printemps dernier?

(CSD) : La vie, c’est comme une danse, et si tu écoutes bien ses signaux, elle va te dire où aller. J’avais déjà eu un projet musical avant le rôle de Coralie et c’était tellement compliqué. Au bout de tout ça, j’ai compris le message : ce n’était pas le bon moment. Si le fruit n’est pas mûr, ça ne sert à rien de l’arracher. Quand Coralie est arrivée, je n’avais rien demandé. Pour moi, c’était un clin d’œil de la vie et un beau renouement avec la musique.

De la même manière, quand le magazine Elle Québec m’a approchée pour ma couverture, je travaillais déjà sur de la musique avec de nouveaux collaborateurs extraordinaires. Alors, je me suis dit : pourquoi ne pas créer une chanson qui coïnciderait avec la parution du magazine? Avec un mois pour tout boucler, le son était finalisé et prêt à être diffusé sur les plateformes! Donc tout s’est aligné pour que cela fonctionne.

« Je veux créer, mais je ne suis pas à l’abri d’un autre changement de carrière. Catherine, la créatrice, est consciente que chacun de mes titres ne sont que des titres, et non pas qui je suis »

En ce moment, je suis en train de découvrir mon style musical. Mon futur EP sera peut-être la chose la plus décousue de la planète, parce que j’ai envie d’explorer plein de trucs. La vie est un laboratoire. Et quand tu le comprends enfin, les choses deviennent bien plus amusantes.

Ultimement, cette « apprentie alchimiste », comme elle se définit si bien sur les réseaux sociaux, mélange ses ingrédients pour concocter la meilleure des potions. Vous pourrez découvrir le résultat de cette alchimie sur le grand écran à partir du 8 novembre 2024 dans Le Cyclone de Noël, et avec son retour dans les prochaines saisons de Lakay Nou et L’œil du cyclone, prévues pour l’an prochain.

(LD) : Votre polyvalence nous pousse à interroger le mantra qui guide votre officine créative. Si vous aviez un dicton à créer, lequel serait-il ?

(CSD) : La vie est un jeu de serpents et échelles. N’oublie pas de jouer, et de te rappeler que ce que tu crois un échec, est peut-être une échelle. Alors n’aies pas peur d’essayer.

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