Archives des Littérature - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/artsculture/litterature/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 09 Oct 2024 16:28:17 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.7.1 Entrevue avec la maison d’édition Les coins du cercle https://www.delitfrancais.com/2024/10/09/entrevue-avec-la-maison-dedition-les-coins-du-cercle/ Wed, 09 Oct 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=56212 Étudiant le jour, éditeur la nuit : une maison d’édition accessible.

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Lundi 30 septembre dernier, j’ai retrouvé deux des fondateurs de la nouvelle maison d’édition Les coins du cercle. Ils m’ont accueillie autour d’un petit déjeuner pour discuter de leur bijou entrepreneurial, de leurs ambitions et de littérature. La maison d’édition est composée de trois éditeurs : Alice Leblanc, Kenza Zarrouki et Mattéo Kaiser. Animés par leur passion, ils reviennent dans cet entretien sur leur projet dont le but est de faire rayonner la communauté des écrivains et des lecteurs, en deux mots : créativité et accessibilité.

Les coins du cercle Franco-marocaine, Kenza Zarrouki a déménagé à Montréal pour compléter ses études à l’UdeM. Aujourd’hui, elle poursuit sa scolarité à la maîtrise en études internationales, avec une spécialité en études européennes. Souvent contrainte de lire des revues académiques, elle reste passionnée de littérature, notamment les romans explorant la condition humaine. Kenza aime découvrir de nouveaux ouvrages pour analyser les différentes méthodes de pensée, qui lui permettent d’aborder le monde sous un nouvel angle. « L’un de mes processus de réflexion sur la vie en général, mais aussi sur mes propres émotions, passe par l’écriture et la lecture. [C’est] intime de publier un ouvrage, et il est important que l’auteur se sente à l’aise et en confiance : c’est mon rôle dans cette maison d’édition. »
Les coins du cercle Québécois de naissance, Mattéo Kaiser a grandi dans un système d’éducation francophone tout au long de son parcours académique. Il complète actuellement une maîtrise en littérature comparée, et rédige sa thèse sur la dépersonnalisation à l’UdeM. Ses études lui ont offert un tremplin dans le monde de la rédaction et de la correction. Il est guidé par la créativité et le désir de donner une chance à tous de publier. « J’aimerais justement pouvoir rendre [le monde de l’édition] un peu plus populaire pour faire en sorte que les gens aient envie de se faire publier, aient envie de partager leurs pensées globalement, puis de les proposer au marché intellectuel. »
Les coins du cercle Alice Leblanc, Montréalaise, fait partie du collectif « NOUS » qui étudie la santé mentale des jeunes au Québec, et travaille en tant qu’attachée politique pour le député de Jean-Talon, Pascal Paradis. En janvier 2024, elle publie et édite son premier recueil de poésie Jeune et Vivante chez Les coins du cercle. Alice y décrit son ressenti de jeune femme dans la société québecoise. Sa collègue Kenza salue sa créativité : « C’est un cri du coeur sincère et sensible. C’est très apprécié d’avoir ce genre d’oeuvres-là dans notre société », souligne-t-elle.

Philippine d’Halleine (PH) : Qui êtes-vous et en quoi consiste votre projet d’édition?

Kenza Zarrouki (KZ) : Cela fait maintenant un an que nous avons officiellement créé notre entreprise, mais l’idée existait bien avant. À l’origine, nous voulions simplement créer un cercle de lecture, un espace où passionnés et débutants pouvaient échanger autour de différents ouvrages. Puis, nous avons conclu que nous voulions aller plus loin.

Mattéo Kaiser (MK) : Notre inspiration vient de notre désir de rendre accessible le monde de l’édition aux jeunes dans la vingtaine et aux adolescents en leur proposant des services de conseils pour l’édition de leurs travaux francophones. Notre travail consiste en une relecture littéraire, toujours selon un même axe : garder l’essence du style de l’auteur pour que le travail de son texte demeure le sien.

PH : Votre projet a donc évolué d’un cercle de lecture à une maison d’édition. Comment cette transition s’est-elle effectuée?

MK : Tout a commencé lorsque Alice a souhaité publier son livre. C’est en février dernier que nous avons organisé une soirée de lancement, qui s’est avérée un vif succès. Nous avons ensuite entrepris les démarches pour lancer notre maison d’édition. Lors de cette soirée, j’ai vu quelque chose de beau ; l’image du littéraire est bien trop souvent celle d’une personne recluse, qui lit seule dans son coin. Ce genre de soirée permet de constater le côté plus social de la lecture.

KZ : Au début, après avoir consulté des membres de notre entourage, nous nous sommes demandés si ce n’était pas un projet trop ambitieux. Finalement, seul le processus administratif aurait pu nous faire reculer. Je pense que c’est une très bonne manière pour nous, à titre individuel, d’en apprendre le monde de l’entrepreneuriat.

PH : Comment faite-vous pour gérer le financement?

KZ : Pour l’instant, nous ne correspondons pas aux critères pour obtenir les subventions du Québec parce qu’il faut détenir au moins deux ans d’existence ainsi que quatre publications à notre actif, en vue de prouver notre stabilité, notamment pour ce qui est de nos projections à long terme. Pour l’instant, toutes les dépenses sont à nos frais personnels. Nous avons un site internet qui sera disponible dès la semaine prochaine, sur lequel il sera possible de se procurer les livres, ce qui régulera nos dépenses.

PH : Quels sont vos objectifs d’ici les prochains mois, voire les prochaines années?

KZ : Sur le court à moyen terme, nous travaillons déjà sur trois ouvrages qui seront publiés cet automne, et un quatrième pour l’hiver 2025. C’est une belle première lancée.

MK : La priorité est de recevoir suffisamment de manuscrits pour que l’on puisse commencer à fournir nos services. Pour une maison d’édition, l’objectif, c’est d’imprimer des livres, de voir, devant nous, le produit final. Il y a quelque chose de valorisant là-dedans. C’est du carburant.

PH : Comment se déroule le processus de l’envoi d’un manuscrit?

KZ : Il y a d’abord une prise de contact où nous rencontrons l’auteur, puis nous discutons de ses ambitions et de ce qu’il ou elle veut partager. Il y a évidemment un contrat écrit, qui protège nos intérêts et ceux de l’auteur. Nous organisons des rencontres bi-mensuelles – dépendamment du travail nécessaire – pour discuter de l’oeuvre et de ses points d’amélioration. Nous sommes trois éditeurs à participer à la correction du livre. Ainsi, chacun peut offrir ses conseils de façon constructive. Ce à quoi nous nous attendons, c’est que l’auteur soit capable d’accepter les commentaires et critiques, qu’elles soient positives ou négatives, afin d’assurer le bon déroulement du processus.

PH : Selon vous, quelle est la principale différence entre votre maison d’édition et celles qui sont plus établies?

MK : Nous offrons une accessibilité et un soutien aux jeunes auteurs. L’objectif est de leur offrir une plateforme pour les aider à faire leurs premiers pas dans le milieu de l’édition, en respectant des valeurs comme la liberté d’expression. Nous proposons aussi des services de révision de textes, de correction, et d’analyse créative, en vue d’essayer de développer le scénario ou l’histoire, s’il y a lieu.

PH : Quels conseils donneriez-vous aux jeunes auteurs?

MK : La créativité est la capacité humaine la plus élevée, selon moi. Vraiment, c’est ce qui nous permet de vivre et de nous adapter. Sans elle, nous n’en serions pas là. Quand tu commences à créer, et que tu oses aller jusqu’au bout, tu vois à quel point c’est bénéfique. C’est une expérience très épanouissante. Si tu as envie de te sentir bien : crée.

KZ : Comme le dit Mattéo, la créativité est un cri du coeur que nous avons tous à l’intérieur de nous. C’est par l’expression et l’appréciation des arts, qu’on peut se retrouver à s’élever sur tous les aspects de notre vie. Je dirais : élevez-vous autant que vous le pouvez.

Pour en savoir plus sur la maison d’édition Les coins du cercle, vous pouvez visiter leur site internet, accessible dès maintenant.

Les coins du cercle
Mattéo publie son premier livre cet automne. Nous en avons discuté en primeur lors de notre entretien.

ATOUÇEUKILISENCORE sortira en novembre, un ouvrage qu’il décrit comme léger, mais profond. Ce recueil de réflexions personnelles est assez loin d’un style académique, mais plutôt une invitation à la réflexion accessible, qui mêle humour et philosophie au quotidien. Ce n’est ni un roman traditionnel, ni un essai classique. Au fil des pages, Mattéo souhaite briser la barrière entre l’auteur et le lecteur, en instaurant un dialogue libre et spontané à travers ses écrits. Il encourage ainsi chacun à lire à son propre rythme, sans la moindre pression : « Mon livre, tu peux le lire où tu veux, l’abandonner un moment et le reprendre plus tard. C’est un acte libre : fais-en ce que tu veux. »

L’écriture d’ATOUÇEUKILISENCORE a débuté pendant la pandémie, une période pendant laquelle l’écriture était un moyen d’échappatoire du confinement pour beaucoup. Influencé par les travaux de Dany Laferrière, le livre capture une pensée journalière, à travers un style personnel, québécois et universel à la fois. Le titre, un jeu de mots sans espace, souligne la spontanéité face aux règles strictes de la langue. « Le titre représente aussi ce langage parfois malmené qu’on utilise au quotidien, un clin d’oeil à notre rapport décomplexé au français. Mais à travers cela, il y a du fond et du soin. » Ce faisant, Mattéo nous plonge dans son esprit, tout en laissant au lecteur la liberté d’y entrer ou d’en sortir à sa guise.

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Le FIL célèbre ses 30 ans https://www.delitfrancais.com/2024/09/25/le-fil-celebre-ses-30-ans/ Wed, 25 Sep 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55934 Hommage à une littérature vivante.

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Le Festival international de la littérature (FIL), est un événement incontournable de la scène littéraire montréalaise, qui célèbre depuis maintenant trois décennies la magie des mots et des récits. Bien plus qu’un simple festival littéraire, le FIL est une véritable ode à la littérature sous toutes ses formes, offrant à chaque édition une expérience unique où la littérature se mêle au théâtre, au cinéma, à la danse et à la musique. La littérature se libère des carcans du livre et prend d’assaut les ruelles, les tavernes et les cinémas. Ce sont des lectures, des performances, des poèmes murmurés ou scandés qui résonnent, des mots qui dansent dans les rues et s’immiscent dans le quotidien des Montréalais. Des apéros littéraires aux cabarets festifs, en passant par des hommages aux grandes plumes d’ici et d’ailleurs, cet événement multidisciplinaire s’empare depuis 1994 du Quartier des spectacles, où se rencontrent écrivains, artistes et passionnés de la littérature sous toutes ses formes.

Au-delà de son rôle de créateur d’événements littéraires, le FIL se positionne également comme un acteur majeur dans la professionnalisation des arts littéraires. Il offre un soutien artistique et financier aux écrivains et aux artistes, leur permettant de collaborer avec des professionnels du milieu et de présenter leurs œuvres devant un public passionné. Le festival sert également de vitrine, assurant la visibilité des spectacles auprès d’un large public, et permettant à la littérature de rayonner bien au-delà des frontières québécoises.

L’édition de cette année marque un jalon symbolique, soit les 30 ans du festival. 30 ans d’expérimentation, au cours desquels la parole écrite a pris vie au fil des mises en scène et des dialogues entre artistes. 30 ans de programmations surprenantes, riches et diversifiées, où la littérature s’est intégrée à la vie urbaine montréalaise, où chaque coin de rue devient une scène potentielle, chaque recoin une page blanche prête à accueillir une nouvelle histoire.

Pour souligner comme il se doit cette 30e édition du FIL, une exposition installée à la galerie de l’Espace culturel Georges-Émile-Lapalme fait un retour ludique sur le parcours du festival. Elle retrace ses débuts depuis 1994 jusqu’à sa renommée d’aujourd’hui, qui s’étend bien au-delà de l’île de Montréal.

Lors du dévoilement de sa programmation le 20 août dernier, l’effervescence régnait déjà parmi les invités. En effet, au-delà de son exposition commémorative, le FIL a su célébrer en grand ses 30 ans : ce sont des artistes renommés qui participent à cette édition, des auteurs reconnus sur la scène littéraire, des comédiens chéris par le public québécois, et des metteurs en scène d’expertise. Parmi ces visages familiers, on reconnaît Dominique Fortier, Anaïs Barbeau-Lavalette et Antoine Charbonneau-Demers.

Terrasses : lecture polyphonique

C’est d’abord le spectacle Terrasses, adapté du récit éponyme de Laurent Gaudé, qui a inauguré le festival ce mercredi 18 septembre. Si à Paris, en mai dernier, l’adaptation scénique de Denis Marleau a bouleversé le public, à Montréal, c’est sous la forme d’une lecture-spectacle que le récit prend vie. La mise en scène épurée nous invite à assister aux derniers échos d’une soirée ordinaire, pour laisser place à ce moment suspendu, cette fracture entre l’avant et l’après.

C’est sous les yeux attentifs de l’auteur lui-même que se déroule cette lecture percutante des événements survenus au Bataclan le 13 novembre 2015, où au cœur de la chaleur humaine, l’ombre s’est glissée, implacable, prête à frapper. Le texte, à la fois intime et universel, sombre et lumineux, réinvente la poésie de Gaudé et capture les dernières lueurs d’une normalité volée, avec une simplicité désarmante. Des comédiens prêtent leurs voix aux personnages, incarnant les éclats de vies brisées qui s’entremêlent dans un tableau collectif d’une humanité fragile, mais résiliente.

Le texte de Gaudé, porté par la musique de Jérôme Minière, devient une véritable onde qui traverse le public. Dans le silence qui ponctue chaque réplique, la poésie des mots de Gaudé est réinventée : « Nous resterons tristes longtemps, mais pas terrifiés », répètent les voix, comme un mantra, une promesse de résilience.

La représentation du mercredi soir a lieu devant une salle comble, tout comme celle du jeudi soir d’ailleurs, telle que la mention « COMPLET » sur le site du FIL l’indique. À la fascination initiale s’ajoute un bouche-à-oreille convaincant, qui consacre le sort de cette deuxième représentation : c’est avec une ovation que s’est clôt l’ultime lecture-spectacle.

La belle-mère : un conte de fée réinventé

Alors que Terrasses vivait pour une deuxième soirée un succès retentissant, j’assistais à la première représentation de La belle-mère, un spectacle mis en scène par Elkahna Talbi, elle-même comédienne et « slameuse ». Si l’aura de célébrité de Laurent Gaudé a sans doute contribué à l’engouement autour de Terrasses, La belle-mère n’a pas bénéficié d’une notoriété similaire.

« La belle-mère, cet archétype millénaire, objet de méfiance et de malentendus dans l’imaginaire collectif occidental, se dépouille ici de ses oripeaux de sorcière maléfique pour révéler les complexités profondes de son rôle »

Pourtant, lorsque j’ai pénétré les lieux de la représentation à 19h00 pile (contrairement à mon habitude, je me suis assurée d’arriver à l’heure : les retardataires ne seraient pas admis), il restait à peine quelques places. Par souci de discrétion (et peut-être aussi par dépit, je l’admets), alors que les lumières s’éteignaient, j’ai pris place au fond de la salle. Heureusement, l’intérieur de la Maison de la culture de Maisonneuve, où se déroulait la représentation, était suffisamment exigüe pour que la voix des actrices retentisse jusqu’à moi.

Co-écrit et interprété par Amélie Prévost et Rachel McCrum, La belle-mère est bien plus qu’un spectacle : c’est une invitation à repenser les relations familiales sous l’angle de la vulnérabilité, de la responsabilité et de l’amour – souvent caché – mais toujours présent. À travers une succession de fragments narratifs poétiques, la protagoniste de l’histoire, une belle-mère confrontée à une crise au sein de sa famille recomposée, plonge dans un exercice d’introspection d’une honnêteté déconcertante. Face à elle-même, aux choix qu’elle a faits, elle s’évertue à se conformer, non pas aux attentes de la société en ce qui concerne son rôle au sein de cette famille particulière, mais plutôt à celles de ceux qui l’aiment.

Confrontée à une version d’elle-même intransigeante, lui offrant tour à tour la vérité brute et les doutes intimes qui l’assaillent, le personnage de la belle-mère prend vie sous une lumière nouvelle, loin des stéréotypes éculés et des préjugés tenaces. La belle-mère, cet archétype millénaire, objet de méfiance et de malentendus dans l’imaginaire collectif occidental, se dépouille ici de son allure de sorcière maléfique pour révéler les complexités profondes de son rôle.

Le jeu des deux comédiennes, Amélie Prévost et Rachel McCrum, est tout simplement renversant. D’un côté, Prévost, avec sa sensibilité à fleur de peau, déploie une palette d’émotions d’une justesse troublante. Elle incarne une femme à la fois forte et fragile, capable d’affronter les tempêtes intérieures tout en tentant de rester debout pour ceux qui l’entourent. De l’autre, McCrum, avec son discours incisif et sarcastique, se fait la voix d’une autre facette de cette même belle-mère, celle qui lutte avec les non-dits, les incompréhensions et les attentes silencieuses. À maintes reprises, le ton railleur de la comédienne sème le rire parmi le public, moi y compris. Toutefois, l’accent anglais marqué de McCrum était parfois difficile à saisir – bien que cette diction à l’anglaise ajoute encore davantage à l’excentricité du personnage. Cet aspect caractéristique du jeu de McCrum lui a probablement bénéficié lors de la représentation suivante, le lendemain, où le spectacle s’est déroulé en anglais. Peut-être me serai-je alors plainte de l’accent francophone de Prévost si j’avais assisté à cette séance.

La performance des deux actrices offre un portrait réimaginé des liens familiaux, un portrait plus universel, qui interroge ce modèle canonique d’une famille nucléaire. La belle-mère n’hésite pas non plus à explorer les zones d’ombre, à soupeser les devoirs et libertés qui incombent à ce rôle ingrat, à analyser sans complaisance les attentes et les déceptions qui en découlent. Il ne s’agit pas ici d’une réhabilitation facile de l’image de la belle-mère, mais bien d’une relecture honnête et profonde de ce que signifie être au centre d’une famille recomposée, avec tout ce que cela implique de sacrifices et de malentendus, de moments de grâce et de tendresse.

La mise en scène, minimaliste mais d’une efficacité redoutable, laisse toute la place à la puissance des mots et à la subtilité des émotions. Chaque geste, chaque regard compte, et les silences entre les répliques parlent tout autant que les mots. L’aspect poétique de la narration renforce cette impression que le spectacle est plus qu’un simple récit : il est une véritable réflexion sur la place de chacun dans la famille, sur les choix que l’on fait et ceux que l’on subit, sur l’amour qui unit malgré tout.

Eileen Davidson | Le Délit

Triste Tigre : le rugissement du silence

Samedi le 21 septembre dernier, j’ai eu la chance d’assister à une lecture-spectacle que j’anticipais fortement : Triste Tigre. Ce récit hybride, à la fois autofiction et essai, n’est pas simplement une exploration des abus sexuels que l’autrice, Neige Sinno, a subis dans son enfance, mais une réflexion complexe sur la violence, la survie, et la puissance du langage. Triste Tigre interroge la capacité de la littérature à transcender l’horreur. Sinno n’offre pas de simple témoignage, mais dissèque avec une froide lucidité la portée de ce qu’elle a vécu, et explore même la psyché de son bourreau. C’est cette démarche unique, cette complexité déroutante, qui a poussé Angela Konrad à vouloir donner vie à ce texte sur scène. Malgré les réticences initiales de l’autrice, qui a d’abord refusé la moindre adaptation scénique de son œuvre, la sincérité de Konrad l’a ultimement convaincue. C’est devant une salle pleine à craquer qu’a lieu la première représentation de cette lecture, délicate et percutante.

« Le moindre mot compte, chaque réflexion porte un poids immense, chaque silence est calculé, chaque pause, délibérée »

Sous une musique mélancolique, presque sinistre, la lecture-spectacle s’amorce. En arrière-plan, le visage d’une enfant, celui de Neige Sinno. De longues secondes s’écoulent, puis, l’écran s’assombrit et les lumières éclairent la scène, d’une blancheur immaculée. Une sobriété glaçante règne. Pour seul décor, une table, sur laquelle repose un MacBook et un verre d’eau. Derrière, une sculpture d’agneau en peluche. Anne-Marie Cadieux, la comédienne qui prête sa voix au récit de Sinno, s’avance lentement vers la table. Pieds nus, le visage grave, elle prend place devant l’ordinateur portable. Son regard transperce le public, qui anticipe la suite, dans un lourd silence. L’écran derrière elle s’allume : Triste tigre. Portrait de mon violeur. Pas de théâtralité excessive, pas de symbolisme appuyé. Konrad reste près du texte, laissant les mots déployer leur puissance brute. Le moindre mot compte, chaque réflexion porte un poids immense, chaque silence est calculé, chaque pause, délibérée.

« Ce soir-là, nous avons tous pleuré pour Neige Sinno, pour toutes les victimes dont les histoires résonnent trop souvent dans le silence »

Anne-Marie Cadieux livre une performance d’une rare intensité. Au fil des aveux de Sinno, sa voix se brise, ses yeux larmoient, débordent parfois. Elle incarne cette lutte, cette résilience qui émane au fil des phrases. Sa présence sur scène est à la fois sobre et électrisante, bouleversante par son courage et sa sincérité. Personne ne peut rester imperturbable face à cette lecture percutante. Alors que je tente (en vain) de retenir mes larmes, j’entends les reniflements de mes voisins, qui se livrent à la même bataille perdue d’avance. Nous savons tous qu’il ne s’agit pas d’une simple performance qui se déroule devant nous, mais d’une expérience partagée, un lieu de « coprésence », tel que l’indique Konrad, où acteurs et spectateurs s’accompagnent pour affronter l’indicible, pour résoudre l’insoluble : peut-on esthétiser la violence? Pour l’autrice, la réponse est infiniment complexe, et le duo Cadieux-Konrad transmet cette réalité douloureuse sans compromis.

Lorsque la lecture s’achève, le silence règne dans la salle. Lorsqu’un membre de l’audience ose enfin applaudir, c’est bientôt une véritable ovation qui envahit la salle, saluant la performance de Cadieux. Plusieurs minutes s’écoulent, durant lesquelles la comédienne laisse libre cours à l’émotion qui animait sa lecture. Elle salue le public avec humilité en essuyant ses larmes, quitte la scène… et revient sous les projecteurs, lorsqu’elle constate, non sans un sourire, que les applaudissements ne se taisent pas, bien au contraire. Lorsque le silence regagne la salle, j’ai la gorge serrée et les paumes endolories. J’aurais décidément dû prévoir des mouchoirs. La salle, qui bourdonne désormais sous les murmures, semble encore enveloppée de la charge émotionnelle de ce moment partagé, de cette communion entre scène et spectateurs. C’est là toute la beauté — et la douleur — de Triste Tigre. À travers les mots de Neige Sinno, la salle toute entière a traversé l’obscurité, côte à côte, comme pour mieux se plonger dans l’abîme de la violence, et en ressortir, non indemne, mais transformée. Ce soir-là, nous avons tous pleuré pour Neige Sinno, pour toutes les victimes dont les histoires résonnent trop souvent dans le silence.

L’effervescence se poursuit

Cette 30e édition du FIL se poursuit jusqu’au samedi 28 septembre prochain, où la soirée de clôture du festival, « Le bal littéraire », alliera les mots et la musique dans une fable déjantée performée par des auteurs audacieux. D’ici là se poursuivent les Midis littéraires à l’Esplanade tranquille, où en association avec l’Espace de la diversité (EDLD), le FIL organise une série de rencontres littéraires, abordant des problématiques actuelles tout en explorant les frontières de la création littéraire. Les librairies le Port-de-Tête, la Livrairie et la Librairie du Square-Outremont accueillent les Salons littéraires, lieux de rencontres et de lectures avec des auteurs reconnus partout dans la francophonie. La programmation complète des événements du FIL est d’ailleurs disponible sur leur site internet.

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S’émanciper de la violence par l’écriture https://www.delitfrancais.com/2024/09/18/semanciper-de-la-violence-par-lecriture/ Wed, 18 Sep 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55870 Entretien avec Marie-Pier Lafontaine, autrice de Chienne et Armer la rage.

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C’est en 2019 que Marie-Pier Lafontaine publie Chienne, son premier roman, adapté de son mémoire de maîtrise. Les réactions sont immédiates : le roman se voit récompensé du Prix Sade en 2020, et devient finaliste du Prix littéraire du Gouverneur Général la même année. L’autrice québécoise explore les profondeurs de la violence familiale et la fragmentation de la mémoire traumatique à travers une écriture viscérale, hachurée, où chaque mot semble arraché à la rage qui habite la narratrice. J’ai eu la chance de la rencontrer et de m’entretenir avec elle lors d’un après-midi dans un café, où nos interactions ont été d’une grande richesse. Place à une discussion intime et riche, où Marie-Pier Lafontaine revient sur son parcours, ses choix stylistiques, et l’élaboration de Chienne, tout en levant le voile sur ses futurs projets.

Anouk Lefebvre (AL) : Comment la ponctuation et la phrase asyntaxique se sont-elles présentées à toi lors de l’écriture? Est-ce venu naturellement dans les premiers moments d’écriture, ou est-ce plutôt un travail de la phrase qui s’est imposé plus tard?

Marie-Pier Lafontaine (MPL) : C’est une question intéressante parce que c’est un mélange des deux. J’ai d’abord été formée en théâtre par la comédienne Rita Lafontaine. Un bon texte, pour elle, était un texte qui n’avait pas un seul mot de trop. Cette idée me parlait énormément. Il y avait donc déjà cette tension dans mon écriture : essayer d’être précise, concise et juste. Puis, au fil de l’écriture de Chienne, je me suis mise à hachurer la phrase de plus en plus. Comment pouvais-je essayer de montrer, dans la syntaxe ellemême et dans la construction de la phrase, la répétition de la violence? Il y avait quelque chose de répétitif dans l’idée de la phrase courte et des hachures, qui rejoint un peu la question du coup de poing : comment arracher la violence des mains du père et la retranscrire dans l’écriture?

Ce qui était important pour moi d’exprimer, c’est qu’il y a des conséquences aux violences commises par le père. Il pense qu’il crée des pures victimes, qui seront soumises et dominées, mais le langage qu’il apprend à ses enfants, c’est le langage de la violence. Nécessairement, il leur montre comment être violents et comment employer cette violence. Il ne pense pas, à ce moment-là, qu’elle sera utilisée contre lui parce qu’il se croit tout-puissant. Alors, l’écriture me permettait de dire : « Ah ah! Moi aussi je suis capable de donner des coups! » C’est dans cette esthétique du coup de poing que j’ai voulu écrire, mais ça ne s’est pas fait spontanément. Au fil du travail, de la réflexion et de toute la littérature que je lisais autour des théories et concepts féministes, j’ai pu trouver la bonne écriture. C’était la bonne forme et la bonne construction syntaxique pour ce sujet-là. J’ai écrit d’autres textes qui ne sont pas hachurés, parce que cette logique du coup de poing ne s’appliquait pas. La forme, pour moi, est vraiment reliée au sujet. Le livre que j’écris en ce moment n’est pas construit tout à fait de la même manière.

AL : Comment as-tu réfléchi au personnage de la mère lors de l’écriture?

MPL : Le personnage de la mère a été le plus dur à écrire parce que je me posais beaucoup de questions sur la représentation et ce qui pouvait exister dans l’espace littéraire. Chienne est mon mémoire de maîtrise. Je me disais que personne n’allait le lire, mais il était tout de même important pour moi que sa représentation se fasse de manière éthique. J’avais lu un article qui portait sur le trauma, mais étudié d’une perspective féministe, et écrit par une psychologue qui venait des États-Unis dans les années 1980–1990 [Not outside the range : One feminist perspective on psychic trauma, Laura S. Brown, ndlr]. Elle mentionnait qu’on a souvent tendance à blâmer les femmes, lorsqu’il y a de l’abus sexuel commis par le père envers les enfants, dû à leur aveuglement volontaire.

Mais on ne peut pas tenir les femmes responsables des violences commises par les hommes. Dans mes convictions féministes, je suis bien d’accord, mais intimement, ma mère, je veux qu’on la tienne responsable de sa complicité. Alors j’étais coincée entre l’éthique féministe et mon propre féminisme ; comment je voulais le vivre et comment je voulais qu’il soit incarné dans ma vie intime. Ayant vécu ces abus là, j’ai le désir d’avoir justice, d’avoir droit à la dénonciation et à la colère contre cette femme-là.

Dans la représentation de la mère dans Chienne, au final, j’ai décidé d’écrire ce personnage en essayant d’être le plus impitoyable possible, tout en venant suggérer qu’elle aussi est victime du même homme que ses filles. L’accent est tout de même mis sur sa participation. Je voulais vraiment qu’on comprenne sa complicité. Je me suis dit qu’il y aurait un autre livre à écrire, et que dans cet autre livre, je pourrais alors complexifier le personnage de la mère. C’était vraiment compliqué, mais j’ai fait ce choix, et j’en suis contente. Je voulais une écriture assez radicale, directe, sans compromis, presque injuste, alors je voulais dépeindre la mère à partir d’un sentiment d’injustice et de mauvaise foi. La question de la représentation est vraiment complexe. Même si la mère est victime d’abus de violence conjugale sévères et répétés, il y aussi sa propre jouissance dans la situation. J’essaie de réfléchir, dans mon prochain roman, à comment la violence de son mari à l’égard de ses enfants la protège ; parce que pendant ce temps, elle ne vit pas de violence. Il y a aussi la question de la séparation entre femme coupable et femme victime. Elle ne peut pas être pure victime ou pure coupable, et c’est tout le chemin entre ces deux pôles que je trouve complexe.

AL : J’ai pu remarquer l’utilisation des déterminants « le » et « la » pour désigner le père ou la mère, ce qui me semble noter une distanciation et une réification des figures parentales. Pourquoi, à certains endroits, les déterminants possessifs ( « mon » et « ma » ) sont-ils utilisés?

MPL : J’ai voulu utiliser « le » et « la » pour créer cette distance, pour que les parents soient nommés par leur fonction, que ce soit réducteur : c’est le père, c’est la mère, et c’est tout. Aussi, puisque je travaille près du réel, cette distance suscitée par les pronoms, elle me met à l’abri, dans le sens où les parents sont limités à leur statut de personnage. Mes parents existent dans le monde réel et sont de vraies personnes, avec d’autres enjeux que leur rôle de parent, mais ces personnes-là ne sont pas dans le livre. Je m’inspire du réel, mais la distanciation avec ma vie intime et la narratrice est importante pour moi. La narratrice, c’est la narratrice. Elle est créée et n’est pratiquement qu’un être de colère. Ce n’est pas moi, même si elle me ressemble beaucoup. Alors je pense que la distance avec les pronoms me protégeait de ma vie intime et créait une séparation entre le littéraire et le personnel.

Je pense que si « ma » ou « mon » se retrouvent dans le livre par moments, c’est parce que c’était naturel au moment de l’écriture. Je ne saurais pas te dire où j’ai écrit ces pronoms, précisément. En fait, je n’ai su qu’il y avait ces déterminants dans mon livre que lorsqu’il a été traduit en espagnol. La traductrice m’avait demandé si je voulais qu’elle laisse les « mon » et « ma » dans le texte et je lui avais répondu : « Mais il n’y a pas ces déterminants dans le livre! », et elle m’avait confirmé que oui. Je ne le savais pas et je connais mon texte par cœur! Si c’était à réécrire aujourd’hui, il n’y aurait pas de « mon » ou de « ma ».

AL : À un moment du récit, on voit le renversement de la parole et de l’écriture, c’est-à-dire que la parole de la narratrice, et non plus celle du père, devient toute-puissante, tandis que l’écriture manque à modifier le réel de la narratrice. Pourrais-tu me parler de ce renversement?

MPL : C’est intéressant parce que cette scène du « non » de l’enfant m’est arrivée telle quelle dans ma propre enfance. C’est mon plus beau souvenir, j’étais tellement fière de moi. Il y avait quelque chose de tellement immense dans ce mot-là. Finalement, ce qui est si marquant de ce « non », c’est que le père part enfin. Je pense que je le regardais avec tellement de confiance, avec défiance presque. « Vas‑y, saute-moi dessus, on va voir ce qui va se passer. » Je l’aurais dénoncé, je serai partie. Il y avait quelque chose de tellement radical en moi, que même lui, il l’a perçu.

Dans mon essai Armer la rage, je parle de cette banalisation des événements violents par les individus qui la perpétuent ; ils reprennent le langage à leur compte, et la victime de cette violence perd l’espace d’énonciation. Avec mon « non », il y a eu un renversement. Mais il y avait également cette inquiétude qui persistait face à l’insuffisance de l’écriture parce qu’au final, le fait de dire non ne sauve pas l’enfant. C’est un moment de victoire, où soudain, le père se rend compte que l’enfant n’est pas totalement impuissante. Mais il revient. Et je pense que c’est peut-être ce que l’inquiétude représente : ce moment ultime dans la vie de l’enfant, qui s’avère insuffisant. La violence recommence. Si la colère de l’enfant qui dit non a été suffisante pour chasser le père, mais pas assez pour l’empêcher de revenir, serait-ce possible d’avoir une écriture qui le tue? Soudain, on dirait que le langage manque. Je pense que ces deux moments se sont articulés de cette façon dans l’écriture, mais je n’avais jamais réfléchi à cette inversion.

AL : Crois-tu que l’écriture a réussi à t’émanciper de cette violence?

MPL : Je pense que oui, à cause de la liberté et la reprise en charge de cette violence par l’écriture. Le choix des mots est vraiment important pour moi. Ce qui me fait le plus violence dans ma vie, c’est lorsqu’on me fait dire quelque chose que je n’ai pas dit, quand on n’utilise pas les bons mots, ou lorsque je raconte un événement et qu’on le raconte autrement ensuite. On m’a tellement dit de me taire, que j’étais folle, que ce n’était pas arrivé, que c’était dans ma tête, que c’était légal au Québec de battre ses enfants. Or, dans l’écriture, il y a une reprise en charge. C’est moi qui choisis les mots. Même lorsque l’écriture est de la pure fiction, c’est moi qui rends l’histoire avec le plus de justesse possible. Ce geste m’ancre énormément dans le réel, même dans le cas de la pure fiction. C’est là que je sais qui je suis. Personne ne peut m’enlever ça.

AL : L’écriture renverse totalement la parole supposée toute-puissante du père, n’est-ce pas?

MPL : Du père qui possède le langage, oui. C’est le langage qui est utilisé pour violenter, réduire et écraser. Mais la littérature ne sert pas à réduire ou à écraser, parce que ce n’est pas le but du langage. En tout cas, pas dans la question esthétique, même quand on aborde ces violences. J’essaie d’atteindre une certaine beauté par la justesse de la phrase et de l’émotion. Pas pour écraser qui que ce soit, mais pour dénoncer. Lorsqu’on dénonce, c’est pour s’émanciper et essayer d’avoir un minimum d’impact social, ne serait-ce que sur une seule personne, par la littérature. Donc, il y a le pouvoir de la parole dans cette reprise en charge, le pouvoir de faire mieux. Je cherche à m’éloigner le plus possible de ma famille, de cette logique de la violence, et la littérature m’y aide. Changer de nom m’y a aidée. L’instruction m’y aide également ; on organise et on nuance notre pensée. Dans la violence, il n’y a pas de nuances, il y a une radicalité dans le franchissement de toutes les limites et de tous les interdits. Je veux tenter d’intégrer cette part de nuance dans mes prochains romans.

AL : Et pourquoi représenter la parole en italique, la rapporter telle quelle?

MPL : Je voulais qu’il y ait un contraste. Quand j’ai lu Histoire de la violence d’Édouard Louis, je trouvais que souvent, lorsqu’il donnait à lire la parole de sa sœur, il y avait un contraste dans la forme. C’était plus près de l’oralité que de l’écriture. Je voulais qu’il y ait ce genre de contraste dans la parole du père et de la mère. Je voulais qu’on l’entende, qu’il y ait un clash entre la forme esthétique de l’écriture et la parole, qu’elle soit donnée dans toute sa vulgarité, toute son oralité, afin de créer une plus grande distance.

La littérature donne du vocabulaire, du langage ; on a accès à des mots plus scientifiques, à des notions et des concepts. Je viens d’un milieu très pauvre aussi bien financièrement et émotionnellement qu’intellectuellement. Cela peut sembler élitiste, mais je pense qu’avoir une maîtrise du langage, mieux parler et moins « sacrer » sont des manières de m’éloigner de ma famille. Dans la littérature, je peux le faire en rapportant la parole telle quelle, en demeurant très près du langage. Non pas pour signaler une pauvreté, mais pour amplifier ce clash entre la parole et l’écriture. C’est ce que j’essaie de travailler, non pas pour mépriser l’oralité en général, mais plutôt pour distancier la voix narrative de la parole des parents. Leur parole en est une qui sert à violenter des enfants. Je veux m’en distancier le plus possible, sur toutes les dimensions.

Si Chienne a marqué par son écriture coup de poing, les prochains textes de Marie-Pier Lafontaine s’annoncent tout aussi percutants. Elle travaille désormais sur son doctorat en recherche-création dans lequel elle y complexifie la figure de la mère. Plus nuancée, mais toujours radicale, son écriture continue d’explorer des zones sombres, avec une lucidité implacable et un désir d’émancipation profonde, que l’écriture lui permet de transmettre.

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Le mythe de la rentrée https://www.delitfrancais.com/2024/08/28/le-mythe-de-la-rentree/ Wed, 28 Aug 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55550 Réflexion sur une période qui influence bien plus que nos calendriers.

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Qui a dit que le Nouvel An commençait en janvier? La rentrée scolaire, tout comme les célébrations du jour de l’an, est une période de résolutions, de festivités et de retrouvailles. Les étudiants regagnent les bancs de l’université en laissant derrière eux les échos de l’été : un « moi » voyageur, audacieux et épris de liberté, où l’ivresse des jours sans responsabilité règne en maître. Septembre, tout comme son aîné Janvier, nous force à repartir à zéro et à nous fixer des objectifs aussi ambitieux que naïfs qui, soyons honnêtes, échouent souvent dès la naissance de leur frère Octobre. Ce n’est pas entièrement de notre faute, nous suivons ce que nous consommons : l’esprit écolier, avec tout son attirail d’engagement et de fébrilité, est largement influencé par les représentations que nous avons de la rentrée dans les médias. Le back-to-school est devenu un véritable événement mythifié dans la culture populaire : un rite de passage idéalisé, souvent présenté comme une période de transformation personnelle, de « glow-up », et de socialisation intense. Cependant, cette image romancée n’est pas totalement fidèle à la réalité vécue par les étudiants, notamment ceux de McGill (oui, malgré la Frosh Week). Entre attentes démesurées et défis quotidiens, il est temps de dévoiler les leurres qui font de la rentrée un événement à part.

« La rentrée est-elle vraiment ce rite de passage que l’on nous promet, ou n’est-elle qu’un mythe perpétué par une culture populaire en quête de perfection? »

Recontextualiser la rentrée

L’origine de la rentrée scolaire remonte aux traditions éducatives anciennes, où la rentrée était le moment à travers lequel la population estudiantine reprenait sa formation après un repos estival — jusqu’ici rien n’a changé. Anthropologiquement parlant, cet événement peut se faire analyser sous le concept d’un rite de passage, qui, selon Arnold Kurr, ethnologue se spécialisant sur les rites de passages, est un moment charnière marquant la transition « d’une situation à une autre ».

Donc, bien qu’elle soit moins « dramatique » en termes de changement social ou culturel, la rentrée est un rite comparable au mariage et aux fêtes d’anniversaires ; un moment décisif qui marque le début d’une nouvelle phase de vie. C’est un passage symbolisant une maturation intellectuelle et sociale, qui ajoute un pas supplémentaire vers l’indépendance adulte et la construction d’une carrière plus concrète. Mais ce qui fait d’elle une période particulière, c’est qu’elle est probablement l’un des seuls rites de passages où l’enthousiasme, même au sein d’un monde idéal, n’est pas forcément au rendez-vous.

Un chapitre où l’identité est en jeu

En laissant la chaleur réconfortante de l’été, les étudiants se retrouvent souvent plongés dans le spleen automnal né du retour à la routine ; la rentrée universitaire rappelle la pression académique et le rafraîchissement de l’air. Cela ne signifie pas qu’on ne peut pas être naturellement impatients de reprendre les cours, cependant, c’est précisément l’idée d’une rentrée exceptionnelle qui vient combler cette angoisse et ce vide émotionnel. Une illusion parfois trompeuse, véhiculée par les médias et la culture populaire, promet aux étudiants une version enjolivée de cette période.
Ce contenu les aide à naviguer cette transition avec un sentiment d’espoir et d’anticipation ; un peu à la manière de « I am just a girl/Je ne suis qu’une fille ». Cette nouvelle expression humoristique adoptée par de nombreuses jeunes femmes, permet de dédramatiser les moments difficiles ou embarrassants de leur vie en minimisant leur maux. Tout comme cette expression incite chez son locuteur un besoin d’atténuer sa réalité et de chercher l’approbation des autres, les étudiants, face à la pression de l’intégration sociale, se tournent, consciemment ou pas, vers des modèles médiatiques pour façonner leur image. Prenons l’exemple de Cady Heron, l’héroïne de Méchantes Ados (Mean Girls). En tant que nouvelle élève venant d’un enseignement à domicile, elle utilise la rentrée pour se réinventer et naviguer dans les hiérarchies sociales de son lycée. Cette démarche de réinvention n’est pas unique à ce personnage fictif ; elle est également vécue par de nombreux étudiants. En effet, une étudiante qui quitte sa petite ville pour entrer dans une grande université pourrait se retrouver dans une situation similaire, où les codes sociaux sont différents de ceux qu’elle a toujours connus. Inspirée par le film, elle pourrait ajuster son comportement et son style pour s’intégrer aux groupes qui lui semblent les plus influents afin de se créer un réseau. De la même manière, un étudiant qui entame sa troisième année à l’université après un an marqué par l’isolement pourrait se retrouver dans la situation de Cher Horowitz dans Les collégiennes de Beverley Hills (Clueless). Tout comme elle, il voit la rentrée comme la chance de prendre un nouveau départ : l’étudiant décidera de s’investir davantage dans sa vie sociale, cherchant à créer des liens avec des étudiants qui partagent ses intérêts, et à revoir ses priorités pour mieux équilibrer ses études et ses autres préoccupations. Ces scénarios, bien qu’ancrés dans des points de référence fictifs, révèlent un fil conducteur : la rentrée scolaire est vécue comme un chapitre où l’identité de soi est en jeu. Les étudiants, confrontés à ces changements, utilisent ce moment pour se redéfinir et ajuster leur place dans un nouvel environnement. Influencés par ces idoles cinématographiques, ils se tournent ensuite vers les réseaux sociaux pour adhérer à ce qu’ils perçoivent comme étant les critères de succès d’une rentrée réussie.

« […] les étudiants se concentrent excessivement sur leur apparence ex- térieure au détriment de ce qui les a en réalité permis d’être acceptés dans l’établissement : leur intelligence »

L’ère des GRWM : une rentrée médiatisée

D’abord perçue comme un moment de discipline et d’acquisition de savoir, la rentrée se pare d’un nouvel éclat sur les plateformes de réseaux sociaux. La glamourisation de celle-ci, en particulier à travers les vlogs et les vidéos de type Get Ready With Me (GRWM) (Prépare toi avec moi) (tdlr), se manifeste par la transformation d’un moment ordinaire en un événement quasi-rituel, empreint d’une élaboration minutieuse. Sur les plateformes YouTube et TikTok, les créateurs de contenu exploitent la popularité de la rentrée en produisant des vidéos qui capitalisent sur le désir des spectateurs de voir et reproduire les péripéties passionnantes d’un étudiant universitaire. Les vidéos GRWM suivent le parcours de rentrée des étudiants ou influenceurs se préparant pour leur premier jour de classe, détaillant leur routine matinale, leur maquillage, leur tenue, et même les objets qu’ils emportent dans leur sac. Cependant, les internautes peuvent oublier que ces vidéos, bien qu’elles semblent innocentes, sont minutieusement conçues comme les films et la télévision : avec l’intention de projeter une image de perfection pour attirer les spectateurs.

Les tendances telles que les hauls de la rentrée et les vidéos What’s in my bag (Qu’est-ce qu’il y a dans mon sac, tdlr) jouent également un rôle clé dans cette mythification. Les hauls consistent à montrer les vêtements et accessoires scolaires récemment achetés, souvent dans le cadre d’une « préparation » pour la rentrée. Ces vidéos contribuent à l’idée qu’une rentrée réussie nécessite un renouvellement matériel, presque comme un rite de purification pendant lequel l’ancien est remplacé par le nouveau.

Ce processus de préparation devient alors une performance où chaque détail compte, et où l’apparence extérieure est soigneusement calibrée pour répondre aux demandes d’un public en quête d’inspiration et de modèles à suivre. Ce contenu renforce l’idée que la possession des « bons » objets est essentielle pour réussir socialement et académiquement.

« Il serait regrettable pour les [McGillois] de découvrir que la réalité est loin de ce qui leur avait été promis: […] un rêve américain sur sol canadien »

De même, évoquant l’idée qu’un individu, après avoir suivi un processus de transformation, « rayonne » de manière méconnaissable, les vidéos de glow-up avant la rentrée sont elles aussi devenues une tendance omniprésente sur les réseaux sociaux. Ce phénomène consiste en une série de vidéos où les créateurs documentent leur métamorphose physique en préparation pour la rentrée scolaire, en passant par des changements de coupe de cheveux, de régimes alimentaires ou encore de séances d’entraînement intensives.

Ce mythe de la rentrée impose une image de ce à quoi elle « devrait » ressembler, et décuple ainsi le spleen automnal en ajoutant une pression supplémentaire aux jeunes adultes qui se comparent défavorablement aux influenceurs ou aux étudiants qu’ils voient. Pour ces étudiants, la rentrée représente une série de dépenses inévitables : les frais de scolarité, les fournitures scolaires, la carte mensuelle de la STM pour les déplacements, et plus encore. Face à ces dépenses, ils perçoivent leur rentrée comme un investissement dans leur avenir plutôt que comme une opportunité de se soumettre aux codes de la société ; une pratique davantage capitaliste à laquelle seuls les plus privilégiés peuvent souscrire.

Avec leurs tendances glorifiant la rentrée comme un événement socialement et économiquement surchargé d’attentes, les réseaux sociaux deviennent une vitrine où les étudiants sont à la fois les spectateurs et les acteurs d’une mise en scène de leur propre vie, cherchant à atteindre un idéal inspiré par les contenus qu’ils consomment. Ce type de contenu encourage une forme d’objectification de soi, où les étudiants se concentrent excessivement sur leur apparence extérieure au détriment de ce qui les a en réalité permis d’être acceptés dans l’établissement : leur intelligence.

Et les McGillois, dans tout ça?

Il serait regrettable pour les étudiants qui arrivent à McGill de découvrir que la réalité est loin de ce qui leur avait été promis : une vie étudiante idyllique, un campus dynamique et animé et des fêtes incessantes. En effet, lorsque l’on tape « McGill » dans la barre de recherche sur TikTok, ce sont des images d’un campus éclatant, digne des clichés Pinterest, accompagnées de bandes-son évoquant la série télévisée Gossip Girl : L’Élite de New-York qui nous sont présentées.

McGill est dépeint comme une fusion entre l’univers prestigieux de Harvard et un rêve américain sur sol canadien ; ainsi, il est impératif que la Frosh Week, également appelée Semaine d’Accueil, réponde à ces attentes. La Frosh Week, ancrée dans la culture universitaire de McGill, se déroule chaque année à la fin de l’été, juste avant le début des cours. Les événements sont organisés autour d’une thématique : cette année, avec le thème 007 qu’a adopté à la Faculté d’Art.

Plus qu’un simple événement d’intégration, cette semaine iconique fait allusion à des moments tout droit sortis du genre cinématographique coming-of-age (récit d’apprentissage), surtout pour les étudiants qui franchissent les portes de l’université pour la première fois. Durant cette semaine, ils participent à une série d’activités organisées par les différentes facultés tel que associations étudiantes et comités, incluant des visites du campus et des événements sociaux tels que des soirées en boîtes, excursions et raves.

Cette semaine jouit d’une réputation enviable pour sa capacité à tisser des liens sociaux, essentiels pour affronter les défis de la vie universitaire. On a tendance à penser que sans la Frosh Week ou un groupe d’amis préalable, le sentiment d’isolement ressenti par des étudiants venus de régions ou de pays éloignés peut se renforcer — une solitude observable dans la série télévisée Normal People : Des gens normaux par exemple, où le personnage principal, Connell, en fait l’expérience. Mais quelles sont les réelles impressions des nouveaux étudiants face à ce moment soi-disant « fondateur »? Pour certains, comme Reggie, étudiante de deuxième année en sciences politiques, la Frosh Week est un atout pour créer des liens sociaux. Elle affirme qu’elle ressentait « un décalage une fois les cours commencés, car les étudiants qui étaient allé à Frosh s’étaient déjà fait des amis lors des événements […] Frosh est un avantage et je crois que les gens devraient en profiter [malgré que je n’y sois pas allée] ».

Cependant, Reggie souligne le manque de diversité parmi les participants, ce qui peut rendre de nouveaux étudiants, notamment ceux issus de minorités, moins à l’aise dans ce cadre : « Je sais que certains de mes amis ont mentionné le fait qu’il y avait un manque de diversité dans le corps étudiant qui participait à Frosh », confie-t-elle. « Ils ont ressenti qu’ils ne se sentaient pas à leur place. » Kendra-Ann, une étudiante de deuxième année en développement international, exprime un enthousiasme pour la rentrée universitaire elle-même, décrivant cette période comme une chance de recommencer à zéro à chaque semestre, et de rencontrer de nouvelles personnes. Toutefois, elle partage son propre sentiment de décalage lors des premières semaines de cours, soulignant aussi une perception d’un manque de diversité sur le campus : « Dans mon premier semestre, je ne me sentais vraiment pas à ma place. Je trouvais que l’Université n’était pas aussi diversifiée que je le pensais », affirma-t-elle.

Ce sentiment de ne pas se sentir à sa place est commun chez plusieurs étudiants, et Kendra-Ann recommande de s’engager dans des clubs et événements pour surmonter ce défi : « Si j’ai une chose à recommander à tout le monde c’est de s’impliquer dans une chose, même si vous n’aimez pas ça. [En sortant de ma zone de confort], j’ai réussi à me trouver de très belles amitiés et à découvrir ce que j’aimais le plus faire dans la vie. » Son expérience montre une lumière au bout du tunnel et éclaire une réalité nuancée de la rentrée universitaire, qui va bien au-delà des festivités d’accueil ou de l’expérience dont on entend parler sur internet.

Pour Annecia, une étudiante de première année en sciences politiques qui a participé à Frosh, l’expérience a été positive : « J’ai eu la chance de rencontrer des personnes issues de partout dans le monde, aussi bien d’ici qued’Europe. Je trouve que [ma rentrée] a été une belle expérience. » Cependant, c’est l’ajustement académique qui s’est avéré difficile pour elle, venant directement de l’école secondaire : « Je dirais que l’introduction à McGill était très submergeante. Venir du système éducatif de la Colombie-Britannique m’a beaucoup effrayé, et ça a été très difficile. Je ne savais pas quels cours choisir et j’ai commis des erreurs à ce niveau. » Malgré des défis évidents, elle trouve tout de même son bonheur : « McGill a toujours été un rêve pour moi. Je trouve que c’est une belle opportunité pour moi de travailler sur mes compétences linguistiques » dit-elle, apprenant le français comme seconde langue.

Ces témoignages illustrent une panoplie d’expériences autour de la rentrée en général et de la Frosh Week, où les étudiants montréalais, comme l’indique Kendra-Ann, peuvent voir celle-ci comme une régression: « Si tu résides à Montréal, à mon avis, la Frosh Week est overrated. Après avoir terminé le cégep à 19 ans, tu as déjà vécu des expériences comme sortir au club, boire et participer à des moments excitants de ta jeunesse. Alors, c’est comme si on retournait en arrière ; ça devient enfantin. » Cette semaine est donc une occasion précieuse de s’intégrer dans la communauté universitaire, mais n’est pas une solution miracle aux obstacles que l’intégration sociale peut représenter pour certains.

Alors, la rentrée est-elle vraiment ce rite de passage que l’on nous promet, ou n’est-elle qu’un mythe perpétué par une culture populaire en quête de perfection? Il semble qu’elle oscille entre deux pôles : un instant où se mêlent une richesse d’opportunités et de défis personnels, tout en étant empreint d’une idéalisation qui rend la réalité complexe à saisir. En fin de compte, la rentrée ne doit pas être perçue comme une simple formalité ou un conte de fées moderne ; elle représente une quête d’équilibre entre qui nous sommes et ce que nous souhaitons accomplir.

À vous, chers étudiants : bonne rentrée!

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Rentrée littéraire 2024 https://www.delitfrancais.com/2024/08/28/rentree-litteraire-2024/ Wed, 28 Aug 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55582 Huit titres à découvrir.

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Bien que la rentrée littéraire soit un phénomène typiquement français, elle a déjà depuis plusieurs années conquis le territoire québécois. Comme son expression l’indique, il s’agit d’une période où abondent les publications littéraires : du mois d’août, qui entame la saison du back-to-school, jusqu’à la mi-novembre, où sont annoncés les livres en lice pour les prix littéraires. Durant cette période, les librairies bourdonnent d’une effervescence commerciale, mais attrayante à souhait pour les amateurs de littérature. Sans plus attendre, voici le meilleur du mois d’août et les parutions les plus anticipées de l’automne.

Jacaranda, Gaël Faye

Lauréat du prix Goncourt des lycéens en 2016, l’auteur franco-rwandais est de retour avec Jacaranda, un roman poignant, qui explore les répercussions du génocide rwandais au fil de quatre générations. Le narrateur, Milan, entame une quête à la recherche de ses racines et de l’histoire du Rwanda, son pays d’origine. Le récit, qui s’étend jusqu’en 2020, explore les répercussions du génocide des Tutsis et la modernisation du pays, tout en mettant en lumière le poids du silence familial et le traumatisme intergénérationnel. Gaël Faye parvient à tisser un récit complexe où les souvenirs, les douleurs, et les espoirs d’un pays se rencontrent. Ce livre est bien plus qu’un simple récit sur le génocide ; il est une réflexion sur les répercussions à long terme de la violence extrême sur les individus et les sociétés.

Eileen Davidson

Prophétesse, Baharan Baniahmadi

Dans un quartier pauvre de Téhéran, en Iran, la petite Sara, âgée de sept ans, assiste impuissante à l’enlèvement de sa sœur Setayesh par un homme du voisinage. Traumatisée par cet événement, Sara perd l’usage de la parole. Muette et hantée par le souvenir de sa sœur disparue, Sara commence à développer des symptômes étranges, comme une allergie à la présence des hommes et des crises de possession par l’esprit d’une vieille femme polonaise. Des années plus tard, exilée à Montréal, Sara se réinvente en prophétesse moderne, attirant à elle des adeptes grâce à un discours enflammé contre les injustices et les souffrances que subissent les femmes dans un monde oppressif. Prophétesse est le premier roman de l’autrice iranienne Baharan Baniahmadi, un récit puissant et dérangeant qui explore les conséquences des traumatismes sur l’âme humaine, écrit dans un style narratif qui mêle surréalisme et critique sociale pour plonger le lecteur dans l’esprit tourmenté de Sara.

Eileen Davidson

Tout me revient maintenant, Jean-Michel Fortier

Ce quatrième roman de Jean-Michel Fortier nous présente Colin Bourque, un adolescent de 16 ans vivant à Sainte-Foy en 2003, et ses préoccupations quotidiennes : son aversion pour l’école secondaire, son appréhension pour le cégep, et sa passion pour la musique de Céline Dion. Travaillant le dimanche dans une boutique où il passe son temps libre à discuter avec sa meilleure amie Eugénie, Colin voit son univers se transformer lorsqu’il rencontre Yann Moreau, un étudiant plus âgé. Fortier offre une vision poignante et souvent humoristique de l’adolescence, où chaque page révèle les dilemmes et les émotions d’un jeune en quête de vérité et de soi-même. Un roman qui allie humour et émotion avec une grande finesse. L’auteur réussit à capturer l’essence de l’adolescence avec une authenticité désarmante et un narrateur exceptionnellement attachant, dont la sensibilité et la sincérité transforment une histoire banale en une lecture captivante.

Eileen Davidson

Rue Escalei, Laure Nicolae

Récipiendaire du prix Robert-Cliche du premier roman, Rue Escalei nous immerge dans la capitale roumaine des années 1970, sous le régime totalitaire de Nicolae Ceaușescu, où un événement bouleverse la paix apparente du quartier Andronache : le camarade Popescu est retrouvé inconscient, victime d’une agression. Au fil de l’enquête qui se penche sur les circonstances de cette attaque, nous découvrons les habitants de la rue Escalei, chacun portant les marques des guerres passées et du régime autoritaire. La prose de Nicolae, simple mais évocatrice, rend hommage à une génération qui, malgré les traumatismes, a su préserver la beauté du quotidien et la chaleur des liens humains. C’est un portrait intimiste, empreint de nostalgie d’une Roumanie où les traditions, superstitions, et solidarités de voisinage coexistent avec les ombres du régime communiste.

Le harem du roi, Djaïli Amadou Amal

Après Les impatientes, qui obtient le prix Goncourt des lycéens en 2020, et Le Cœur de Sahel, qui figure parmi les Choix Goncourt de l’été 2022, Djaïli Amadou Amal revient à la charge avec Le harem du roi. D’une écriture sobre, mais percutante, l’autrice camerounaise nous plonge dans un lamidat, une chefferie traditionnelle musulmane en Afrique. Le roman suit Seini, un ancien médecin devenu roi (ou lamido), après avoir été élu par sa communauté. À travers les yeux de son épouse, Boussoura, nous pouvons découvrir les réalités complexes de cette société où les traditions et la religion dictent chaque aspect de la vie. Le lamido, en tant que commandeur des croyants et garant des traditions, est entouré d’épouses, de concubines, et d’esclaves, chacun et chacune soumis à une hiérarchie implacable. Boussoura, éduquée et enseignante, incarne la modernité. Son mariage avec Seini, autrefois fondé sur l’amour et l’égalité, bascule lorsqu’il devient roi. Confrontée aux traditions du palais et à la vie des femmes du harem, elle découvre un monde où la liberté est étouffée par les coutumes séculaires. Les rivalités, les jalousies, et les luttes de pouvoir dans le harem révèlent un microcosme où chaque femme lutte pour survivre, espérant gagner la faveur du lamido. Une œuvre puissante qui jette une lumière crue sur les réalités de la condition féminine dans une société encore dominée par les traditions patriarcales.

Eileen Davidson

La danse des flamants roses, Yara El-Ghadban

La danse des flamants roses est une fable d’anticipation qui se déroule dans une vallée proche de la mer Morte, où une mystérieuse « maladie du sel » décime la population. Alors que la civilisation s’effondre, un groupe de survivants, appelés le « peuple du sel », réinvente une société harmonieuse au milieu des ruines, en symbiose avec la nature et des colonies de flamants roses. Alef, le narrateur, raconte cette utopie fragile vingt ans après les événements, où des humains et des animaux cohabitent dans un équilibre précaire. Un roman profondément actuel, qui mêle réalité et fantastique pour explorer des thèmes universels comme la survie, la résilience et la réconciliation. À travers une prose poétique, l’autrice palestino-canadienne Yara El Ghadban questionne les frontières entre l’homme et la nature, la guerre et la paix, l’utopie et la réalité. Une lecture captivante et nécessaire pour tous ceux qui cherchent une lumière d’espoir dans un monde en constante mutation.

Bulles de fantaisie, Sophie Bouchard (à paraître le 12 septembre)

Autrice québécoise reconnue pour son style introspectif et incisif, Sophie Bouchard poursuit sur sa lancée d’exploration des parcelles plus sombres de la psyché humaine avec Bulle de fantaisie. Rythmé par la vie de trois couples contemporains et la découverte de leur intimité, le prochain roman de Sophie Bouchard promet une exploration poignante des complexités des relations amoureuses et humaines, où l’amour, la fragilité et les illusions sont abordés dans toute leur intensité. À travers ces histoires, le roman révèle le secret d’une femme qui, fuyant sa propre réalité, se crée des « bulles de fantaisie » pour échapper à une vie dont l’intensité la submerge.

Eileen Davidson

Les sentiers de neige, Kev Lambert (à paraître le 2 octobre)

Après avoir conquis le lectorat québécois et français avec Que notre joie demeure, lauréat du prestigieux prix Médicis, Kev Lambert fait un retour anticipé le 2 octobre prochain avec son quatrième roman : Les sentiers de neige. L’histoire se déroule principalement dans une école primaire à Chicoutimi, où la nostalgie du passé se heurte à la réalité du présent. Zoey, dont les parents sont séparés, passe son premier Noël en garde partagée avec son père au Lac-Saint-Jean, tandis que sa mère souffre de cette séparation. Accompagnée de sa cousine Émie-Anne, l’héroïne s’aventure dans une forêt hivernale remplie de créatures imaginaires. Les sentiers de neige de Kev Lambert s’annonce comme une exploration fascinante de l’enfance et des dynamiques familiales, marquées par la séparation et les fêtes de fin d’année.

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Être libraire, ça consiste en quoi? https://www.delitfrancais.com/2024/03/27/etre-libraire-ca-consiste-en-quoi/ Wed, 27 Mar 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55310 Entrevue avec Mario Laframboise, libraire à la librairie Gallimard de Montréal.

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Cette semaine, Le Délit a pu s’entretenir avec Mario Laframboise, libraire à la librairie Gallimard de Montréal. Il a répondu à nos questions sur son parcours, les responsabilités de son métier et les défis du quotidien auxquels il doit faire face.

Le Délit (LD) : Tout d’abord, peux-tu me parler un peu de toi et de ton parcours en tant que libraire?

Mario Laframboise (ML) : J’ai commencé par faire des études de théâtre à l’École Nationale de Théâtre du Canada (ENT) en écriture dramatique. J’ai obtenu mon diplôme en 2016. Dans le contexte de la pandémie, le théâtre, ça devenait compliqué pour moi, mais j’avais besoin de sortir de chez moi. J’avais déjà de l’expérience en vente, et lorsque j’ai eu l’opportunité de travailler pour la librairie Monet, j’ai sauté sur l’occasion. Je lisais beaucoup, j’ai toujours été un littéraire. Cet intérêt pour les arts m’a poussé à travailler chez eux. J’ai commencé dans l’entrepôt, avant de devenir libraire. Dès lors, j’ai commencé à avoir un gros coup de cœur pour ce métier. Alors que j’étais très intimidé par les libraires à l’époque, travailler dans ce domaine m’a incité à poursuivre sur cette voie. Après près d’un an et demi, un poste s’est libéré à Gallimard et j’ai postulé. C’est chez Gallimard que je me suis retrouvé comme à la maison. C’est là où je me suis dit : « Je veux faire carrière ». Cela fait maintenant trois ans et demi que je suis libraire.

« On est constamment confronté à nos angles morts de nos savoirs en tant que libraire. Plus on en sait, plus on se rend compte qu’on ne sait rien »

Mario Laframboise, libraire chez Gallimard à Montréal

LD : Qu’est ce qui te plait le plus dans ton métier?

ML : Le rapport aux clients, mais pas que. On a tendance à réduire le métier à ça, mais ce n’est pas seulement le cas. Ce que j’aime, c’est pouvoir apprendre quotidiennement sur la littérature et le monde de l’édition. On se rend compte qu’on ne peut jamais tout lire, car la quantité de livres publiés chaque jour est immense. Malgré cela, on rencontre des auteurs, des lecteurs, des éditeurs. Je suis baigné dans cette culture et c’est très enrichissant humainement. En plus, j’aime les tâches quotidiennes que nous devons effectuer, comme réceptionner les livres, les répertorier, les emballer… Le métier de libraire est riche.

LD : Quel est le plus gros défi auquel tu es confronté?

ML : La chose principale sur laquelle je travaille, c’est ma confiance en moi. On est constamment confronté aux angles morts de nos savoirs en tant que libraire. Plus on en sait, plus on se rend compte qu’on ne sait rien. Ça demande beaucoup d’humilité de dire à un client qu’on ne sait pas, mais qu’on va se renseigner. C’est une opportunité pour apprendre, mais gagner en confiance en soi, c’est le plus dur. Ça ne me diminue pas en tant que personne de ne pas savoir quelque chose. Je suis aussi épaulé par des co-directeurs qui m’aident à me développer, tout comme mes collègues. Il y a souvent des clients qui sont étonnés qu’on ne connaisse pas tel auteur ou tel livre. La beauté de la chose, c’est qu’on en apprend tous les jours !

LD : En quoi consiste la journée type d’un libraire? Quelles sont les tâches que tu dois effectuer?

ML : Ce n’est pas pareil dans toutes les librairies, mais chez Gallimard, on s’occupe de tout. La journée type varie, car on a des rotations. Généralement, le matin, quelqu’un s’occupe de réceptionner les livres que nous recevons. Il y a aussi une personne qui traite les commandes en ligne. En plus, nous devons répondre quotidiennement aux courriels que l’on reçoit. Durant la journée, on doit également répertorier les livres et aider les clients, évidemment. Enfin, nous sommes aussi chargés de créer du contenu pour nos réseaux sociaux, d’écrire des notes de lecture, de gérer les stocks, et de s’informer de l’actualité pour être au courant de ce qui se passe dans le monde littéraire. Les gens ne s’en rendent pas toujours compte, mais en réalité, le métier de libraire c’est à peu près 15% de service à la clientèle et 85% de gestion de stock.

LD : Plus spécifiquement par rapport à Gallimard, pourquoi avoir choisi d’y travailler? Qu’est ce qui rend cette librairie unique?

ML : Je dirais que c’est leur vision. La librairie Gallimard forme une toute petite équipe par rapport à d’autres. Ils ont un désir de former des libraires de carrière et la volonté d’offrir une formation à long terme avec des libraires qui connaissent leur métier en profondeur. C’est dans cette vision que je me suis reconnu. Je veux viser l’excellence, pas du jour au lendemain, mais petit à petit essayer de devenir meilleur. Chez Gallimard, je suis entouré de personnes qui m’inspirent, notamment mes co-directeurs, et qui ont beaucoup d’expérience. De plus, il y a évidemment le prestige associé avec la maison d’édition Gallimard, comme avec les collection « la Pléiade », « la Blanche », « Du monde entier », « Folio ». C’est une maison d’édition qui contribue depuis plus de cent ans au rayonnement de la littérature. Beaucoup de personnes viennent nous voir pour acheter des classiques parce que nous sommes une librairie qui travaille sur le fond. On propose aussi de la nouveauté, mais ce fond, c’est important de le connaître. Enfin, quelque chose que je trouve important de souligner, c’est la proximité avec les universités et les milieux culturels. Chaque jour, je fais face à une clientèle qui me pousse intellectuellement et me stimule malgré les difficultés que je rencontre. C’est une clientèle très variée : certains viennent pour me parler d’actualités, d’autres sont très cultivés et ont besoin de recommandations précises.

« Les gens ne s’en rendent pas toujours compte, mais en réalité, le métier de libraire c’est à peu près 15% de service à la clientèle et 85% de gestion de stock »

Mario Laframboise, libraire chez Gallimard à Montréal

LD : Quels genres de livres proposez-vous à la librairie?

ML : On ne travaille pas seulement avec Gallimard, mais aussi avec d’autres maisons d’édition. On propose vraiment de tout à la librairie et on essaie de mettre la littérature québécoise en avant. En littérature du monde, on classe les livres par groupe linguistique ou par pays. Chaque librairie va proposer un classement un peu différent. Ce que j’apprécie dans cette façon de faire, c’est que ça met de l’avant la diversité littéraire. Ce n’est pas « la » littérature, mais « les » littératures du monde. Cette catégorisation nous invite à apprécier la langue et les cultures différemment.

LD : Peux-tu me parler du rapport avec le client? As-tu des anecdotes?

MD : Les clients ont beacoup d’attentes lorsqu’ils viennent chez Gallimard. Ils sont parfois intimidés par les libraires – d’autres fois, c’est nous qui le sommes par eux – mais aussi par le prestige de la maison d’édition. Pourtant, plus les gens nous parlent, plus ils sont surpris de voir que nous sommes des gens faciles d’accès et que notre métier est simplement de promouvoir la lecture. Ils constatent que l’on peut parler de tout et qu’on est ouvert d’esprit. Il nous arrive de ne pas viser juste lorsqu’on fait des recommandations, mais les clients reviennent nous voir pour en parler, et nous arrivons à mieux les comprendre. Le métier de libraire nous demande de faire preuve de beaucoup d’humilité et d’accepter le fait qu’un livre ne peut pas plaire à tout le monde. On lit toujours avec subjectivité. Même lorsqu’on essaie de créer une connexion avec le client, la lecture reste un voyage solitaire. J’ai deux anecdotes que j’aime partager. Je me souviens d’un client qui m’a demandé des conseils pour trouver un roman policier. Je lui avais conseillé un livre et il m’a avoué par la suite que ça allait être son premier livre en tant qu’adulte. Je lui ai dit de ne pas être gêné et j’espérais que ma recommandation allait lui donner l’envie de lire. Je trouve ça beau comme histoire, surtout le fait qu’il ait eu le courage de venir à la librairie. La deuxième, c’était un professeur au cégep qui a été forcé d’arrêter de lire après un problème de santé. Il m’avait expliqué qu’il n’arrivait plus à lire de longs chapitres. Je lui ai donc conseillé un livre avec de courts chapitres, en espérant qu’il puisse l’apprécier. Il est revenu me voir deux semaines après pour me dire qu’il avait pu le lire au complet et que ça l’avait complètement reconnecté à la lecture. C’est ce genre de situations qui valorisent notre métier.

Portrait de Mario Laframboise par Dominika Grand’Maison | Le Délit

LD : Quels sont les événements ou les activités que vous organisez régulièrement à la librairie pour engager la communauté?

ML : Au sein même de notre librairie, on a une personne chargée de la coordination des évènements. Parfois, les éditeurs que nous recevons nous proposent des lancements, parfois la diffusion, ou parfois c’est nous qui les approchons. Il n’y a pas vraiment de règles. Les lancements et les autres événements promotionnels, ça permet aussi aux éditeurs de connaître le goût, le style des différentes librairies. On organise aussi régulièrement des causeries avec des auteurs étrangers, ou des discussions autour des thématiques du livre. Cela permet en quelque sorte d’abattre les barrières entre l’auteur et les lecteurs, de les démystifier. Les lecteurs sont toujours surpris de pouvoir discuter librement avec des écrivains. Enfin, on organise des événements en collaboration avec les festivals (par exemple FIKA(S) ou Métropolis Bleu) ou d’autres événements autour de la littérature, comme notre participation cette année à la Nuit Blanche avec des lectures à la librairie. Nous communiquons de trois façons : sur nos réseaux sociaux (Facebook et Instagram), notre site Internet, ainsi que notre infolettre. Il est possible de s’inscrire à cette dernière sur notre site afin de recevoir les informations concernant les événements à venir.

« Le métier de libraire nous demande de faire preuve de beaucoup d’humilité et d’accepter le fait qu’un livre ne peut pas plaire à tout le monde. On lit toujours avec subjectivité. Même lorsqu’on essaie de créer une connexion avec le client, la lecture reste un voyage solitaire »

Mario Laframboise, libraire à la librairie Gallimard de Montréal.

LD : Enfin, je suis curieuse de connaître tes goûts personnels. As-tu un livre à me recommander?

ML : Au niveau de mes lectures personnelles, je lis de tout pour apprendre davantage, mais j’aime beaucoup les polars et la littérature étrangère, plus largement. Je suis également attiré par la science-fiction. Même si, pour moi, c’est très important d’acheter de la littérature québécoise, je trouve que la littérature étrangère nous permet de continuer à aiguiser notre empathie sur le monde. Je promouvoie beaucoup cette catégorie. Enfin, si je devais recommander un livre, ce serait Fungus : Le Roi des Pyrénées d’Albert Sánchez Piñol. C’est l’histoire d’un petit diable alcoolique qui se réfugie dans une grotte et qui réveille par accident d’énormes champignons. Il décide de créer une cellule révolutionnaire anarchiste avec eux et tient des discours sur la classe prolétaire, mais agit en réalité comme despote. Ce que j’aime, c’est le décalage entre le ton épique et la situation niaiseuse. C’est aussi une réflexion intéressante sur les enjeux de pouvoir. Je ne peux que le conseiller, c’est mon livre préféré!

La librairie Gallimard se situe au 3700 Boul. Saint-Laurent, Montréal. Plus d’informations sur leur site https://www.gallimardmontreal.com/

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Aux oubliées de l’histoire https://www.delitfrancais.com/2024/02/28/aux-oubliees-de-lhistoire/ Wed, 28 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55072 Ça aurait pu être être un film, le dernier livre de Martine Delveaux.

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Paru le 20 septembre 2023 dernier aux éditions Héliotrope, le dernier roman de l’autrice québécoise Martine Delvaux, Ça aurait pu être être un film, plonge le lecteur dans l’enquête passionnée du triangle amoureux formé par les deux artistes Joan Mitchell, figure du mouvement expressionniste américain et Jean Paul Riopelle, peintre canadien vedette, avec la jeune américaine Hollis Jeffcoat. Habituellement, dans les documentaires sur le couple que forment Joan et Jean Paul, Hollis est à peine mentionnée. Les seules traces de son existence sont une note de bas de page dans une biographie de Jean Paul, et une phrase de Joan lancée lors d’une entrevue, « Jean Paul est parti avec la dogsitter [Hollis, ndlr] ». Pourtant, lorsque Martine Delvaux se voit proposer un scénario sur le couple d’artistes, c’est le personnage d’Hollis qui obsèdera l’autrice et qu’elle placera au centre de son roman.

« Beaucoup étaient célèbres mais on ne parle pas des seconds »

L’enquête commence par l’arrivée de Hollis Jeffcoat dans le Paris des années 70 en tant qu’administratrice de la New York Studio School, et sa rencontre avec le couple Joan et Jean Paul. Hébergée dans la Tour, la propriété de Joan, à partir de l’été 76 en échange de la garde de ses chiens, Hollis peint avec elle jusqu’au petit matin. Jumelles, mère-fille, amantes, leur relation s’affranchit de toute étiquette. Comme autant d’ébauches d’un même tableau, Martine Delvaux réécrit plusieurs fois au fil des pages une même histoire qui tiendrait dans un paragraphe : la rencontre de Hollis et Joan, leur amitié, l’arrivée de Jean Paul, et son départ avec la dogsitter. Autant de regards étrangers sur une relation dont l’autrice cherche à percer les mystères à travers l’exploration des archives, les plongées dans les œuvres des trois artistes, et les rencontres avec leurs proches. Martine Delvaux s’immisce dans leur vie, jusqu’à en faire partie.

« C’est finalement cette lutte pour la postérité d’Hollis qui forme le corps du roman, ce lien post-mortem entre l’autrice et son personnage, qu’elle appelle sa jumelle »

Ce roman est un questionnement permanent. Pourquoi pas elle? Pourquoi pas Hollis? Pourquoi l’avoir condamnée à l’oubli? Figée pour la postérité dans le rôle de l’étudiante séductrice qui part avec le compagnon de celle qui l’a accueillie, Hollis aurait pu jouir du même succès que Jean Paul et Joan. Hollis est une artiste, dont le talent a été immédiatement reconnu par Joan et Jean Paul, qui sollicitent tous deux son avis sur leurs peintures. Pourquoi alors a‑t-elle été cantonnée à cette note de bas de page, elle qui a occupé une place si importante dans l’œuvre des deux? Muse, amie ou amante, la femme est systématiquement mise au second plan de l’oeuvre, rapportée à une figure masculine dont elle ne peut se détacher. Comme Martha Gellhorn et Hemingway, Hollis n’existe que dans le sillage de Jean Paul. Véritable anthologie féministe de l’art, le roman de Martine Delveaux met l’histoire d’Hollis en perspective avec d’autres similaires, d’artistes et de leurs muses, elles-mêmes créatrices, et pourtant reléguées au second plan.

Le récit est décousu, organisé comme le carnet de notes de l’autrice, sautant d’une période, d’un personnage à un autre au gré des comptes rendus de ses entrevues et de ses recherches, agrémenté de ses commentaires, de digressions féministes sur la peinture ou le cinéma. Comme un passant observant un peintre à l’œuvre, le lecteur suit deux trames : l’ébauche de la vie de Hollis et du couple Jean Paul et Joan ; et le cheminement de l’autrice, son travail, ses passions et ses doutes. Perdu dans les détails décousus et les digressions, le lecteur voit apparaître une vie complexe et libre, et découvre une personne centrale aux deux artistes, mais ignorée du grand public. Ce roman raconte aussi le combat de l’autrice, luttant contre le magnétisme de Jean Paul et Joan pour écrire l’histoire de Hollis, le récit que personne n’a écrit. Face à la myopie de l’histoire officielle, qui, pour un nom sauvé de l’oubli en condamne tant d’autres, Martine Delvaux replace Hollis au centre du triangle amoureux, et place les deux artistes dans son orbite. C’est finalement cette lutte pour la postérité d’Hollis qui forme le corps du roman, ce lien post-mortem entre l’autrice et son personnage, qu’elle appelle sa jumelle. C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué, Martine Delvaux s’emparant du sujet un mois après la mort d’Hollis Jeffcoat. Ça aurait pu être un film…

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Plongée dans une librairie indépendante : De Stiil https://www.delitfrancais.com/2024/02/21/plongee-dans-une-librairie-independante-de-stiil/ Wed, 21 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54931 Entretien particulier avec Aude Le Dubé.

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Au cœur du Plateau Mont-Royal, nichée dans la rue Duluth, se trouve la librairie De Stiil. Une véritable oasis littéraire au milieu du tumulte urbain, cette boutique d’angle, baignée dans un vernis blanc, évoque l’atmosphère des quartiers bohèmes de Notthing Hill ou de Brooklyn. J’ai eu la chance de m’entretenir avec Aude Le Dubé, la fondatrice de la boutique. Installées près d’une des nombreuses fenêtres qui encadrent la boutique, un rayon de soleil timide nous réchauffait, nous faisant momentanément oublier la température glaciale de l’extérieur. Nous nous sommes alors plongées dans une conversation envoûtante sur la littérature, l’art et l’importance des librairies indépendantes dans notre société.

« Véritable oasis littéraire au milieu du tumulte urbain, cette boutique d’angle, baignée dans un vernis blanc, évoque l’atmosphère des quartiers bohèmes de Notthing Hill ou de Brooklyn »

L’entretien a été édité dans un souci de clarté et de concision.

Philippine : Est ce que vous pouvez vous présenter?

Aude Le Dubé (ALD) : Je m’appelle Aude, je suis née en France, j’ai déménagé au États-Unis où j’ai vécu 16 ans, pour ensuite partir en Suisse pour dix années. Ça fait maintenant 12 ans que j’habite à Montréal.

Philippine : D’où vient cette passion pour la lecture et l’écriture? Comment en êtes-vous arrivée à ouvrir une librairie?

ALD : Je dirais que ma fascination pour la littérature a débuté dès mon enfance avec Agatha Christie et s’est approfondie avec Marguerite Duras, que j’admire notamment pour Le Ravissement de Lol V. Stein. J’aime son style d’écriture faussement simple, qui va au cœur des choses. Sartre disait « J’ai pas le temps de faire court », et bien, je dirais que Duras avait le temps de faire court. Alors j’ai décidé de poursuivre une carrière en tant qu’autrice et traductrice. L’aventure De Stiil a donc émergé de mon histoire dans le monde de l’édition. En arrivant à Montréal en 2018, j’ai ouvert une boutique qui vendait initialement ce qu’on peut appeler des beaux livres et des objets d’art. C’est lors du premier confinement que j’ai constaté que les clients s’intéressaient principalement aux romans. J’ai donc rapidement élargi notre assortiment pour répondre à cette demande croissante.

Philippine : Pourquoi ce choix de vous tourner vers de la littérature anglophone en tant que française?

ALD : Ça fait maintenant 45 ans que je lis de la littérature anglophone. Je trouve que c’est plus vivant, avec davantage de place pour les voix féminines, différents genres et styles, que je trouve moins dans d’autres langues. Nous vendons surtout des livres traduits. Les livres traduits de langues étrangères en anglais représentent seulement 3% de la production dans le monde de l’édition. Alors, en tant que francophone, si on veut lire beaucoup, la production de littérature en français pourrait ne plus être adéquate pour répondre à nos besoins. Moi, j’ai simplement reproduit ce qui m’attire. Je suis particulièrement attirée par la littérature allemande, donc j’en ai beaucoup, mais il y aussi des traductions du japonais, de l’hébreu, de l’italien, de l’arabe, du français, ça voyage beaucoup.

Philippine d’Halleine

Philippine : Comment décririez-vous le concept de votre boutique? L’esthétique de vos livres joue-t-elle un rôle dans vos ventes? Et quel type de clientèle vous cherchez?

ALD : Évidemment que l’esthétique joue un rôle important pour moi, mais aussi pour les clients. Les livres qu’on ne propose pas, c’est-à-dire, les romances, les livres young adult, sont généralement laids, mais de toute manière ils ne m’intéressent pas, donc le choix n’est pas difficile. À l’inverse, il m’est déjà arrivé de commander des livres passionnants, mais la couverture était si hideuse qu’il m’a été impossible de les vendre ; les consommateurs ne sont pas réceptifs. La clientèle est très jeune. Il y a des préjugés sur le fait que les jeunes ne lisent plus la littérature papier à cause des nouvelles technologies, mais moi je pense que ce sont surtout les personnes âgées qui sont concernées par ce déclin.

Philippine : Vous ne constatez donc pas de baisse de lecture chez les jeunes? En tout cas au niveau papier?

ALD : Au contraire! Maintenant, plus rien ne nous appartient. On n’achète plus de disques, on stream la musique, et c’est pareil pour les livres ; on achète en ligne ou sur Kindle. Donc je pense que les gens constatent cela et préfèrent posséder un livre papier. Souvent, ils lisent en bibliothèque, et après, ils viennent acheter ici, parce que c’est important de pouvoir échanger, de pouvoir prêter, donner et partager ses livres. Tandis que les clients qui viennent, savent ce qu’ils veulent et savent qu’ils peuvent le trouver ici. On fonctionne beaucoup par thème. On a une table appelée Uplifting Reads [lecture édifiante, ndlr] parce que le monde est déprimant en ce moment. J’achète comme une lectrice, pas comme une libraire. C’est donc ça la différence.

« La fiction, la littérature, ce n’est pas pour nous aider à vivre, c’est pour nous aider à sortir de nos vies. C’est pour nous aider à ne pas vivre. »

Philippine : Des conseils pour parvenir à se mettre à la lecture pour le plaisir, pour sortir des cours?

ALD : Les gens qui veulent lire, c’est très simple, mais ça peut être difficile de le faire naturellement, notamment pour les étudiants qui lisent pour les cours toute la journée. J’ai un seul conseil : se débarrasser de son téléphone. Seulement 15 minutes pour commencer ; se mettre dans une autre pièce silencieuse pour quelques minutes de lecture. Le lendemain 20 minutes, puis 30. Il faut laisser la magie opérer. La fiction, la littérature, ce n’est pas pour nous aider à vivre, c’est pour nous aider à sortir de nos vies. C’est pour nous aider à ne pas vivre.

Philippine : Vous me parliez de la littérature expérimentale comme un style de lecture qu’on peut trouver ici, auriez-vous des conseils de livres pour débuter?

ALD : En fait, la littérature expérimentale, ce n’est pas un narratif littéraire, ce n’est pas nécessairement une histoire, ça prend diverses formes. Huysmans, George Perec ou Prévert étaient de cette littérature. C’est de l’art facile à lire, qui sort des sentiers battus, d’une l’histoire avec une introduction et un développement et une conclusion. C’est peut-être plus original. Encore plus moderne, je conseillerais Wild Milk de Sabrina Orah Mark.

Philippine : Pour conclure, deux livres à acheter chez De Stiil ce mois-ci?

ALD : Le Prophet’s Song de Paul Lynch, je pense qu’il deviendra un grand classique contemporain. Et Kairos par Jenny Erpenbeck, tout simplement brillant.

Retrouvez la librairie au 351 Avenue Duluth E, Montréal, et suivez la page instagram pour vous tenir au courant des événements organisés par l’équipe De Stiil, qui réserve régulièrement de jolis moments à partager entre passionnés et débutants.

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La Transparence, au-delà des apparences https://www.delitfrancais.com/2024/02/21/la-transparence-au-dela-des-apparences/ Wed, 21 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54948 Critique de Panorama de Lilia Hassaine

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Panorama, paru en août 2023, est le troisième livre de l’écrivaine et
journaliste française Lilia Hassaine. Lauréat de deux des prestigieux prix littéraires français, le Prix Renaudot et le Prix des Lycéens, ce roman se situe à la frontière entre utopie et dystopie et plonge le lecteur dans une enquête policière dans une société française futuriste de 2049, à l’ère de la Transparence.

Rien à cacher


Le roman s’ouvre sur le procès de la justice française. En 2029, un influenceur célèbre victime d’inceste par
son oncle plusieurs dizaines d’années auparavant décide de faire justice lui-même face à l’irrecevabilité de sa plainte. Le meurtre est filmé et diffusé sur les réseaux sociaux, lançant la revenge week. Partout en France, les victimes se soulèvent et se vengent de leurs agresseurs. Le flic pourri, le patron d’une entreprise pétrolière, le voisin qui bat sa femme, tous y passent. Face à l’ampleur du mouvement et aux manifestations appelant à la réforme de la justice, le gouvernement tente de réprimer sans succès, plie et finit par s’effondrer. Après sept jours de terreur, c’est la révolution, le début de l’ère de la Transparence. Les institutions sont démantelées, les lois abolies et toute décision est désormais passée par référendum sur internet, et rendue publique. Mais la Transparence n’est pas seulement politique, elle est aussi individuelle et architecturale. Au nom de la paix civile, pour combattre les violences du passé commises dans la discrétion des espaces clos, les murs doivent tomber. L’intimité devient un luxe égoïste auquel la population renonce en réformant l’architecture. Les maisons, bureaux, lieux de culte sont abattus et remplacés par des édifices en verre. Exposés constamment à la vue de tous, les criminels entrent dans les rangs, les violences domestiques diminuent jusqu’à disparaître grâce à la surveillance constante des voisins suspicieux qui n’hésitent pas à appeler les gardiens de protection au moindre soupçon.

« À l’ère de la Transparence, l’exemplarité est de mise. L’intimité est égoïste puisque personne n’a rien à cacher, et pourtant, un couple et son enfant disparaissent »

Après avoir plongé le lecteur dans cette société utopique, Lilia Hassaine nous emmène dans une trame policière qui passionne la population de 2049. Au cœur d’un quartier huppé, dans un bloc de verre exposé à la vue de tous, une famille disparaît. L’enquête révèle quelques gouttes de sang, identifie des suspects potentiels, mais faute de pistes tangibles et sous la pression du chef de police, elle est classée sans suite, jusqu’à la découverte des corps un an plus tard. Avec cette enquête, l’autrice interroge les mécanismes dystopiques de cette société futuriste : son rapport à l’éducation avec l’abolition du risque transformant les enfants en clones idéaux pas si parfaits, la marchandisation de l’intimité, et la violence symbolique et réelle d’une population qui se veut assainie.

Au-delà de la fiction


Le style de prédilection de Lilia Hassaine n’est pas la science-fiction. Ses deux romans précédents, Soleil Amer, et L’Oeil du Paon traitent respectivement de l’intégration d’une famille d’immigrés dans la France des années 80 et de la dangereuse ivresse d’une jeune croate qui intègre la jeunesse aisée parisienne. Dans son dernier roman, Panorama, l’autrice dresse avec succès le portrait d’une société qui nous ressemble, où les murs transparents interdisent les secrets, où la pénétration dans l’intimité d’autrui ne se fait plus seulement par nos téléphones, mais par l’architecture même de la société. Reclues derrière des murs de verre, les personnes sont prisonnières du regard des voisins, des passants qui les scrutent en permanence et leur imposent une image. À l’ère de la Transparence, l’exemplarité est de mise. L’intimité est égoïste puisque personne n’a rien à cacher, et pourtant, un couple et son enfant disparaissent. Dans une société fictive qui nous invite à réfléchir sur notre rapport à la liberté, à la démocratie, Lilia Hassaine nous plonge dans une trame policière dont l’on peine à sortir.

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Triste Tigre : Au-delà du silence https://www.delitfrancais.com/2024/01/17/triste-tigre-au-dela-du-silence/ Wed, 17 Jan 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54203 Plongée dans le prix Fémina 2023 de Neige Sinno.

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Avertissement : Cet article traite des sujets du viol et de l’inceste.

Dans son roman Triste Tigre, lauréat du prix Fémina 2023 et nominé pour le Prix Goncourt, Neige Sinno, écrivaine française, nous embarque dans son témoignage sur l’inceste qu’elle a subi entre ses sept et 14 ans par son beau-père. Se distinguant par son traitement d’un sujet considéré comme trop violent par certains, le récit explore avec minutie la relation complexe entre une victime et son bourreau. Tout au long de l’ouvrage, l’autrice détaille son parcours depuis sa naissance jusqu’à ses 46 ans, en passant par la rencontre de son beau-père, son enfance, sa vie familiale, les viols, sa décision en 2000 de porter plainte, et enfin, le déroulement du procès. L’autrice adopte une approche avant-gardiste, amorçant son récit en exprimant son désir d’écrire en étudiant la position du bourreau, condamné à neuf années d’incarcération, dans un langage se voulant souvent maladroit qui oscille entre plusieurs noms et adjectifs pour décrire la « Neige enfant ». Ce choix narratif offre au lecteur une perspective nouvelle et nuancée, tout en soulevant des questions importantes sur la nature humaine, allant de l’introspection personnelle à une analyse sociétale et sociologique.

La métaphore du tigre : cruauté et complexité

Au premier abord, l’image du tigre peut être interprétée comme représentant la victime du viol, combinant la force et la rage de survivre avec une vulnérabilité sous-jacente qui s’exprime par le sentiment de tristesse. Cependant, au fil de la lecture, le lecteur peut découvrir une nouvelle interprétation du titre, où le tigre décrit plutôt l’agresseur lui-même, le prédateur qui se jette sur sa proie silencieusement, sans éveiller les soupçons. Le terme « triste » pourrait ainsi refléter l’expression de regret ou de chagrin que le beau- père a pu exprimer, visant à manipuler les émotions et les sentiments de sa victime. Une attitude qui cherche à susciter de la compassion afin de justifier ses actes, tout en maintenant la victime dans le silence, la présentant comme provocatrice et responsable de l’agression. Cette manipulation, on la retrouve également au cours du procès du beau-père de Neige, où des excuses et des demandes de pardon seront utilisées pour atténuer la sanction.

L’autrice de Triste Tigre explore différents profils de violeurs. Certains présentent une psychologie pathologique, tandis que d’autres cherchent une gratification particulière à travers l’acte de domination sexuelle. Cet acte devient un moyen de contrôle, de puissance et de reconnaissance pour ces agresseurs. L’analyse de Neige Sinno approfondit la psychologie des violeurs, mettant en évidence leur besoin de dominer les victimes, autant sur le plan sexuel que mental. Persuader la victime de prendre plaisir à l’agression devient un objectif majeur, qui sert de cheval de bataille à la défense lors des procès. L’autrice montre que les violeurs, en l’occurrence son beau-père, cherchent alors à détruire l’innocence de la victime en rejetant la faute sur elle, sous prétexte que l’agression était un moyen d’exprimer de l’amour. L’exemple poignant de la jeune Neige, qui oscille entre rébellion et contradiction pendant la journée, jusqu’à sa soumission impuissante la nuit venue face à son beau-père, souligne la complexité des dynamiques familiales et des abus.

« L’analyse de Neige Sinno approfondit la psychologie des violeurs, mettant en évidence leur besoin de dominer les victimes, autant sur le plan sexuel que mental »

Au coeur des pensées d’une victime

Neige Sinno aborde le thème de la peur constante des victimes de viols répétitifs, illustrée dans des œuvres telles que Je verrai toujours vos visages, sorti au cinéma l’année dernière. L’écrivaine évoque les sentiments de terreur qui s’intensifient les nuits où l’agresseur ne se manifeste pas, créant une attente longue et étouffante due à l’incertitude de connaître le moment où la sentence tombera. Le livre explore de manière percutante les questionnements de la victime sur sa position en tant que « favorite » de l’agresseur, suscitant des interrogations déchirantes. Pourquoi ne vient-il pas?

Ce questionnement atteint son apogée lorsque l’écrivaine découvre que l’agresseur fréquente d’autres femmes, ajoutant une dimension supplémentaire à la douleur et la confusion de l’expérience traumatisante.

L’autrice offre également des perspectives nuancées sur le processus de reconstruction individuelle des victimes, soulignant la réalité selon laquelle la guérison totale de cette honte peut s’avérer impossible, mais aussi l’importance d’apprendre à vivre avec cette dernière. Chaque individu réagit de manière unique à l’expérience du viol, déconstruisant son rapport à la sexualité. Sinno précise qu’il n’y a pas de réaction universelle chez les femmes violées, révélant que pour sa part, sa relation à la sexualité est épanouie. Bien qu’elle ne considère pas avoir de rapports troublés à la séxualité, elle admet avoir fait l’objet d’une introspection sur d’anciennes habitudes, cherchant à se réapproprier son rapport au sexe.

Entre soutien et déni

Triste Tigre explore aussi les réactions des proches, notamment celle de la mère de Neige, qui a mis près d’un an à quitter son conjoint après avoir appris ce qu’il avait fait subir à sa fille. Le livre dévoile les difficultés rencontrées par la victime pour sensibiliser sa mère à son combat et soulève une question cruciale sur la perception des violences subies, à savoir si la mère ignorait réellement les actes de son conjoint à l’égard de sa fille.

Une facette troublante du récit, quoique récurrente d’un témoignage à l’autre, concerne la défense persistante de l’agresseur par la communauté qui l’entoure. Dans Triste Tigre, l’homme était apprécié du village et la renommée de son profil de sauveteur en montagne semblait prévaloir sur les accusations portées contre lui. Cette réaction met en lumière les préjugés sociaux et la réticence à remettre en question la réputation d’une personne influente, notamment celle d’un homme, même face à des preuves accablantes, sous prétexte que le comportement de cet homme à leur égard s’est toujours avéré irréprochable. L’autrice souligne également l’importance de l’aveu de culpabilité émis par l’agresseur lors du procès. Sans cette confession, dû au nombre de témoignages en soutien à l’accusé, le dossier aurait vraisemblablement été classé sans suite. Neige Sinno nous livre ici une analyse percutante, qui dépeint les enjeux complexes du processus judiciaire et la nécessité de preuves tangibles pour rendre justice aux victimes, sans lesquelles le non-lieu est rapidement déclaré.

Une évolution littéraire

Les différentes autopsies des textes existants sur l’inceste et le viol, réalisées au début du livre permettent de retracer une trajectoire historique des représentations et de la compréhension du viol, de l’inceste et de la pédophilie dans la littérature. Les écrits de Christine Angot, Virginie Despentes, Toni Morrison, ainsi que les études des œuvres de Virginia Woolf et du fameux Nabokov, offrent une perspective intéressante sur la manière dont la société a abordé ces questions au fil des décennies et mettent en lumière les progrès et les défis qui persistent.

En examinant ces textes, nous pouvons mieux comprendre comment la littérature a façonné et reflété les changements culturels, tout en nous invitant à réfléchir sur la manière dont elle continue d’influencer notre compréhension collective des violences sexuelles. On note notamment l’ouvrage incontournable et controversé de Vladimir Nabokov, Lolita, publié en 1955. Cette œuvre emblématique a suscité des débats virulents et a marqué un tournant dans la manière dont la société percevait et discutait la pédophilie. L’auteur lui même avait reconnu un demi-siècle plus tard que son roman portait sur la pédophilie, et non pas sur la soi-disant provocation d’une enfant de 12 ans, tel que cela avait été interprété à l’époque. En comparant la réception et l’interprétation initiale de ce roman à celles d’aujourd’hui, Neige Sinno retrace l’évolution des normes sociales et des attitudes, à même la littérature.

Un témoignage éducatif

Triste tigre est donc plus qu’un simple roman-témoignage, c’est un texte didactique qui éclaire sur les réalités du viol, de la pédophilie et de l’inceste, mais aussi sur les réalités du système judiciaire : seulement 10% des femmes victimes d’agressions sexuelles décident de porter plainte, et seulement 1% de ces dépositions aboutissent à une condamnation. Neige Sinno conclut son roman sur un beau moment partagé avec sa fille, où elles discutent de l’importance du consentement, du choix et de la parole. Le livre nous propose alors une vue d’ensemble sur un système judiciaire trop souvent faillible, dans une société où la honte érige un mur de silence, où les victimes se taisent par peur du jugement des proches, où elles s’isolent sous le poids des secrets enfouis.

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Plume québécoise : zoom sur Kim Thúy https://www.delitfrancais.com/2024/01/10/plume-quebecoise-zoom-sur-kim-thuy/ Wed, 10 Jan 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54069 Écrire l’immigration du Viêt Nam au Québec.

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Kim Thúy, autrice d’origine vietnamienne, s’est imposée comme une voix majeure dans le paysage littéraire québécois depuis 2009, à travers ses œuvres sur l’expérience complexe qu’implique le fait d’être immigrante. Elle a reçu plusieurs prix, dont le prestigieux Prix littéraire du Gouverneur général en 2010 pour son livre Ru, qui l’a propulsée sur la scène littéraire internationale. Ses courts récits, qui traitent de l’expérience migratoire et de l’adaptation à une nouvelle culture, sont tous rédigés en français, sa « seconde langue maternelle », comme elle le dit, et sont traduits dans 29 langues. Les ventes de ses ouvrages s’élèvent aujourd’hui à plus de 765 000 copies dans le monde.

Enfance

À l’âge de dix ans, Kim Thúy fuit la répression du régime communiste au Viêt Nam avec ses parents et ses deux frères. Comme beaucoup, sa famille est forcée de prendre la mer à bord d’une embarcation de fortune. Après un long périple, elle parvient enfin à s’installer au Canada. Cette expérience d’immigration, elle la raconte avec une sensibilité si particulière. Avec humour et tendresse, elle parvient à transmettre son choc culturel et son adaptation délicate à l’hiver québécois. Elle partage également son apprentissage long et difficile de la langue française.

Oeuvres littéraires

Son premier roman Ru est publié en 2009 chez Libre Expression. Composé de courts récits autobiographiques mettant en scène ses proches, il raconte le long voyage de sa famille et leur progressive adaptation à leur nouveau milieu de vie au Québec. Mère d’un enfant atteint d’un trouble du spectre de l’autisme, elle aborde également ce sujet, et y sensibilise ainsi le public. En 2011, elle publie À toi avec Pascal Janovjak : une série d’échanges épistolaires, un coup de foudre amical entre deux auteurs expatriés. Puis, la fiction Mãn, en 2013, dont le récit est celui d’une Vietnamienne arrivée au Québec à l’âge adulte, sa mère l’ayant mariée à un restaurateur vietnamien déjà installé ici. En 2016, l’autrice propose un nouvel ouvrage inspiré de son histoire familiale. Vi raconte la fuite de Saïgon d’une mère et de ses quatre enfants, l’expérience migratoire, le deuil du pays et le choc des cultures.

« Les œuvres de Thùy résonnent avec des lecteurs de divers horizons, offrant une perspective intimement liée à l’expérience de nombreux Canadiens »

Un récit qui s’adapte au cinéma

Son récit autobiographique éponyme Ru a vu le jour au cinéma le 24 novembre 2023 dernier. Réalisé par Charles-Olivier Michaud et scénarisé par Jacques Davidts, il connaît déjà un grand succès et dépasse maintenant 1,5 million de dollars au box office! Ce succès québécois continue d’attirer de nombreux cinéphiles en salle chaque jour. Il prendra d’ailleurs l’affiche dans toutes les autres provinces du Canada à partir du 26 janvier prochain. Ce long-métrage a aussi donné lieu à une réédition du roman original avec l’ajout d’annotations, d’images du film, d’anecdotes supplémentaires, et même d’observations manuscrites de la part de Kim Thúy sur son parcours littéraire.

Parler immigration

Au-delà des récompenses, Kim Thúy occupe une place spéciale dans le paysage culturel canadien en abordant la question de l’immigration. Dans un pays connu pour sa diversité, les œuvres de Thùy résonnent avec des lecteurs de divers horizons, offrant une perspective intimement liée à l’expérience de nombreux Canadiens. Ses œuvres servent de pont entre les cultures, mettant en lumière les défis et victoires des immigrants. Alors que le Canada continue d’évoluer en tant que nation multiculturelle, des auteurs comme Kim Thúy jouent un rôle crucial en facilitant la compréhension et la célébration de la diversité.

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Addictions, dépendances et obsessions en création littéraire https://www.delitfrancais.com/2023/09/27/addictions-dependances-et-obsessions-en-creation-litteraire/ Wed, 27 Sep 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=52537 Rencontre avec Laurance Ouellet Tremblay.

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Pour cette édition spéciale, Le Délit a rencontré Laurance Ouellet Tremblay, écrivaine et professeure de création littéraire et de théorie psychanalytique à l’Université McGill, dans le but de mieux comprendre les liens entre les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession, et celui de la littérature. La création artistique, à travers divers époques et courants, a souvent été associée à la consommation de substances qui altèrent l’esprit et la perception. Ces substances seraient-elles réellement bénéfiques à la création? D’où l’écrivain d’aujourd’hui tire-t-il son matériau? Ces questions, parmi bien d’autres, seront adressées dans cette entrevue.

Le Délit (LD) : Vous enseignez la création littéraire et la théorie psychanalytique à McGill depuis 2018. Peut-on faire le lien entre votre travail et les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession? D’où vient votre intérêt pour ces thèmes?

Laurance Ouellet Tremblay (LOT) : C’est pas tout à fait en lien, il ne faut pas essayer de tout mettre dans le même panier. Ce qui m’intéresse dans la théorie psychanalytique, c’est qu’on comprend que la cure de la parole, que parler, chez l’humain, peut révéler plusieurs choses, mais on comprend aussi que nous sommes assujettis au langage. Cette condition-là, c’est ce que j’appelle le scandale de la parole créatrice, le fait qu’il faille faire du nouveau avec ce vieux code usé qu’est le langage. Et c’est un peu le paradoxe de l’écrivain, finalement, donc ces questions-là d’écriture et d’assujettissement m’intéressent beaucoup. Maintenant, la dépendance, c’est aussi une forme d’assujettissement, n’est-ce pas? C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup intéressée puisque par nature, je suis intéressée aux œuvres, disons plus radicales, plus expérimentales. Aussi, c’est un fait que chez les écrivains et les artistes, de tout temps, il y a eu une certaine culture de la consommation, pas chez tous et toutes, mais chez certains. C’était un choix qu’ils faisaient consciemment d’aller explorer. Consommer, c’est altérer son esprit, que ce soit par les drogues ou l’alcool. Donc qu’est-ce que ça module dans la création? Qu’est-ce que ça lui permet? Qu’est-ce que ça lui retire? Ce sont ces questions-là, en fait, qui m’intéressaient et je me suis dit que je pourrais monter un cours là-dessus et interroger les œuvres d’écrivains ayant côtoyé ces substances.

« Il faut défaire une certaine idéalisation de ce phénomène-là. Je ne crois pas que l’on écrive de meilleurs poèmes, en tout cas, selon mon expérience, lorsque l’esprit est affecté »

LD : Vous êtes l’autrice de cinq œuvres, dont un recueil de poésie intitulé La vie virée vraie, publié l’année passée. Est-ce qu’on peut retrouver les sujets de l’addiction, de la dépendance et de l’obsession dans vos propres œuvres?

LOT : Oui, dans la dernière, définitivement. Et aussi dans ma vie, dans ma pratique d’écriture. En fait, je suis une poète qui a flirté avec l’altération de l’esprit et qui a vu ce que ça pouvait permettre ou non. Le dernier livre que j’ai écrit a été composé complètement au club de jazz, sous l’influence de la musique jazz live et donc aussi de l’alcool, et sous une certaine influence de la marijuana, je l’avoue, vu que c’est légal maintenant. Il faut défaire une certaine idéalisation de ce phénomène-là. Je ne crois pas que l’on écrive de meilleurs poèmes, en tout cas, selon mon expérience, lorsque l’esprit est affecté. Par ailleurs, le fait d’altérer mon esprit, par exemple dans les soirées jazz, m’amène à vivre des expériences qui ne font pas partie du quotidien, qui ne sont pas dans la routine, des expériences qui sortent de l’ordinaire un peu. Et ça, ça exalte la création. Mais par la suite, c’est le retravail, et ce retravail-là, il se produit lorsque l’on est sobre. Dans mon recueil, je parle de consommation, surtout d’alcool, mais ce n’est pas le thème central, ça fait seulement partie de la vie, finalement.

LD : Est-ce que le fait d’écrire peut devenir lui-même une obsession, une dépendance? Vivez- vous cela vous même en tant qu’écrivaine?

LOT : C’est intéressant. Pas tout à fait, mais j’ai connu des écrivains qui avaient un rapport à l’écriture beaucoup plus invasif, effectivement, beaucoup plus obsessionnel. Mais, comme vous dites, par exemple, le fait de travailler un poème jusqu’à l’épuisement, jusqu’à sa fin, jusqu’à on ne sait pas où, c’est l’expérience de l’écrivain ou de l’écrivaine. Je crois que c’est avec l’expérience qu’on finit par comprendre quand le texte est prêt, quand le texte est mûr, disons-le comme ça. Avant, c’est du tâtonnement, donc oui, ça peut se comparer à un certain type d’obsession qui est très prenant, mais je ne ferais pas de parallèle si direct que ça.

« On est dans une époque où l’autofiction et le rapport à soi sont mis de l’avant, n’est-ce pas? Maintenant, les écrivains trouvent le matériau de leur écriture un peu dans leur quête intérieure »

LD : Pensez-vous que l’écriture peut agir comme échappatoire à l’obsession ou aux addictions?

LOT : C’est complexe. Premièrement, ce qu’il faut comprendre, c’est que dans ma perspective, ce n’est vraiment pas thérapeutique, mais ce n’est en rien un jugement de valeur. C’est plutôt d’observer ce que l’altération de l’esprit permet dans la pratique. Est-ce que l’écriture peut être une échappatoire? Je pense que l’écriture peut avoir une fonction thérapeutique, dans beaucoup de cas : l’écriture en général, l’écriture d’un journal intime, l’écriture d’une lettre, parce qu’elle permet de réfléchir et d’acquérir une certaine distance face au moment vécu. Maintenant, est-ce que l’écriture littéraire peut être une échappatoire aux addictions? C’est intéressant. Dans le cours, on voyait The Recovering de Leslie Jamison. Il y a toute une tradition d’hommes qui ont bu, dans la littérature, mais elle, c’est une femme qui a bu beaucoup lors de ses études en littérature, dans cette volonté d’imitation de Poe, de Kerouac et des écrivains buveurs et fumeurs. Et elle s’est bien rendue compte que ça l’amenait un peu dans le mur, donc elle a arrêté de boire. Et vraiment, d’un point de vue qui n’est pas prosélyte, qui n’essaye pas de convaincre, elle nous raconte son processus dans ce livre autofictionnel. En ce sens-là, l’écriture devient la scène d’exposition de son changement d’habitudes, disons-le comme ça. Mais je crois que l’écrivain n’écrit pas à vocation thérapeutique. Ça dépend du cas. Je ne mettrais vraiment pas de loi globale par rapport à l’écriture comme moyen de se sauver des addictions.

LD : Qu’est-ce qui vous a amenée à vouloir étudier et maintenant enseigner la théorie psychanalytique?

LOT : C’est une longue histoire. Ma directrice de thèse, Anne Élaine Cliche, était très versée dans la théorie psychanalytique. C’est son approche, c’est une spécialiste. Son enseignement m’a fascinée, donc j’ai commencé à étudier cela, et à moi-même, faire une psychanalyse et à comprendre les liens, les chemins de traverse qu’il y avait entre la littérature et la psychanalyse, la manière de dire les choses. On est dans une époque où l’autofiction et le rapport à soi sont mis de l’avant, n’est-ce pas? Maintenant, les écrivains trouvent le matériau de leur écriture un peu dans leur quête intérieure. Et la psychanalyse, c’est une enquête, c’est une manière d’investiguer qui on est, de comprendre notre architecture subjective, disons. C’est pour ça que ça me passionne profondément, ça dépasse la simple thérapie. C’est une explication de comment fonctionne la psyché humaine, qui n’a de cesse de nous étonner. On est de drôles de bêtes!

Laurance Ouellet Tremblay enseigne au Département de langue et de littératures françaises. Elle donnera un cours au trimestre d’hiver sur les théories littéraires et psychanalytiques, intitulé « FREN 335 Théories littéraires 1 ».

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Habiter Montréal et lire Dany https://www.delitfrancais.com/2023/03/22/habiter-montreal-et-lire-dany/ Wed, 22 Mar 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51383 Ou comment concilier neige et littérature.

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À Montréal, les vacances de printemps ont deux utilités : fuir la neige qui colle au goudron et lire des romans ; dévorer le papier et boire l’encre comme si elle contenait le secret de la vie heureuse.

Parce que ton année d’échange à McGill touche à sa fin et que tu n’as toujours pas ouvert le moindre roman québécois, mais surtout parce que tu te lasses de cette littérature européenne dont les personnages t’apparaissent en noir et blanc, tu décides de t’aventurer ailleurs, prendre le risque de découvrir le monde. Tu saisis au hasard d’une étagère un ouvrage fin et intriguant, un livre dont le titre sonne comme une invitation à le reposer aussitôt : Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, de Dany Laferrière. Comme tu es seul dans la librairie, sans personne pour prêter attention à tes mauvaises fréquentations littéraires, tu jettes un coup d’œil à la première page, sans même regarder la quatrième de couverture parce que tu sais que tout est toujours dit dans l’incipit. L’ironie provocatrice du titre est dépassée dès la deuxième page, tu achètes le livre. Plus tard, tu n’auras qu’un seul regret : celui d’avoir payé pour un bouquin que l’auteur invite lui-même à voler. Seulement, au moment de quitter le rayon, dans un dernier coup d’œil de connaisseur, qui veut s’assurer de ne pas laisser un chef‑d’œuvre derrière lui, tu aperçois un autre roman du même auteur, L’Énigme du retour, et tu l’emportes aussi.

« Plus tard, tu n’auras qu’un seul regret : celui d’avoir payé pour un bouquin que l’auteur invite lui-même à voler »

C’est un roman sans fierté, un chef‑d’œuvre rassurant, de ceux que l’on compte sur le bout des doigts parce qu’ils savent créer une langue neuve et émouvante tout en préservant leur simplicité. Dany Laferrière parle de lui, de son enfance passée avec des femmes (sa mère, sa grand-mère, sa sœur) en Haïti, de son père qu’il n’a pu connaître qu’à travers ce que lui en racontaient les autres, et de Montréal, la ville où il s’est installé après avoir quitté son pays natal à 23 ans et où est née sa vocation d’écrivain.

Il raconte surtout son absence, ce « temps pourri de l’exil » coincé entre deux âges : son départ de jeune homme et son retour à l’âge mûr.

En mêlant de longs paragraphes descriptifs à de courtes strophes en prose, Laferrière dote son roman d’une forte charge poétique. C’est une écriture ramassée, concise et efficace, qui donne en deux ou trois mots, soit dans un même souffle de lecteur, tout un monde à apprécier. Il fait de l’île d’Hispanolia, cette île des Caraïbes partagée entre Haïti et la République Dominicaine, un espace où les contradictions fusionnent : la terre et la mer, le luxe et la misère, le rêve et la réalité… Pour finalement s’apercevoir, après 30 ans d’absence, que cette terre où il est né demeure sa seule appartenance.

« J’ai senti que j’étais un homme perdu

Pour le Nord quand dans cette mer chaude sous ce crépuscule rose

Le temps est subitement devenu liquide ».

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Plaidoyer pour la fantasie https://www.delitfrancais.com/2023/02/15/plaidoyer-pour-la-fantasie/ Wed, 15 Feb 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50895 Ou comment apprécier les charmes d’un genre méprisé.

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L’autre jour, j’écumais les librairies du Plateau, séduite par leur atmosphère d’authenticité, les bibliothèques de bois ancien et la promesse d’une ouverture culturelle. Seule ombre au tableau, je constatai une nouvelle fois l’absence de la moindre section « fantasie » (ou fantasy, mais non pas « fantaisie ») parmi les étagères chargées de livres. J’étais attristée, mais pas surprise : dans le meilleur des cas, la fantasie ne se retrouve qu’avec une pauvre étagère de 10 bouquins. C’est un genre souvent jugé comme inférieur, facile ou enfantin, très peu littéraire, quand la réalité est beaucoup plus riche. Cet article s’adresse à tous les sceptiques de la fantasie. Ceux qui ne croient pas en sa légitimité et ne connaissent pas sa profondeur ; j’en suis convaincue, ils passent à côté des plus beaux univers.

Commençons par une définition. La fantasie, du grec phantasia (l’imagination) est un genre littéraire relativement récent, qui émerge dans la littérature anglo-saxonne durant la seconde moitié du 19siècle. J.R.R Tolkien, auteur du très apprécié Seigneur des Anneaux (1955) est aujourd’hui considéré comme un des pères fondateurs du genre, dont il a aidé à établir les normes.

La fantasie est un récit s’inscrivant dans un univers dont les règles sont définies par la magie et le surnaturel. Elle se distingue ainsi du « fantastique » où le surnaturel fait irruption dans univers réaliste pour en perturber les lois. On peut également différencier les sous-genres de la fantasie : la High Fantasy (univers totalement différent du nôtre) et la Low Fantasy (univers semblable à notre réalité mais dont la magie est partie prenante), dont Le Monde de Narnia et Harry Potter sont respectivement les œuvres les plus emblématiques. La confusion entre fantasie et fantastique est née dans le monde de l’édition francophone où la High Fantasy est associée à la fantasie, et la Low Fantasy au fantastique. Genre très versatile, la fantasie s’adresse autant aux enfants (Percy Jackson) qu’aux adultes (Le Trône de Fer) ; abordant les thèmes de l’aventure, de la romance, de la guerre… mais surtout de l’affrontement entre le bien et le mal.

L’omniprésence de la magie, qui rapproche la fantasie des contes de fées, pousse certaines personnes à lui refuser la profondeur intellectuelle des romans plus « littéraires ». Pourtant, la créativité dont fait preuve un auteur de fantasie est absolument remarquable. Il peut s’agir de la complexité des paysages, de la diversité de la faune et de la flore qui habitent les univers, en passant par des sociétés aux multiples cultures et langues (Tolkien a créé une véritable langue elfique que l’on peut apprendre!) ; ou bien d’inscrire des éléments surnaturels dans la complexité de notre univers, sans créer d’incohérence, mais au contraire, de telle façon que l’on croirait presque à leur existence dans notre monde.

Le travail de l’imaginaire n’est jamais aussi grand que dans la fantasie. Et pourtant, le détail et le temps nécessaires accordés à l’univers n’empêchent pas les auteurs d’aborder de réels thèmes sociaux, politiques ou même environnementaux. C’est notamment le cas du racisme dans le Seigneur des Anneaux : à travers des êtres fondamentalement différents (elfes, nains, faunes), bien plus dissociables entre eux que les êtres humains, les auteurs présentent ces différences comme des barrières entre les personnages que ces derniers feront peu à peu tomber. Cependant, la qualité de la fantasie qui m’a le plus saisie enfant, ce qui m’a fait ouvrir ces romans, c’est la possibilité d’un voyage. Une œuvre de fantasie emmène toujours son lecteur dans une épopée incroyable et offre un moyen d’échapper à l’ennui du quotidien. Les paysages merveilleux, les créatures étranges et les temporalités nouvelles que l’on rencontre permettent de se détacher de la vie, de l’univers commun et connu. Ce qu’offre la fantasie en particulier, c’est ce que recherchent beaucoup de gens dans leurs lectures : l’occasion de sortir de soi-même et voir plus loin. 

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La désobéissance en perfusion https://www.delitfrancais.com/2023/02/08/la-desobeissance-en-perfusion/ Wed, 08 Feb 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50797 Quelles leçons retenir de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza?

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Le début est un peu rude. En essayant de résumer à ma colocataire les 40 premières pages de cet énorme livre – qui en fait un peu moins de 700 au total – parce qu’elle se demandait bien ce qu’un roman aussi immodestement intitulé L’Art de la joie pouvait contenir, je me suis rendu compte qu’il ne s’adressait peut-être pas à tout le monde. D’abord, parce qu’il est long, très long, et que Sapienza ne se soucie pas d’aider le lecteur à garder le fil du récit, ni de la flopée d’intrigues secondaires qui fleurissent autour de la quête existentielle de la protagoniste principale, un peu à la manière d’un roman de García Márquez. Ensuite, parce qu’il entretient une préoccupation quasi-obsessionnelle avec des thèmes tels que l’inceste (peu de rapports sexuels y échappent), la masturbation, l’extrémisme politique, le suicide, la maladie et la mort.

Vous venez sûrement de lire la pire introduction qu’il est possible d’écrire quand on veut donner aux gens l’envie de lire Goliarda Sapienza, mais comme le livre se vend lui-même très mal – il s’ouvre sur la masturbation accidentelle d’une fillette de quatre ans au côté de sa sœur handicapée, suivie d’un cunnilingus, puis d’un viol par son père quelques années plus tard – , je m’y suis résolu. On n’entre pas dans L’Art de la joie dans l’espoir de conforter sa morale bourgeoise ou pour savourer une histoire d’amour expurgée, mais on vient pour y prendre une grande bouffée de liberté, exalter son esprit frondeur et découvrir le magnifique dessin d’une émancipation féminine, qui est en fait une émancipation tout court. Le titre du roman est à la fois intriguant et limpide,
il suggère un enseignement qu’il ne contient pas, une série de leçons pour apprendre à vivre heureux (c’est-à-dire libre) qui ne sont jamais clairement édictées mais que rien ne m’empêche de vous donner.

« Elle est habitée par l’urgence de vivre et cherche par tous les moyens à accélérer ce fastidieux processus d’édification de soi qui commence à la naissance et qu’on appelle la vie »

Leçon 1 : Transgresser

La désobéissance, c’est la ligne de conduite que s’applique Modesta, le personnage principal. Née le premier jour du premier mois de l’année 1900 dans une famille pauvre d’une région pauvre d’Italie, elle est d’abord envoyée vivre dans un couvent à la suite de la mort de sa mère, puis au sein d’une famille noble, les Brandiforti, à la mort de la mère supérieure du couvent. Dans cette maison prospère, où elle entre comme bonne d’enfant et finit par devenir grande propriétaire terrienne, Modesta se construit intellectuellement, socialement et, parce qu’il semble que cela soit un pendant indispensable, sexuellement.

En dépit de sa phénoménale ®évolution, Modesta demeure le personnage le plus constant du roman car elle est férocement attachée à ses principes d’indépendance. Elle a quelque chose de l’enfant sauvage, qui s’étonne toujours et ne se dompte jamais. Elle n’a pas de morale, elle est capable de tuer si quelqu’un fait obstacle à son destin. Modesta mène sa barque avec un seul objectif en vue : celui de s’émanciper de toutes les aliénations, toutes les sujétions, et de s’affirmer comme un être libre, indépendant et fort.

Sa quête ne s’apparente pas à celle des héros d’apprentissage du 19siècle parce qu’elle est à la fois plus pure et plus abstraite ; elle ne part pas à la conquête de la gloire, ni de l’argent, ni d’un savoir absolu, elle veut seulement découvrir le sens de sa propre vie, arriver au bout de son destin. Elle est habitée par l’urgence de vivre et cherche par tous les moyens à accélérer ce fastidieux processus d’édification de soi qui commence à la naissance et qu’on appelle la vie.

Leçon 2 : Lire, lire énormément et rejeter le fascisme

La longueur du roman s’explique en partie par le fait que Sapienza veut rendre la totalité du développement intellectuel de Modesta : depuis l’athéisme qu’elle nourrit au couvent, en passant par la philosophie des Lumières et la pensée socialo-anarchiste qu’elle découvre dans la bibliothèque des Brandiforti, puis le communisme qu’elle embrasse avec son amant Carlo, la psychologie freudienne avec son amante Joyce, etc. Elle est perpétuellement attirée par les idées nouvelles qui l’aspirent tour à tour, à l’exception du fascisme mussolinien qu’elle rejette radicalement. D’un côté, elle ressemble singulièrement au siècle qui naît avec elle ; ce vingtième siècle polymorphe qui passe d’un extrême politique à un autre, d’un idéal de société à un autre, traverse les catastrophes (la Grande Guerre, la grippe espagnole, la guerre civile, etc.), les recycle et continue d’avancer. Mais, d’autre part, la modernité optimiste de Modesta contraste avec la bêtise des personnages qui l’entourent et la tendance réactionnaire de l’époque dans laquelle elle vit. Elle semble anachronique parce qu’éperdument éprise de liberté. Très ouverte dans ses mœurs et dans sa manière de concevoir le genre, elle est souvent rapprochée au personnage masculin-féminin d’Orlando de Virginia Woolf.

Alexandre Gontier | Le Délit

Leçon 3 : Aimer (au sens de faire l’amour, bien sûr)

L’Art de la joie repose en partie sur les rapports sexuels dont il est parsemé comme une constellation de saynètes qui provoquent parfois le rire, parfois l’indignation, mais participent toujours de l’intrigue. Modesta s’affirme et se construit par le sexe. Après des premières expériences qui sont soit accidentelles, soit subies (sans pour autant que l’autrice ne suggère de traumatisme), Modesta s’éduque, et éduque ses amants et amantes au plaisir volontaire et consenti. L’un des passages les plus amusants se situe vers le milieu du roman, quand la jeune femme d’environ 20 ans apprend à un homme sensiblement plus âgé qu’elle, comment il doit s’y prendre pour faire jouir une femme. Pour être libertaire, Modesta n’est cependant pas libertine. Elle étanche sa soif d’aimer à plusieurs sources et cherche le plaisir dans l’amour, mais ce n’est jamais un plaisir orphelin de sentiments. Elle déclare ainsi que « l’amour et le sexe sont enfants l’un de l’autre ». Chaque relation sexuelle doit apporter quelque chose de nouveau à la jeune femme, une charge d’excitation neuve, comme un corps étranger ou une philosophie inédite.

Cette liberté de ton, notamment dans le domaine sexuel, explique que le roman de Goliarda Sapienza n’ait jamais été publié de son vivant dans une Italie acquise à la morale catholique. Il a fallu près de trois décennies, et le flair de la critique littéraire française, pour que ce roman soit lu et apprécié à sa juste valeur. Goliarda Sapienza fait donc partie de ces nombreuses artistes dont l’œuvre ne fut véritablement découverte qu’après leur mort : cela vaut bien un modeste hommage.

Il y a les auteurs que l’on aimerait bien rencontrer pour les remercier d’un bon moment qu’ils nous ont fait passer et il y a ceux que l’on a pour amis sans avoir jamais pu les connaître ; ceux qui, derrière la sobre couverture d’un bouquin et la promesse d’une belle aventure, nous offrent un espace où vivre et une voix(-e) pour grandir. Ce sont nos amis, que l’on préserve de la mort glacée d’une notice Wikipédia, et qui nous arment contre la solitude et l’ennui. Goliarda compte désormais parmi les miens. 

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Lire anarchiste au 2035 Saint-Laurent https://www.delitfrancais.com/2022/10/19/lire-anarchiste-au-2035-saint-laurent/ Wed, 19 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49322 Entrevue avec un membre de la bibliothèque DIRA.

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Au troisième étage du bâtiment situé au 2035 boulevard Saint-Laurent se trouve la bibliothèque anarchiste DIRA, acronyme pour «Documentation, Information, Références et Archives». Le Délit a rencontré Franklin*, membre impliqué à la bibliothèque, pour discuter du fonctionnement de la DIRA et du partage d’informations anarchistes au Québec.

Le Délit (LD) : Qu’est-ce que la bibliothèque DIRA?

Franklin (F) : DIRA est un établissement ouvert à une pluralité d’opinions et basé sur le principe que l’information devrait se partager librement; les gens peuvent emprunter un livre ou un document ou en consulter sur place.

La DIRA est organisée de façon anarchiste. Tous les mois, nous avons une rencontre pour décider des permanences et discuter des événements qui auront lieu à la DIRA. La DIRA offre aussi du contenu majoritairement anarchiste; nous avons des sections d’ouvrages marxistes, des sections moins politiques, mais de façon générale, nos ouvrages portent sur des sujets de gauche. De prime abord, la DIRA est un espace de partage d’informations qui regroupe des gens fantastiques que j’aime beaucoup.

LDL’accès à la bibliothèque est-il ouvert à toutes et à tous ou faut-il plutôt devenir membre avant d’y accéder?

F: Aucun besoin de devenir membre, c’est vraiment ouvert à toutes et à tous! La majorité des gens qui visitent la DIRA sont des gens qui se promènent sur le boulevard Saint-Laurent et qui voient la porte ouverte de la bibliothèque. Pour emprunter un livre, il n’est pas non plus nécessaire d’être membre, il faut seulement laisser son nom et le moyen par lequel on souhaite être rejoint·e·s. Ensuite, les gens peuvent partir avec le livre pour une durée d’environ un mois. Donc oui, c’est une institution ouverte à toutes et à tous.

LD: Sur le site web de la DIRA, il est mentionné que la DIRA est un «collectif libertaire». Le terme «libertaire» est-il synonyme d’« anarchie», ou les termes sont-ils distincts?

F: Le terme libertaire est utilisé en Europe de manière très différente des États-Unis. La manière dont je comprends le terme, c’est qu’en Europe, le mouvement libertaire est un mouvement qui n’est pas nécessairement basé sur les libertés individuelles, comme c’est le cas pour le mouvement «libertarian» des États-Unis. En Europe, le mouvement libertaire semble plutôt basé sur l’idée de s’organiser ensemble afin de travailler vers une plus grande liberté collective.

«Nous avons notamment des ouvrages portant sur la théorie anarchiste, sur ‘‘l’anti-gentrification’’, sur les droits des animaux et sur l’anarcho-féminisme»

LDSelon toi, pourquoi est-il important de rendre accessibles des ouvrages anarchistes?

F: Pour plusieurs raisons. Les ouvrages que nous avons à la bibliothèque portent sur plusieurs branches de l’anarchisme. Nous avons notamment des ouvrages portant sur la théorie anarchiste, sur «l’ anti-gentrification», sur les droits des animaux et sur l’anarcho-féminisme. Les ouvrages de la bibliothèque ne portent pas seulement sur la description d’idéologies anarchistes; ils visent aussi à renseigner sur les façons dont les différentes branches de l’anarchisme opèrent dans le vrai monde.

LDSelon toi, comment se porte le mouvement anarchiste au Québec?

F: C’est difficile de répondre à cette question, car le mouvement anarchiste au Québec est un mouvement diffus qui s’organise de façon non hiérarchique. Il n’y a donc pas de grande convention qui regroupe tous·tes les anarchistes au Québec et qui permet d’évaluer si le mouvement se porte bien. Comme il n’y a pas de grande organisation ouvertement anarchiste, il y a donc beaucoup d’anarchistes qui s’impliquent dans différents mouvements sociaux en tant qu’individus, sans pour autant contribuer à une organisation ou une cause qui se dit ouvertement anarchiste. Je pense que tous les mouvements sociaux ont une branche anarchiste, et que l’anarchisme n’est pas un seul mouvement; c’est plutôt une pluralité de mouvements qui travaillent ensemble. Certains événements tels que le Salon du livre anarchiste de Montréal regroupent tout de même beaucoup de gens, ce qui pourrait être un indicateur du statut du mouvement anarchiste au Québec.

LDQuel(s) ouvrage(s) conseillerais-tu aux gens qui aimeraient s’initier aux idées anarchistes?

FC’est une grande question. Honnêtement, je pense que la façon dont nous concevons la documentation est souvent restreinte à la littérature imprimée ou en ligne. Je dirais qu’il y a beaucoup de partage d’informations anarchistes qui se fait à travers le partage d’histoires orales, à travers notamment les souvenirs et récits de personnes anarchistes qui font partie du mouvement depuis longtemps. L’anarchisme, c’est plus large que le marxisme, par exemple, qui est un courant de pensée sur lequel les gens peuvent se renseigner seulement par la lecture. Si les gens sont intéressés par l’anarchisme, je leur conseillerais de passer à la DIRA, et les membres présents pourront leur recommander des ouvrages en partant de leurs centres d’intérêt déjà existants. Je n’ai donc pas de recommandation spécifique, mais pour ma part, en ce moment, je peux partager le livre que je suis en train de lire: Take the City: Voices of Radical Municipalism, édité par Jason Toney. Sinon, je recommande aussi d’aller jeter un coup d’œil à la Bibliothèque communautaire du Comité de citoyen·ne·s de Milton Parc.

Vous pouvez suivre la DIRA sur leur site web et leur page Facebook.

*Nom fictif. Franklin tient à préciser que les propos rapportés dans l’entrevue sont les siens et ne reflètent pas les politiques ou les positions officielles de la bibliothèque DIRA. L’entrevue a été réalisée en français et en anglais. Les réponses de Franklin en anglais qui ont été traduites en français par la rédaction ont été mises en italiques.

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Quand Yourcenar rencontre l’opéra https://www.delitfrancais.com/2022/10/05/quand-yourcenar-rencontre-lopera/ Wed, 05 Oct 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49184 Un concert émouvant, une rencontre banale.

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Le concert-rencontre Yourcenar – Une île de passions, présenté par le Festival international de la littérature dans le cadre de la série «Arts croisés», nous pose une question complexe: quelle est la place de l’opéra dans l’art contemporain? Pour y répondre, un opéra à saveur féministe nous est offert. Pierre Vachon, animateur aguerri au timbre radiophonique, nous guide dans une discussion qui se veut informative et inspirante, mais qui se voit teintée par l’absence d’Hélène Dorion et de Marie-Claire Blais, les écrivaines qui lui ont donné raison d’être.

La soirée commence en musique. Stéphanie Pothier, mezzo-soprano habituée des opéras contemporains, interprète le premier extrait dans le rôle de Marguerite Yourcenar. Elle est accompagnée par la pianiste Holly Kroeker, nouvellement diplômée de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal. Les premières notes suffisent à évoquer la nature de l’œuvre: une voix puissante, un style sobre, un opéra qui se démarque par sa simplicité. Bien que l’absence d’un orchestre se fasse quelque peu sentir, la musique parvient à nous transporter dans l’univers émotionnel de Yourcenar, l’écrivaine, mais également la femme assumée.

Au fil du spectacle, six pièces nous sont présentées par les solistes principaux de l’opéra Yourcenar – Une île de passions. À la performance de Stéphanie Pothier s’ajoutent celles de la soprano Kimy McLaren dans le rôle de Grace Frick et du baryton Hugo Laporte dans le rôle de Jerry Wilson. Leur performance émouvante insuffle de la vie à une soirée autrement banale.

«Les premières notes suffisent à évoquer la nature de l’œuvre: une voix puissante, un style sobre, un opéra qui se démarque par sa simplicité»

À l’encontre du moment «concert», la portion «rencontre» de cette introduction à l’opéra est quelque peu décevante. L’absence de la librettiste Hélène Dorion, qui était dans l’impossibilité de se joindre à la rencontre, s’ajoute à celle de la regrettée Marie-Claire Blais. Dans une tentative légèrement maladroite de parer à ce manque, des entrevues filmées datant de plusieurs mois nous sont projetées sur écran blanc. L’image est floue et le premier extrait trop long pour ce type d’événement.

Bref, l’approche multimédia n’arrive pas à compenser l’absence de celles qui ont non seulement écrit, mais également imaginé l’opéra inspiré de la vie de Marguerite Yourcenar. La discussion avec le compositeur Éric Champagne, quant à elle, est intéressante, mais par moments trop technique pour les spectateurs qui s’y connaissent peu en composition musicale. En ce qui concerne les questions posées par Pierre Vachon, visant à s’interroger sur la place de l’opéra dans l’art contemporain, elles ne font que frôler la surface d’un sujet qui mérite d’être approfondi.

Dans son ensemble, le concert-rencontre Yourcenar – Une île de passions m’a laissée sur ma faim. C’est peu cher payé en considérant qu’il est difficile de trouver à Montréal un concert intime d’opéra sans avoir à vider son portefeuille. Le temps passé à espérer une conversation plus stimulante en aura valu la peine, ne serait-ce que pour avoir entendu Stéphanie Pothier chanter la scène finale de l’opéra, où l’on voit le personnage de Yourcenar faire enfin la paix avec sa solitude.

Erratum: Dans une version antérieure de ce texte, Le Délit relayait que le concert-rencontre avait été animé par Winston McQuade et que la mezzo-soprano Stéphanie Poirier interprétait le rôle de Marguerite Yourcenar. En fait, la soirée était animée par Pierre Vachon, et le rôle de Marguerite Yourcenar était interprété par Stéphanie Pothier. Le Délit regrette ces erreurs.

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La poésie des trottoirs https://www.delitfrancais.com/2022/09/28/la-poesie-des-trottoirs/ Wed, 28 Sep 2022 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=49035 Regard sur le premier livre de Nelly Desmarais.

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Marche à voix basse est paru le 8 mars 2022 aux éditions du Quartanier. Il s’agit du premier recueil de poésie de Nelly Desmarais, poète et directrice administrative de la même maison d’édition, qu’elle a rédigé en partie dans le cadre de sa maîtrise en recherche-création à l’Université du Québec à Montréal. Marche à voix basse donne à voir une déambulation, un vaste chemin à travers le soi, la souffrance, la tragédie vécue de près ou de loin, mais aussi la douceur et la proximité que l’on peut ressentir envers un lieu. Dans le cas du recueil, c’est du quartier Hochelaga-Maisonneuve dont on parle, c’est à travers lui que déambulent plusieurs voix, à travers plusieurs époques. D’une certaine manière, c’est lui qui donne lieu aux corps que le recueil mobilise, à ces subjectivités qui s’y entrecroisent.

Dans l’individuel, le collectif

Le recueil se construit comme un casse-tête – ses neuf parties sont le résultat d’un travail assidu dont la précision se fait sentir et se font écho les unes aux autres avec harmonie. Les poèmes interrogent à la fois l’expérience individuelle – la voix poétique se dédouble, alterne entre le je et le elle, raconte une errance dans le quartier, une agression, l’enfance dans un couvent – et l’expérience collective. Est notamment racontée la tragédie du cinéma Laurier-Palace, qui a pris feu en janvier 1927, tuant près de 80 enfants. Pour Nelly Desmarais, qui souligne l’importance de la structure du recueil et qui raconte les heures passées à agencer ces neuf sections, cette partie sur le Laurier-Palace tient lieu de pont entre l’individuel et le collectif. «C’est là le propos», nous dit-elle. Dans Marche à voix basse se déploie alors une réflexion parmi d’autres: comment un événement tragique vécu dans la collectivité peut-il trouver écho dans la souffrance d’un individu, et, de la même manière, comment la violence vécue sur le plan individuel peut-elle résonner à l’échelle collective? L’un et l’autre se répondent, selon l’autrice. D’où l’importance du lieu, dans lequel, pour Nelly, on projette nos histoires: «on lit le monde avec nos propres références.»

«Dans le recueil, le corps et le lieu sont poreux et entrent en dialogue: l’écriture émerge autant de l’un que de l’autre»

Le corps dans le lieu

«On n’écrit jamais seul·e», dit Nelly. En effet, si la voix de Marche à voix basse est douce, simple et efficace, elle est accompagnée des nombreux exergues qui ouvrent chaque section. Ces exergues produisent l’effet d’une constellation et soulignent l’impossibilité d’écrire sans que les textes, les auteur·rice·s qui nous habitent ne transparaissent. L’écriture nécessite ces voix qui nous sont antérieures tout autant qu’elle a besoin du lieu. Dans le recueil, le corps et le lieu sont poreux et entrent en dialogue: l’écriture émerge autant de l’un que de l’autre. Hochelaga reflète les états d’âme de la voix poétique, il y répond, il absorbe presque le corps qui se meut entre ses murs. Au-delà de toute souffrance, le quartier est là et accueille quiconque s’y échoue.

«Marche à voix basse se déploie en hommage à la vie que l’on retrouve entre les craques du trottoir, dans les enseignes effacées et derrière les fenêtres placardées»

Si Marche à voix basse s’entame avec un je qui quitte son chez-soi, qui s’élance, son dernier poème se clôt avec cette même voix qui retourne à sa chambre à la tombée du jour, pleine des choses vues. La marche encadre ainsi le recueil, lui donne son souffle et sa corporalité. Marche à voix basse se déploie en hommage à la vie que l’on retrouve entre les craques du trottoir, dans les enseignes effacées et derrière les fenêtres placardées.

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À la croisée des chemins https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/a-la-croisee-des-chemins/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48401 Entretien avec l’artiste multidisciplinaire Nicholas Dawson.

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Nicholas Dawson est auteur, éditeur, artiste, chercheur, militant. Ses dernières publications incluent le livre Désormais, ma demeure, paru en 2020 et ayant gagné le Grand prix du livre de Montréal en 2021 ainsi que le Prix de la diversité Metropolis Bleu la même année. Il a également fait paraître Nous sommes un continent, correspondance dans laquelle sa voix se mêle à celle de l’autrice Karine Rosso. Le Délit l’a rencontré au sujet de ces deux publications. 

Le Délit (LD) : Pensais-tu, plus jeune, que tu écrirais des livres et serais chercheur, parmi d’autres occupations? Quelles facettes respectives de ta personnalité associes-tu aux langues que tu maîtrises, soit le français, l’anglais et l’espagnol?

Nicholas Dawson (ND) : Pour répondre à la première partie de la question, je ne sais pas trop comment je me projetais quand j’étais plus jeune. Par contre, j’étais très intéressé par toutes les formes d’expression artistique: j’ai fait de l’improvisation, j’ai appris à jouer quelques instruments de musique, je dessinais beaucoup, puis je me suis intéressé à la lecture, à la musique, au théâtre, aux arts visuels, à l’écriture. Je rêvais certainement d’être artiste, peu importe la discipline, mais je ne savais pas si ce rêve était vraiment atteignable. Je peux dire, donc, que j’ai réalisé mon rêve d’enfance! 

Quant à la seconde question, je vous dirais que je ne sépare pas les choses comme ça. Les langues que je parle, et qui m’habitent, sont mobiles, mouvantes; elles se déplacent selon les contextes, les lieux dans lesquels je me trouve, les personnes avec qui je parle. Ce serait trop facile, trop catégorique, et franchement ennuyeux, de dire que le français occupe une place intellectuelle, l’anglais une place transactionnelle et l’espagnol une place émotive. Ce serait surtout faux et très cliché. Je pleure, je crée, je chante et j’aime dans ces trois langues, même si j’en maîtrise certaines plus que d’autres. Les langues, comme d’ailleurs les facettes de ma personnalité, sont toujours plurielles, instables, précaires. 

LD: La recherche-création se fait la colonne vertébrale de tes travaux artistiques et académiques. Elle est aussi au centre des préoccupations dans Nous sommes un continent. Que représente cette approche pour toi? Que permet-elle?

ND: Pour moi, sur le plan académique, la recherche-création a été une approche salutaire qui m’a autorisé à aborder le multilinguisme, les épistémologies alternatives, les cultural studies, les expériences de soi et personnelles, les enjeux de marginalisation (dont les enjeux raciaux et queer), sans avoir à me soumettre automatiquement à des règles centenaires traditionnelles qui reproduisent des dynamiques de pouvoir encore en place à l’université et qui maintiennent souvent les personnes marginalisées (et leurs méthodes, épistémologies et langages) dans la honte et le silence. La recherche-création était pour moi une approche qui me permettait de créer, de chercher et de théoriser avec des engagements politiques clairs et radicaux. 

« Ce serait trop facile, trop catégorique, et franchement ennuyeux, de dire que le français occupe une place intellectuelle, l’anglais une place transactionnelle et l’espagnol une place émotive. Ce serait surtout faux et très cliché. Je pleure, je crée, je chante et j’aime dans ces trois langues »

LD: Comment te positionnes-tu dans le champ littéraire québécois? Ressens-tu parfois une certaine fatigue ou une frustration liée au fait d’être étiqueté comme un écrivain de la diversité, de la communauté LGBTQ+, etc.? Comment faire l’équilibre entre la reconnaissance des obstacles engendrés par notre identité, et le désir d’universaliser, de créer des ponts entre soi-même et l’autre?

ND: Je ne suis pas fatigué de ça: ma carrière et ma visibilité dans le milieu ont été bâties entre autres par des revendications de représentation, des prises de positions antiracistes et anti-queerphobes. Ce serait malhonnête de ma part de me plaindre de cette catégorisation dont je fais l’objet alors que j’y ai moi-même contribué. Par contre, je suis fatigué de la difficulté qu’on a, dans le milieu, à croiser les enjeux et les expériences; le plus souvent, on me considère comme un écrivain «de la diversité», et plus récemment on me considère comme un écrivain queer. C’est extrêmement rare qu’on arrive à croiser les deux expériences, alors que mon travail croise toujours ces enjeux (avec aussi les enjeux de genre, de classe et d’affect). 

Par ailleurs, j’avoue que je n’ai absolument pas le «désir d’universaliser», que je ne considère pas comme un synonyme de «créer des ponts entre soi-même et l’autre». Je ne sais honnêtement pas ce que ça veut dire, «universaliser», et si c’est de se défaire de ce qui fait de chacun·e de nous des personnes singulières pour mieux être accueilli·e·s par les autres, alors je refuse complètement toute forme d’universalisation. C’est avec la singularité des gens, leurs récits, leurs expériences et leurs formations identitaires, qu’on crée des ponts : on accueille l’autre en tant que sujet, non pas en tant qu’objet exempt de toute forme de je. Je crois que les ponts se créent lorsqu’on arrive à considérer les autres, et à les écouter, en tant que sujets singuliers, dont les expériences individuelles sont inscrites dans une grande histoire sociale dans laquelle nous nous inscrivons également, avec nos expériences, nos langues, nos couleurs et nos subjectivités. Dans ma thèse, j’écris : «je + je c’est plein de nous». Il n’y a rien d’universel là-dedans, mais c’est un véritable pont qui se crée entre deux expériences de subjectivation. 

« La recherche-création était pour moi une approche qui me permettait de créer, de chercher et de théoriser avec des engagements politiques clairs et radicaux »

LD: Pour les personnes immigrantes ou de seconde génération, on parle souvent de ce sentiment d’être étranger peu importe où on va en raison de cette double-culture qui, en grandissant, est assez difficile à habiter. Comment te situes-tu aujourd’hui par rapport à cet héritage métissé, en quoi a‑t-il évolué et quels modes de pensée t’ont aidé à accepter ou à vivre avec cette «étrangeté»? Tu mentionnes notamment cette idée du soi transnational, transpersonnel, pourrais-tu la détailler?

ND: Je ne me sens pas étranger partout – en fait, oui, mais c’est plus compliqué que ça. Ce que je sens, c’est qu’on me fait sentir étranger pas mal partout, et même le mot étranger n’est peut-être pas le bon. On me fait souvent sentir comme un non-sujet, ou en tout cas, un sujet soumis aux manipulations et aux catégorisations des autres. Par exemple, au Chili, il arrive qu’on me dise que je ne suis pas un vrai Chilien à cause de mes privilèges (économiques, surtout), alors effectivement je me sens étranger dans mon pays natal. Mais il arrive aussi qu’au Chili on me dise que je suis un vrai Chilien parce que je parle «chilien» – ça m’est beaucoup arrivé quand je faisais des blagues ou quand je m’exprimais avec des mots argotiques de Santiago. Le résultat ici n’est pas tant de me sentir étranger – puisqu’on me dit au contraire «tu es des nôtres, tu corresponds au lieu où nous sommes et où tu es né» –, mais plutôt de sentir qu’il est impossible d’avoir une réelle agentivité d’appartenance et de mon récit des origines. Pareil au Québec: on me dit la plupart du temps que je suis un vrai Québécois parce j’écris, j’enseigne, je parle la langue, je suis «presque né ici», etc. Mais souvent on me demande : «tu te sens plus Québécois ou plus Chilien», ce qui est une question excessivement violente parce qu’elle me force à faire un choix – on ne pose pas cette question à des personnes nées ici et pas issues de l’immigration, et donc ce choix impose toujours qu’on ne soit jamais au bon endroit. D’une façon ou d’une autre, ce qu’on fait, c’est qu’on essaie de choisir, de classer, de catégoriser à ma place. Donc ce n’est pas tout à fait un sentiment d’étrangeté qu’un sentiment de perte d’agentivité, ce qui est à mon avis un des résultats politiques, mais aussi psychiques, les plus violents de la xénophobie et du racisme. 

LD : Dans Nous sommes un continent, Karine et toi parlez de votre rapport mitigé au français, bien qu’il soit votre langue d’écriture. Quelle place l’hétérolinguisme occupe, selon toi, dans la littérature québécoise?

ND : J’entretiens un doute avec le français, qui est parent du doute qu’on a quand on écrit, peu importe notre rapport aux langues et au nombre de langues qu’on parle, mais qui est aussi différent parce qu’on n’a simplement aucune certitude qui nous précède sur le savoir de cette langue. 

« Je crois que les ponts se créent lorsqu’on arrive à considérer les autres, et à les écouter, en tant que sujets singuliers, dont les expériences individuelles sont inscrites dans une grande histoire sociale dans laquelle nous nous inscrivons également, avec nos expériences, nos langues, nos couleurs et nos subjectivités »

Je ne suis pas sûr de comprendre la seconde partie de la question: l’hétérolinguisme dans la littérature québécoise est… partout. [rires] Je veux dire, on joue beaucoup au Québec avec les registres de langues, avec les régionalismes et avec la forme en général. On utilise aussi souvent l’anglais – moi-même je le fais pas mal. Mais ça demeure un hétérolinguisme, dans le sens où l’usage de l’anglais est la plupart du temps un usage tel que fait dans le monde social québécois (très montréalais en fait) en français, et non pas dans une entreprise de rupture des structures linguistiques. Mais on accueille relativement bien l’hétérolinguisme, à mon avis, dans le milieu littéraire québécois ; c’était très, très rare qu’on m’ait empêché d’utiliser l’espagnol ou qu’on m’ait obligé à le traduire. À la limite, j’ai connu beaucoup plus de résistance avec l’usage de l’anglais que de l’espagnol, une résistance qui n’est évidemment pas liée à l’hétérolinguisme en soi comme pratique, mais bien à l’anglais qui est peut être considéré par certain·e·s, dans une approche un peu nationaliste et un peu colonisée selon moi, comme la langue ennemie. Ça, c’est un autre débat, et j’avoue que je n’embarque pas dans ces logiques historico-nationalistes qui flirtent un peu trop selon moi avec une conception très coloniale et très «puriste» de la langue française. 

LD : Dans ce même livre, Karine et toi échangez sur le passage de «l’écriture de la colère» à « l’écriture compatissante», en parlant entre autres de l’épuisement qui peut parfois s’enchaîner à force de dénoncer, de militer; un mouvement qui relève de la nécessité, mais qui entraîne aussi une lourde charge émotionnelle. Comment arrives-tu à garder l’équilibre entre ces deux postures tout aussi importantes l’une que l’autre? 

ND : Qui a dit que je garde l’équilibre? [rires] Je blague à moitié: la fatigue et l’épuisement professionnel sont monnaie courante parmi les militant·e·s et les personnes marginalisées. Ça m’est arrivé plus d’une fois. Je dirais que j’essaie de mieux choisir mes combats, de créer des réseaux de solidarité pour mieux se partager la tâche des dénonciations, des actions et d’autres formes de militantisme, qui sont aussi des communautés de soin et de sécurité. J’essaie aussi d’être davantage compatissant avec moi-même: ne pas embarquer dans la prochaine chicane ou dans le prochain scandale peut parfois être très salutaire, malgré la honte, le sentiment de désolidarisation ou juste le FOMO que ça peut produire. Il faut avoir de la compassion pour soi et pour les autres, pour les limites de nos luttes, pour militer et écrire sur nos expériences de marginalisation. Sinon, ça peut rapidement devenir violent, pour soi et pour les autres. 

« L’hybridité et les métissages sont pour moi des manières de demeurer dans l’arène, en situation de doute et de questionnements, des manières de m’assurer de ne pas fixer ce que je crée, de ne pas m’asseoir sur des certitudes qui peuvent devenir des prisons ou au contraire des maisons beaucoup trop confortables »

LD : En plus d’écrire, tu as aussi une pratique photographique que tu intègres à Désormais, ma demeure. Qu’est-ce que la photographie te permet d’exprimer que l’écriture ne peut pas, et comment conçois-tu le mélange des genres et des médiums qui caractérise cette œuvre? Quelles sont les choses ou les thématiques que tu trouves les plus difficiles à exprimer par le langage écrit?

ND : Encore une fois, j’ai du mal à séparer les choses comme ça. Je ne sais pas, honnêtement, pourquoi je vais toujours voir ailleurs – dans les dernières années, je fais moins de photo et beaucoup plus d’art sonore. Je crois que c’est à penser comme ma pratique d’écriture: l’hybridité et les métissages sont pour moi des manières de demeurer dans l’arène, en situation de doute et de questionnements, des manières de m’assurer de ne pas fixer ce que je crée, de ne pas m’asseoir sur des certitudes qui peuvent devenir des prisons ou au contraire des maisons beaucoup trop confortables. Je veux pouvoir me déplacer le plus possible, parce que rien n’est stable pour moi, à commencer par l’identité. C’est peut-être simplement, donc, par une chose très, très simple: l’adéquation fond/forme. Je travaille sur l’instabilité des identités, ça se fait donc par une éternelle instabilité de formes. 

« J’ai l’impression que les textes et les livres que j’écris sont la simple démonstration de processus d’apprentissage toujours ouverts, en cours, inachevés. Je vois l’édition de la même manière : elle me permet de demeurer dans cet état d’apprentissage constant »

LD : Qu’est-ce que ton travail d’éditeur représente pour toi, par rapport à ta pratique d’auteur? Comment se complètent-elles, ou au contraire, entrent-elles en opposition l’une à l’autre?

ND : Elles ne sont pas en opposition, mais parfois elles sont en conflit, ou plutôt en tension. J’apprends à lire et à écrire, c’est mon truc de toujours. En tant qu’écrivain, je n’ai pas l’impression d’arrêter, d’arriver à un résultat de connaissance de l’écriture quand le livre est achevé et publié. Au contraire, j’ai l’impression que les textes et les livres que j’écris sont la simple démonstration de processus d’apprentissage toujours ouverts, en cours, inachevés. Je vois l’édition de la même manière: elle me permet de demeurer dans cet état d’apprentissage constant. De ce fait, je ne suis pas un éditeur qui dit aux auteur·rice·s «ceci est mieux comme ça et c’est tout» comme si j’avais la vérité. J’entre en conversation avec eux·lles et leurs œuvres, nous cheminons ensemble, nous entrons dans un processus de manière à continuer à apprendre ensemble ce qu’est écrire et lire. Cela se fait en maintenant une tension entre ce qu’on vit, ce qu’on lit et ce qu’on écrit, entre les relations. C’est cette tension que j’entretiens entre l’édition et mon écriture. Des fois, c’est confortable, la plupart du temps ce ne l’est pas. Et c’est très bien ainsi.

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Revenir à La Vallée des fleurs https://www.delitfrancais.com/2022/04/06/revenir-a-la-vallee-des-fleurs/ Wed, 06 Apr 2022 13:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=48404 Un trajet aux allures de passage obligé.

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Plus de cinq ans après le succès international d’Homo sapienne, la romancière Niviaq Korneliussen publiait en 2020 Blomsterdalen, dont la traduction française d’Inès Jorgensen est parue chez La Peuplade au début de l’année. Reprenant certains thèmes qui avaient marqué son premier ouvrage tels que l’homosexualité, l’identité de genre et les effets du colonialisme – le Groenland étant un pays constitutif du Danemark – l’écrivaine fait ici le pari de les approfondir par le biais d’un récit linéaire de forme plus classique que le précédent, sans compromettre les formules percutantes qui contribuent à la qualité de sa prose.

« – Et la fois où elle a sauté de la fenêtre chez notre aanna parce qu’elle croyait savoir voler ?, rit-elle.

Oui, elle me l’a raconté, dit-elle, elle m’a raconté comment elle a volé pendant quelques secondes. Moi, je ne serais jamais aussi courageuse » 

Niviaq Korneliussen

S’il se présente d’abord comme le récit d’une jeune inuite qui laisse son Groenland natal pour poursuivre ses études au Danemark, le roman se déroule majoritairement entre les villes de Nuuk et Tasiilaq, où les suicides se succèdent si rapidement que la situation est désormais normalisée dans la population. La narratrice, qui choisit de soutenir sa copine lorsqu’une cousine de 17 ans met fin à ses jours, assiste impuissante à ce spectacle tragique alors que le roman fait entendre une question, d’abord discrète, mais qui résonne avec de plus en plus d’insistance chez la protagoniste à mesure que le récit progresse: si tout le monde fait le choix du suicide, pourquoi pas moi?

« J’essaie de me persuader que, quand je retournerai et regarderai les montagnes de Tasiilaq une dernière fois, ce ne sera justement pas la dernière fois. Que je reviendrai à la Vallée des Fleurs. Qu’au moins mon corps reviendra »

Niviaq Korneliussen

C’est par des observations furtives, incisives et parfois poignantes que se démarque l’écrivaine dans son traitement de réalités complexes et encore difficiles à comprendre pour quiconque n’ayant pas fait l’expérience d’attitudes colonialistes au quotidien. De la bureaucratie étouffante («J’avais attendu toute la journée qu’Attavik, le service SOS Suicide, ouvre à 19h. J’ai appelé cinq fois avant qu’ils ne répondent») aux codes académiques abscons («Je note tout, sans rien comprendre»), en passant par les commentaires mortifiants des collègues de classe («Je suis juste surprise que toi tu sois aussi bonne en danois ?»), tout le poids qui pèse sur la narratrice se fait sentir sans qu’il faille le nommer: les situations se passent d’explications et font immédiatement comprendre leurs effets sur les personnages. Par-là, le texte trouve écho dans le contexte colonial canadien, parallèle dont le roman se saisit, non sans illustrer, comme le suggère avec pessimisme la romancière, l’absence d’autres issues pour les personnages que cette voie mortifère trop fréquentée.

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