Archives des Théâtre - Le Délit https://www.delitfrancais.com/category/artsculture/theatre/ Le seul journal francophone de l'Université McGill Wed, 27 Mar 2024 16:57:41 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.6.1 Notre Père https://www.delitfrancais.com/2024/03/27/notre-pere/ Wed, 27 Mar 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55352 Lorsque la vieillesse s’invite dans notre intimité.

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Jeudi dernier avait lieu la première représentation de la plus récente création du Théâtre du Nouveau Monde : Le Père. Annoncée par une campagne publicitaire inondant le métro, cette pièce écrite par Florian Zeller débarque de ce côté de l’Atlantique en réponse à l’appel de la société québécoise ; les nombreux baby boomers vieillissants, les affiches luxuriantes qui invitent aux résidences privées pour aînés, et le traumatisme des centres d’hébergement et de soins de longues durées (CHSLD) dont nous venons tout juste de sortir témoignent de la force de la vieillesse au Québec. Le Père est une invitation à cette dernière : on l’invite simultanément chez soi et sur scène, pour lui parler et en parler, pour en rire et la craindre, pour en discuter et la comprendre.

Ingénieur à la retraite, vivant seul dans son appartement, André reçoit des visites quotidiennes de sa fille Anne. Voilà le premier tableau qui nous est dressé : un salon bien décoré, une peinture impressionniste au mur, des étagères garnies de romans et une armoire à alcool à envier. Comme tous ceux qui rencontrent André pour la première fois, l’auditoire ne peut qu’être charmé par le personnage de Marc Messier. C’est avec une aimable courtoisie et un humour auto-dérisoire qu’André gagne la bienveillance du public : beau parleur qui ne manque pas l’occasion de complimenter, il n’hésite pas non plus à frôler le ridicule lorsqu’il commence à danser les claquettes. Comme il le dit lui même, André n’est pas de ces vieux qui sont tous ramollis, incapables de parler, de marcher ou de se nourrir seuls. Lui est encore en forme, est assez autonome pour vivre seul et n’a besoin de personne. C’est la subtile ironie de paroles comme celles-là qui font le tragique de cette farce.

Anne nous révèle bientôt qu’une nouvelle proche aidante sera engagée, décision qu’elle a prise au vu du fardeau trop imposant pour elle seule qu’était le soin de son père. La nature de l’incapacité d’André, à l’inverse du préjugé qu’il porte sur ceux de son âge, n’est pas physique, mais bien mentale. Oublis, pertes, changements de décors et d’apparence des personnages : la neurodégénérescence d’André se témoigne d’abord et avant tout par la décadence du temps. Symbolisé par sa montre disparaissante, et représentée dans l’enchaînement asynchrone des tableaux, l’oubli du temps est l’élément déclencheur de la manie névrosée qui se propage autant à l’intérieur d’André que dans les décors et chez l’auditoire. Nous suivons le père dans l’étourdissement temporel provoqué par les dialogues qui se contredisent d’une scène à l’autre : Anne n’avait-elle pas déménagé avec son mari? N’avons-nous pas déjà préparé le poulet du souper? Suis-je chez moi, chez ma fille ou dans une résidence? La finesse d’Édith Patenaude et l’habileté de la distribution artistique est à louer pour l’immersion dans laquelle sont plongés les spectateurs. Alors qu’on témoigne d’Anne qui change de visage et de cheveux, et de son ami Pierre, qui change de nom et de couleur de peau ; les manières, les attitudes, la diction et la contenance sont révélateurs d’une identité qui ne change pas. Le spectateur se pose les mêmes questions qu’André : est-ce ma mémoire ou mes yeux qui me trahissent? S’ajoute à ce jeu d’acteur envoûtant une scène qui se transforme discrètement et se vide. L’image de ses deux filles devient une peinture morne et abstraite, la table à manger devient une petite table basse, et l’étage du duplex tombe au sous-sol. Autant de détails qui mènent à la confusion et la frustration partagée entre tous dans la salle. Tout au long de la représentation, l’auditoire est plongé dans l’intimité d’André. À la fin de l’heure et demie, ce ne sont pas les médecins, la travailleuse sociale, ni même sa fille qui connaissent le mieux André, mais bien le public, qui a vécu ses tourments avec lui. Par sympathie, les spectateurs commencent à ressentir, comme André, qu’il y a quelque chose qui leur échappe, qu’on leur cache : une vérité qui est connue de tous sauf nous. Sur des scènes qui s’éteignent abruptement à leur climax, Florian Zeller construit le suspens de la révélation tragique.

Le Père tel qu’il a été mis en scène par Édith Patenaude est un ressuscitation du rôle de catharsis qu’a le théâtre. Alors que d’autres Québécois font danser des ombres sur les grands écrans à travers le monde, l’équipe du Théâtre du Nouveau Monde saisit les passions qui animent notre société et les incarne, leur donne vie et les fait mourir afin que nous puissions en rire, en pleurer, pour les comprendre dans l’espoir d’ultimement les aimer.

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Le Mont Analogue : épopée à l’Espace Go https://www.delitfrancais.com/2024/03/20/le-mont-analogue-epopee-a-lespace-go/ Wed, 20 Mar 2024 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55208 Une exploration interdisciplinaire du conte de René Daumal.

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Le Mont Analogue, spectacle faisant partie de la dernière programmation de Ginette Noiseux, était présentée à l’Espace Go – théâtre contemporain et féministe au coeur de Montréal, du 27 février au 10 mars.

Tirée du roman d’aventures alpines du français René Daumal, adaptée pour la scène par l’artiste et chorégraphe canadienne Wynn Holmes, cette pièce a su captiver le public par son mélange de danse, de musique et de théâtre, offrant une exploration envoûtante de thèmes philosophiques et mystiques.

Écrite entre 1939 et 1944, en pleine seconde guerre mondiale, l’histoire fictive raconte l’ascension du Mont Analogue, une montagne mythique et symbolique, censée être la plus haute au monde et ne pouvant être aperçue que par ceux prêts à la voir. Ce mont est inspiré par plusieurs montagnes sacrées de différentes mythologies comme le mont Kailash, le mont Fuji ou le mont Olympe ; et abriterait des animaux étranges et symboliques tels que les griffons ou les sphynx. La gravir constituerait un voyage initiatique, capable de nous transformer spirituellement.

La pièce de théâtre se déroule trois mois après la publication d’un article sur le Mont Analogue dans la Revue des Fossiles. Malgré la difficulté de son ascension, les écrits suggèrent que son escalade révélera les secrets spirituels les plus profonds de l’humanité. Motivés par cette promesse ou par l’envie d’éprouver le mythe, une équipe hétéroclite d’alpinistes, composée de scientifiques, de linguistes et d’artistes, se lance dans une expédition vers cette montagne légendaire à bord du navire L’Impossible. Situé quelque part au coeur du Pacifique, le Mont Analogue est invisible, caché derrière une coque d’espace courbe – un phénomène physique inventé qui courbe l’espace autour du Mont Analogue pour le rendre invisible à tous ceux qui ne sont pas conscients de sa présence. Cependant, le soleil crée à son lever et son coucher l’ouverture d’un passage, grâce auxquels le groupe va pouvoir entrer.

Pour atteindre leur objectif d’ascension de la montagne, les membres de l’équipage doivent se défaire de leurs
doutes et idées préconçues pour se laisser guider par leur intuition et leur imagination. Cette quête vers le sommet mystérieux promet une aventure poétique dont la magie peut nous rappeler les mondes imaginaires de l’enfance.

Cette production est le fruit d’une collaboration entre BOP Ballet Opéra Pantomime, LFDT Lo-Fi Dance Theory – une troupe de danse performative – et Espace Go. La pièce est à la croisée de plusieurs disciplines artistiques, offrant une expérience immersive où musique, danse et théâtre s’entremêlent pour créer un univers captivant. La direction artistique est prodigieuse, les jeux de lumière et d’ombre permettent au public de vivre pleinement avec les personnages ce voyage initiatique. Au vu de l’ovation debout qui a salué le spectacle, le Mont Analogue a été chaleureusement accueilli par le public. Ce qui rend ce spectacle émouvant c’est avant tout le portrait très juste
qu’il fait de notre relation à l’absolu, et la manière dont cela impacte nos relations interpersonnelles. Les relations se font et se défont au cours du périple, ce qui pose les questions de la place des quêtes individuelles au sein d’un groupe ou plus largement de la nature humaine confrontée aux mystères de l’univers et de la conscience. À travers cette exploration théâtrale, Wynn Holmes et son équipe ont réussi à capturer l’essence du roman de René Daumal. Ils ont offert au public une expérience artistique inoubliable, témoignant du pouvoir de l’art pour éveiller nos questionnements existentiels et notre imagination.

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Identité et tragédie collective https://www.delitfrancais.com/2024/02/28/identite-et-tragedie-collective/ Wed, 28 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=55097 Critique de la pièce Because of The Mud.

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La pièce Because of The Mud, présentée au théâtre La Chapelle du 19 au 22 février, raconte l’histoire de quatre trembles, un type de peuplier, faisant partie du même petit bois. Leurs identités se confondent dans ce bosquet commun et elles portent toutes le même prénom : Roberta. À leurs côtés, deux roches : l’une en granit et l’autre en quartz. Ils vivent tous sous une pluie incessante, symbole des conséquences du changement climatique. Cette mise en scène, orchestrée par le chorégraphe Nate Yaffe, marque la première représentation du texte éponyme écrit par Corinne Donly. La pièce est jouée en anglais avec des sous-titres français.

L’idée au coeur de la représentation est belle et originale. Le scénario pose des questions cruciales sur la manière dont les identités se fondent lors de catastrophes qui touchent tout un groupe, et la difficulté d’exprimer son besoin de se singulariser dans ce contexte. La pièce touche à des sujets très actuels, qui font échos à la crise climatique comme à de nombreuses tragédies collectives. Le choix de la métaphore du bosquet et des roches qui dépérissent sous la pluie incessante est très poétique et imagé.

Cependant, j’ai trouvé que certains éléments intéressants manquaient parfois quelque peu de développement, qui aurait été nécessaire afin d’avoir l’impact désiré. Par exemple, à la fin de la pièce, l’un des trembles choisit de s’appeler Robert plutôt que Roberta. Je pense qu’il est très intéressant d’avoir voulu aborder le sujet de la transidentité mais que la pièce aurait gagné à développer un peu plus là-dessus. Le discours de Robert sur son mal être de faire partie des Robertas était un peu trop général. Ce mal-être s’est perdu dans celui de toutes les Robertas, accablées de faire partie d’un bosquet qui dépérit sous la pluie, sans pouvoir exprimer leurs identités individuelles. J’ai parfois eu l’impression que la pièce essayait de dire trop de choses en trop peu de temps.La force de certaines propositions était atténuée par leur juxtaposition avec d’autres idées fortes, ce qui faisait que certains sujets pouvaient parfois sembler être amenés maladroitement.

De plus, bien que les acteurs portaient le texte avec un enthousiasme certain, j’ai trouvé que leur jeu sonnait parfois un peu faux. Leur ton et leurs expressions m’ont semblé parfois un peu exagérés, dans un style qui aurait pu tout à fait convenir à un public jeunesse, mais qui apparaissait surjoué pour le public adulte qu’il veut cibler. J’ai trouvé que le manque d’authenticité et de sincérité des personnages rendait assez difficile la tâche de s’attacher à eux, ce qui empêche de ressentir pleinement les enjeux du texte. De plus, certaines blagues manquaient un peu de subtilité et étaient un peu convenues. Quelques spectateurs riaient, mais ce n’est définitivement pas le genre d’humour qui pourrait plaire à tout le monde.

En revanche, la direction artistique était remarquable. L’obscurité constante, interrompue par de brèves éclaircies, plonge les spectateurs dans le même désespoir que les protagonistes qui attendent et espèrent l’arrivée du soleil. Au centre de la salle coule un filet d’eau incessant qui rend l’atmosphère humide.

Si certains acteurs manquent parfois un peu de justesse, ils compensent largement par leur corporalité. Leur manière de danser et d’occuper l’espace est des plus intéressantes. Alexis O’Hara a fait une belle prestation musicale sur scène, très particulière et appropriée à la pièce.

Certains éléments étaient très touchants. La relation entre la Roberta plus âgée et la Roberta plus jeune reflétait bien l’écart intergénérationnel qu’il peut parfois y avoir entre une mère et sa fille. Il y avait beaucoup de justesse dans la représentation de cette relation, avec ses silences, ses paroles, son manque de compréhension mutuelle et sa culpabilité. C’était une facette très juste et sincère, qui fut pour moi la lumière de la pièce.

Because of The Mud possède tous les éléments d’une bonne pièce de théâtre. Bien que j’aie regretté le manque de développement sur certains aspects, la pièce a su aborder un sujet profond et actuel de manière très originale, et l’exploiter avec une direction artistique qui lui a rendu honneur.

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Ulster American : identité et célébrité https://www.delitfrancais.com/2024/02/14/ulster-american-identite-et-celebrite/ Wed, 14 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54703 Critique de la pièce Ulster American présentée au théâtre La Licorne.

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Le 6 février dernier, Le Délit a assisté à la pièce Ulster American, écrite par le dramaturge anglais David Ireland et présentée au théâtre La Licorne. Cette comédie noire interprétée par Frédéric Blanchette, Lauren Hartley et Vincent Leclerc, met en scène Ruth, une dramaturge d’Irlande du Nord, Jay, acteur hollywoodien oscarisé, et Leigh, metteur en scène londonien, dans le salon de ce dernier. À la veille de la première répétition, Leigh introduit Ruth et Jay qui ne se sont encore jamais rencontrés.

Un conflit identitaire

Ulster American se présente au premier abord comme un conflit identitaire entre les trois protagonistes. Leurs identités se cristallisent et s’opposent autour du thème de la pièce. L’autrice, Ruth, originaire d’Irlande du Nord, s’identifie comme British, exaspérant le metteur en scène londonien, qui lui explique que tout son succès tient du caractère irlandais de la pièce, et que sans cela, sa pièce et elle-même ne seraient rien. De son côté, Jay, l’américain d’origine irlandaise est perdu dans des subtilités qu’il ne saisit pas : pourquoi Ruth, née en Irlande du Nord, serait British? Est-elle protestante? La tension monte, le ton hausse, et soudain, les masques tombent, et chacun se campe dans son identité respective. Jay, qui vantait les louanges de la pièce à Ruth comme la meilleure qu’il ait lue depuis dix ans, révèle sa profonde ignorance des dynamiques historiques du conflit. Son personnage, qu’il imaginait fervent catholique et pro-indépendance est en réalité un protestant schizophrène pro-Union, qui parcourt les rues de Belfast à la recherche de catholiques à tuer. Impossible pour lui de jouer ce rôle en opposition avec le sang irlandais de ses ancêtres qui coule dans ses veines, alors même qu’il n’y a jamais mis les pieds… Ruth se révèle elle aussi être bien différente des attentes du spectateur et des personnages. Interrogée sur la signification de la violence de sa pièce, la jeune autrice ne cache plus ses idées. Oui, la violence des protestants est regrettable, mais pas injustifiable selon elle. Que faire face à l’armée surentrainée, et suréquipée de l’IRA [Irish Revolutionary Army, ndlr] ? Malgré tous ses efforts, Leigh ne parvient pas à les réconcilier et sombre lui aussi dans le conflit lorsqu’il apprend que son amie est une Torie [électrice des conservateurs, ndlr], et par-dessus tout, pro-Brexit.

Avancer sans se renier

Bien que la pièce traite officiellement de l’identité, la réelle histoire qui se déroule en filigrane est celle de la célébrité. Comment accéder à la célébrité sans se renier soi-même? Chacun des personnages incarne une caricature de sa propre personne ; Jay, l’acteur oscarisé tente sans succès de se donner de la substance mais finit par se ranger derrière sa célébrité mondiale, dernier rempart face aux critiques de Ruth. Leigh tente coûte que coûte de sauver sa pièce qui bat de l’aile, n’hésitant pas à trahir ou à mentir, pour arriver à ses fins. Derrière sa façade lisse de bien-pensance, la colère laisse entrevoir sa vraie nature, sa misogynie latente. Ruth quant à elle est la jeune carriériste qui ne reculera devant rien pour parvenir au succès, prête à faire du chantage, et même à laisser sa propre mère seule à l’hôpital après un accident de voiture.

« Bien que la pièce traite officiellement de l’identité, la réelle histoire qui se déroule en filigrane est celle de la célébrité »

Une fin qui déçoit

Si le spectateur est conquis dès les premières minutes par les dialogues décomplexés, aux contresens aussi drôles que flagrants sur le féminisme ainsi que le racisme systémique, il peine à voir une porte de sortie se dessiner alors que les protagonistes s’enferment dans un conflit identitaire. Comment finir la pièce alors qu’à chaque réplique la réconciliation semble s’éloigner un peu plus? Finalement, et de manière abrupte, la fin s’impose au spectateur, violente, et déplacée, presque trop facile.

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Les mathématiciens sont des êtres sensibles https://www.delitfrancais.com/2024/02/14/les-mathematiciens-sont-des-etres-sensibles/ Wed, 14 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54721 Retour sur La Machine de Turing présentée au Rideau Vert.

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On n’en a jamais assez de se faire raconter l’histoire fascinante du mathématicien et cryptologue britannique Alan Turing. Ce héros de l’ombre de la Seconde Guerre mondiale continue de vivre à travers la pièce La Machine de Turing, présentée du 24 janvier au 24 février 2024 au Théâtre du Rideau Vert. Dans la pièce, Turing raconte son travail et ses épreuves traversées pendant et après la guerre, à travers un interrogatoire dans le cadre d’une enquête sur son cas. La Machine de Turing, a été écrite par Benoit Solès, adaptée par Maryse Warda et mise en scène par Sébastien David. Alan Turing (Benoît McGinnis) dialogue avec trois personnages clés de son entourage durant la Seconde Guerre mondiale : son amant Arnold Murray (Gabriel Cloutier Tremblay), le sergent Ross (Étienne Pilon) et le cryptanalyste et champion d’échecs Hugh Alexander (Jean-Moïse Martin).

Une histoire de solitude

Chargé de résoudre Enigma, un dispositif nazi de cryptage de messages, Turing s’acharne à bâtir une machine qui pourra rivaliser efficacement avec les cerveaux humains. Il appelle sa machine Christopher, en l’honneur de son ami d’enfance décédé. La vie de Turing n’a pas toujours été joyeuse. Préférant être mal accompagné que seul, le mathématicien entretient une relation avec Arnold Murray, un jeune homme séduisant et manipulateur. D’autant plus, les relations homosexuelles sont illégales à l’époque, ce qui le force au secret. Pour ajouter à la liste de difficultés dans sa vie, Turing se fait rudoyer par son collègue Hugh Alexander, qui ne croit pas en l’efficacité de sa machine supposée déchiffrer Enigma.

Ceci n’est pas une imitation

Ceux et celles qui ont vu le film Le Jeu de l’Imitation, mettant en vedette Benedict Cumberbatch dans le rôle de Turing, trouveront peut-être des ressemblances dans les scènes et même les répliques de La Machine de Turing. C’est sûrement parce que le film et la pièce sont tous deux basés sur la biographie intitulée Alan Turing : The Enigma écrite par Andrew Hodges. Pourtant, la pièce explore des détails moins connus de la vie de Turing qui ne sont pas abordés dans le film, comme son amour pour l’histoire de Blanche-Neige et l’influence du conte sur son suicide. La pièce met davantage en lumière les épreuves humaines auxquelles fait face Turing, plutôt que les défis mathématiques et techniques de son travail. On rencontre le cœur avant le cerveau.

« Les blagues faciles affaiblissent l’ambiance dramatique montée par le texte et les comédiens. »

L’humour est de trop

Les moments chargés de la pièce, comme les scènes de ménage entre les amants, ou les aveux de Turing au sergent Ross, sont ponctués d’un humour léger, qui vise à soulager le public. Pourtant, les spectateurs n’ont pas besoin d’être distraits lors des moments de tristesse et de douleur. L’histoire de Turing est une série de moments difficiles, qu’on s’est engagés à vivre jusqu’au bout en venant assister à la pièce. Les blagues faciles affaiblissent l’ambiance dramatique montée par le texte et les comédiens.

On ne s’habitue jamais à voir Benoît McGinnis se démener sur scène. Chaque tremblement dans la voix, chaque essoufflement et chaque larme épate par sa justesse, amplifiant la crédibilité du personnage de Turing. On se fait transporter du rire à la compassion, d’un lip sync à la manière de Blanche-Neige à un aveu courageux de son homosexualité lors d’un procès.

Les personnages interprétés par Gabriel Cloutier Tremblay, Étienne Pilon et Jean-Moïse Martin sont plus difficilement accessibles sur le plan émotionnel, mais les comédiens réussissent tout de même à les rendre un
peu haïssables et attachants à la fois. Ensemble, les quatre comédiens et le texte tissent une pièce accessible à un grand public et propice à la réflexion. La Machine de Turing rappelle que les questions comme « Les machines peuvent-elles penser? » attendent une réponse depuis bien avant l’ère de l’intelligence artificielle comme on la connaît aujourd’hui. Pourtant, la pièce dévie elle-même ces questions pour amener le public à s’intéresser plutôt à l’humain derrière la machine.

La Machine de Turing sera présentée au Théâtre du Rideau Vert jusqu’au 24 février 2024.

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Hommage à nos travailleurs essentiels https://www.delitfrancais.com/2024/02/07/hommage-a-nos-travailleurs-essentiels/ Wed, 07 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54544 La pièce Diggers pour débuter en beauté le Mois de l’histoire des Noir·e·s.

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Le 1er février, Le Délit a eu la chance d’assister à la première mondiale de la pièce Diggers de Donna-Michelle St. Bernard. La représentation marque le début de la 53e saison du Théâtre Black Theatre Workshop (BTW) et souligne le lancement du Mois de l’histoire des Noir·e·s.

« Diggers est une histoire saisissante qui offre au public un moment collectif de réflexion et de compassion »

Cette pièce, réalisée en coproduction avec le Prairie Theatre Exchange met en scène trois fossoyeurs noirs qui travaillent à l’extérieur de leur village. Successivement exclus, fatigués ou pleins d’espoirs, les trois ouvriers n’ont aucun autre choix que de continuer à creuser. Nous sommes alors invités à questionner le rôle des travailleurs, essentiels dans nos sociétés, de reconnaître leur travail acharné et d’admirer leur résilience. Ce sont en effet des individus qui ont un rôle crucial, mais trop souvent oubliés. L’absence d’indication sur le lieu précis ou l’époque (bien que cela semble se dérouler avant les années 2000) apporte un aspect universel à cette situation : peu importe où et quand, ces travailleurs ignorés sont partout autour de nous. Comme l’écrit Dian Marie Bridge, directrice artistique du Théâtre BTW, « Diggers est une histoire saisissante qui offre au public un moment collectif de réflexion et de compassion ». Posons le décor : Abdul (Chance Jones) et Solomon (Christian Paul) travaillent dans leur cimetière depuis un moment. C’est alors que Bai (Jahlani Gilbert-Knorren), personnage plus jeune, plus naïf et plus innocent, les rejoint. Alors, une maladie frappe la ville, rendant leur travail encore plus difficile. Ils se voient submergés par des montagnes de corps, leur propre pauvreté et le manque de sommeil. Leur charge de travail augmente alors que le soutien de la communauté diminue. C’est sous des pleurs, des rires et des lueurs d’espoirs que le public suit le quotidien difficile de ces trois hommes, séparés du reste de la ville par un mur qui tombe petit à petit en ruine.

En parlant de décor – littéralement, cette fois-ci – il faut dire que Courtney Moses Orbin les a bien pensés. L’absence de scène surélevée permet une réelle connexion entre les acteurs et le public. Au milieu de la pièce, une zone délimitée par une petite clôture blanche. À l’intérieur, des copeaux de bois recouvrent le sol, permettant à nos trois personnages de creuser et d’enterrer les corps. On y retrouve également un patio sur lequel les pelles sont rangées et où les trois hommes se réfugient lorsqu’il pleut. Dans un coin, une vieille pelleteuse abandonnée rappelle au public que les machines ne font pas tout. Cette atmosphère immersive est maintenue tout au long de la pièce : les personnages entrent et sortent de la « scène » en passant par les gradins. Au final, cette clôture ne sépare pas l’audience des acteurs, mais bien les travailleurs de la ville. Le dernier lien qu’ils parviennent à maintenir avec la communauté de la ville s’illustre par la « tante » Sheila (Warona Setshwaelo), qui leur rend visite avec des paniers de provisions.

Cette pièce, dirigée par Pulga Muchochoma, montre de façon juste et remarquable la manière dont nous réagissons en situation de crise, ainsi que l’importance de la solidarité entre les communautés. Cela permet au BTW de poursuivre leur philosophie. Cette compagnie de théâtre se dédie à l’œuvre de la communauté noire au Canada depuis plus de 50 ans en réalisant chaque année une pièce ayant pour but d’éduquer et de divertir leur public, permettant un rapprochement culturel et offrant une meilleure représentation des artistes et des auteur·e·s canadien·ne·s noir·e·s.

Finalement, nos applaudissements sont grandement mérités.

La pièce Diggers se tient au Centre Segal des arts de la scène jusqu’au 17 février 2024. Pour plus d’information, vous pouvez visiter leur site web.

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Quand l’épouvante côtoie l’absurde https://www.delitfrancais.com/2024/02/07/quand-lepouvante-cotoie-labsurde/ Wed, 07 Feb 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54554 Une aventure déjantée au cœur des Laurentides.

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Le rideau s’ouvre sur un personnage d’horreur mystérieux au visage masqué. Ses premiers mots sont les suivants : « La seule différence entre la réalité et la fiction, c’est que la fiction doit faire sens. » Avec cette citation, l’auteur François Ruel-Côté et le metteur en scène Cédrik Lapratte-Roy annoncent directement la couleur de leur nouvelle pièce : Terrain Glissant.

Cette pièce absurde aux allures de suspense nordique psychologique relate l’aventure en huis clos de cinq amis partis en escapade hivernale dans un chalet à quelques heures de Montréal. Seulement, tout ne se passe pas comme prévu pour le groupe : dès leur rencontre avec le propriétaire Guillaume, venu leur annoncer quelques règles impératives à respecter au chalet, la soirée dégénère.

Les personnages découvrent avec stupéfaction qu’un homme loge dans le grenier de leur chalet. Cet homme est nul autre que l’auteur américain Blake Sniper, surnommé le maître de l’horreur, soupçonné d’avoir tué sa femme. Les personnages apprennent peu après que des êtres étranges peuplent la forêt qui entoure le chalet, des créatures attirées par la peur des humains. C’est alors que l’un des personnages se volatilise et ses amis se retrouvent catapultés au sein d’une étrange enquête pour élucider sa disparition. Tout au long de la pièce, les personnages tentent de donner un sens à ce qui leur arrive, brouillant la frontière entre la réalité et la fiction. Si l’ambiance à l’intérieur du chalet donne à rire, à la nuit tombée, celle dans la forêt suscite l’angoisse. Ce que l’on retient de la pièce, ce sont des acteurs brillants, qui parviennent à nous faire passer du rire aux frissons avec brio. Les effets sonores et l’éclairage sont spectaculaires : le noir complet, les flashs lumineux, et la musique siniste nous plongent dans un monde effroyable et nous tient en haleine tout au long du spectacle. Dès que les lumières se rallument, les personnages enchaînent des blagues d’un humour bien décalé, qui nous font vite oublier l’ambiance angoissante des minutes précédentes.

« Nous sommes plongés dans le roman d’horreur du mystérieux scénariste vivant dans le grenier du chalet »

La pièce se rythme au fil des « chapitres de l’épouvante », dont les titres sont annoncés à chaque rebondissement. Nous sommes plongés dans le roman d’horreur du mystérieux scénariste vivant dans le grenier du chalet. Les protagonistes en viennent eux-même à se demander s’ils ne sont pas devenus les personnages du nouveau roman de l’énigmatique écrivain.

Après une fin tragique, toute forme de réalisme est abandonnée lorsque chaque personnage ressuscite et relate sa version des faits. Tout cela peut donner le tournis. Si une première partie de mon cerveau crie à l’absurde, la deuxième se retrouve complètement immergée dans l’histoire.

Enfin, tout au long de la pièce, une voix hors-scène nous pose des questions philosophiques absurdes : « Si un arbre tombe dans la forêt, mais que personne n’est là pour l’entendre, l’arbre est-il vivant? » Cette pièce atypique essaie-t-elle de transmettre un message plus profond? Je ne saurais dire, mais elle a certainement le don de nous bouleverser.

J’ai également apprécié les références culturelles québécoises tout au long de l’histoire. En filigrane, on y découvre la présence de critiques sociales et politiques. La pièce dénonce en effet le manque de connaissances de la population urbaine sur les parcs nationaux environnants, ainsi que le projet d’y créer un « nouveau Montréal ».

Lorsque la lumière se rallume sur la salle bondée et que les applaudissements se tarissent, j’écoute les discussions de mes voisins. Ils semblent avoir trouvé la pièce saugrenue et difficile à résumer, mais tous paraissent conquis. Si certains spectateurs ont beaucoup ri, d’autres ont eu davantage peur. Une chose est sûre, nous avons tous été traversés par une palette d’émotions.

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Ce que l’on redonne à la société https://www.delitfrancais.com/2024/01/24/ce-que-lon-redonne-a-la-societe/ Wed, 24 Jan 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54375 La pièce Bénévolat au théâtre La Licorne.

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Qu’est-ce que ça signifie, « aider la société »? Qu’est-ce que ça implique, individuellement et collectivement, « faire sa part »? Ce sont entre autres ces questions que pose la pièce Bénévolat, de Maud de Palma Duquet, où Amaryllis (Stéphanie Arav), étudiante en sciences, rigide et travaillante, aide Anthony (Mathieu Richard), jeune homme badin détenu pour meurtre, à réussir son français de première secondaire. Amaryllis affirme vouloir redonner à la société, mais révèle plus tard que cette expérience lui permettra d’augmenter ses chances d’être admise en médecine. Anthony veut finir son secondaire pour améliorer son dossier carcéral. Dans une mise en scène de Rose-Anne Déry, se déploient en huis clos les ateliers de français, qui se déroulent au pénitencier sur plusieurs semaines, lors desquels Amaryllis et Anthony apprendront à créer un lien. L’attention est portée sur les acteurs, une table et deux chaises, ainsi qu’une fenêtre derrière laquelle on peut distinguer le temps qu’il fait.

« Si le jeu de Richard semble plus naturel, l’aspect plus saccadé de celui d’Arav montre le côté droit et intransigeant de son personnage »

L’allure des personnages révèle d’emblée leur caractère : le coton ouaté d’Anthony est couvert de divers dessins et griffonnages. Amaryllis porte un tricot par-dessus une chemise, un pantalon propre et des loafers. Anthony pose des questions personnelles, fait des blagues, et remet en question les règles de grammaire. Amaryllis, quant à elle, est carrée, stricte, et veut faire le travail pour lequel elle est venue. On a devant nous deux personnages archétypaux, aux antipodes l’un de l’autre, qui servent à merveille le propos de la pièce et le fil narratif qui se dessine. Amaryllis, qui vient d’une famille privilégiée, souhaite, comme son père, devenir médecin, mais souffre depuis l’enfance d’anxiété de performance, ce qui la pousse à consacrer chaque heure de sa vie à ses études. Lorsqu’Anthony lui demande pourquoi elle veut devenir médecin, Amaryllis ne sait pas quoi lui répondre. Quant à Anthony, il vient d’une famille plus précaire. Élevé seulement par sa mère, résolue à mettre de la nourriture sur la table, Anthony a décroché avant d’avoir fini son secondaire, en proie à un problème de toxicomanie . À 19 ans, pour rembourser une dette de dope, il menace un commis de dépanneur avec un fusil et le tue. Tout sépare ces personnages : leur classe sociale, leurs repères, leur vision du monde. Ils s’apprivoisent malgré tout pendant la pièce, se révèlent graduellement l’un à l’autre, et trouvent bien davantage que ce à quoi ils s’étaient engagés.

Le texte de Maud de Palma Duquet allie moments humoristiques et passages profondément puissants et émotifs, dans un équilibre tout à fait habile. Si la majeure partie de la pièce est construite au fil des échanges entre les personnages, chacun se trouve à révéler son intériorité par des monologues. Amaryllis raconte au public des scènes ayant lieu hors de la prison, tandis qu’Anthony laisse des messages téléphoniques à sa mère. Les premiers échanges sont plutôt rapides et ne laissent pas beaucoup de place à la tension, mais l’actrice et l’acteur livrent tout de même leur texte avec virtuosité ; si le jeu de Richard semble plus naturel, l’aspect plus saccadé de celui d’Arav montre le côté droit et intransigeant de son personnage. La grande force de la pièce se trouve dans l’importante leçon humaine qu’elle porte et dans les questions qu’elle pose sans jugement. Deux personnes se rencontrent et apprennent à se connaître au-delà des apparences, au-delà de ce qui auparavant les séparait, au-delà de leurs origines. Elles apprennent à reconnaître leurs biais, leurs préjugés, leurs angles morts, et arrivent à ressentir de l’empathie l’une pour l’autre. Ce huis clos déjoue les stéréotypes et, avec sensibilité, oriente le regard du spectateur sur des enjeux majeurs, comme la justice et le système carcéral, l’éducation et son élitisme, ainsi que les relations entre hommes et femmes et les dynamiques qu’elles impliquent.

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Engagement collectif durant la pandémie https://www.delitfrancais.com/2024/01/24/engagement-collectif-durant-la-pandemie/ Wed, 24 Jan 2024 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=54338 La pièce Nos Cassandre au Théâtre Espace Libre.

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J’entre dans la salle de spectacle en ôtant mon badge d’hôpital et je perçois ces mots en lettres blanches projetés sur un écran noir. « Ce spectacle est dédié aux travailleuses et travailleurs humanitaires. » Une petite légion de spectateurs s’agite, produisant une vibration d’émerveillement et d’émotion avant même le début de la présentation. Cela préparait le terrain pour le déroulement de la pièce Nos Cassandre à l’Espace Libre, écrite par Anne-Marie Olivier et mise en scène par Frédéric Dubois.

Cette œuvre, autant contemplative que documentaire, suit la vie de Dre Joanne Liu (interprétée par Jade Barshee), urgentologue pédiatrique. Dre Joanne Liu a également été présidente internationale de Médecins Sans Frontières pendant six ans. C’est durant cette période qu’elle identifie les lacunes des systèmes politiques, et en appelle à une solidarité sans faille. Elle décide alors de collaborer avec Frédéric Dubois pour raconter sous une approche artistique son parcours. Ainsi, la figure mythique de Cassandre apparaît : celle qui a prédit la chute de Troie, mais que personne n’a crue. Qu’en est-il aujourd’hui? Sommes-nous prêts à écouter les Cassandre de notre époque?

« Deux drames se croisent et se répondent : la chute de Troie avec Cassandre l’oracle, et le récit biographique de Dre Liu »

Tout le long de la pièce, nous accompagnons la docteure dans des zones de guerre, ou régions détruites par des catastrophes naturelles, alors que des questions de solidarité, d’engagement collectif et de responsabilité citoyenne émergent.

L’histoire commence en 1975, par une anecdote qui présageait déjà la prise de conscience de citoyenneté internationale de Dre Liu : alors enfant, Joanne déclare la pomme verte être son fruit favori. Lorsqu’elle apprend
plus tard que ces dernières sont importées d’Afrique du Sud, alors aux prises avec l’apartheid, Joanne arrête soudainement sa consommation de pommes vertes, qui lui rappellent la souffrance d’un pays lointain. L’envie de Dre Liu de travailler au service de ceux qui sont exploités s’est imposée comme une mélodie de basse soutenant
la symphonie de tout un cheminement en interventions humanitaires, inspirée par la lecture de l’ouvrage Et la Paix, docteur? du Dr Jean-Pierre Willem. Dans plusieurs monologues biographiques, Dre Liu réalise un examen clinique des plaies de l’humanité : cruautés, conflits, exploitation, hypocrisie, incohésion sur des continents lointains et chez nous en même temps. En parallèle, seule face au spectateur, l’oracle Cassandre décrit la situation en Libye, la perduration de ces champs de bataille où c’est « chacun pour soi, et tant pis si c’est toi » et nous signale ainsi que l’humanité est malade.

Afin de guérir la maladie, la pièce prescrit une prise de conscience collective. À travers la figure mythologique grecque de Cassandre, oracle qui intervient aux points d’inflexion du tracé des évènements, Dubois et Olivier tentent de nous mettre en garde contre la tragédie de Troie de notre génération. Deux drames se croisent et se répondent : la chute de Troie avec Cassandre l’oracle, et le récit biographique de Dre Liu. L’un distant et oublié, l’autre proche et actuel, qui nous signale l’urgence de la demande de changement. « Si tu crois que t’y arrives pas, t’y arrives », lance Dre Liu à son amie d’enfance Annie (interprétée par Phara Thibault) ainsi qu’au public pour encourager notre « [refus] de s’habituer à la mort », en citant Albert Camus.

Le projet Nos Cassandre est né de l’amour de l’art dans lequel Dre Liu reconnaît un puissant antidote aux moments lugubres. Cet antidote à la souffrance, qui n’est pas seulement la sienne, mais celle de huit milliards d’êtres humains, prouve l’existence d’une identité invisible, partagée.

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Chorégraphies théâtrales https://www.delitfrancais.com/2023/11/29/choregraphies-theatrales/ Wed, 29 Nov 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=53815 Génération Danse captive l’essence de l’adolescence.

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Génération Danse, mise en scène par Sophie Cadieux, reflète les inquiétudes et les troubles associés à l’adolescence. Nous suivons l’histoire d’une troupe de danse composée de six filles et d’un garçon, qui s’apprête à participer à une compétition de danse régionale, espérant gagner une place dans la compétition nationale à Tampa, en Floride. Afin d’atteindre cet objectif, l’équipe se prépare à interpréter une chorégraphie « acro-lyrique » ayant pour thème l’héritage de Gandhi. Bien entendu, seulement une danseuse peut interpréter ce rôle, ce qui suscite des tensions parmi les membres de l’équipe, alors qu’un sentiment de rivalité les envahit.

Au fil de la pièce, nous devenons témoins de l’intériorité des personnages, de leurs désirs et de leurs insécurités, alors qu’ils cherchent à se comprendre les uns les autres et à se démarquer au sein de la troupe. Le texte autopsie le rapport au corps, les apparences physiques, le sentiment d’échec et le regard de l’autre. Chaque monologue interprété par les personnages nous donne un aperçu des pensées intimes et des préoccupations de ces adolescents, qui se sentent incompris et impuissants, malgré un fort désir d’indépendance.

Voir ces adolescents s’exprimer avec autant de passion a suscité l’émoi chez le public : l’adolescence est une période fondatrice de l’existence, ponctuées par des premières expériences caractérisées par leur intensité. Les acteurs parviennent avec expertise à rendre compte de ces émotions, exacerbées par des mouvements théâtraux et des expressions faciales exagérées, frôlant parfois le ridicule. Malgré l’écart d’âge entre les personnages et leurs interprètes – la production a accordé le rôle à des adultes plutôt qu’à des adolescents -, les acteurs conservent une énergie juvénile, mise en évidence durant des chorégraphies dynamiques et effrénées. J’ai trouvé particulièrement intéressants les nombreux monologues qui ponctuent la pièce, au fil desquels les personnages s’adressent directement au public, brisant le quatrième mur. Ces monologues transmettent un sentiment d’angoisse, décuplé par les lumières tamisées et le battement de cœur en bruit de fond, qui contraste avec la tonalité comique de la pièce. Ces moments plus dramatiques incitent ainsi les spectateurs à réfléchir sur les thèmes plus sérieux qu’abordent la pièce.

« l’adolescence est une période fondatrice de l’existence, ponctuées par des premières expériences caractérisées par leur intensité. »

Les membres de la troupe de danse discutent de leurs projets d’avenir, hantées par les spectres de ce qu’elles deviendront inévitablement. Génération Danse nous rappelle les drames de l’adolescence, qu’ils soient majeurs ou insignifiants, et leur impact durable sur l’adulte que nous devenons. C’est dans cette optique que le choix d’avoir des acteurs adultes pour interpréter des rôles d’adolescents devient intéressant : il met en avant cette idée qu’une grande partie de ce que nous sommes en tant qu’adulte est liée à nos expériences vécues en tant qu’adolescent.

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Un spectacle qui fait tomber plus d’un mur https://www.delitfrancais.com/2023/11/01/un-spectacle-qui-fait-tomber-plus-dun-mur/ Wed, 01 Nov 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=53128 Retour sur Hedwig et le pouce en furie présentée au Théâtre du Nouveau Monde.

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Le Théâtre du Nouveau Monde (TNM) se renouvelle avec la présentation d’Hedwig et le pouce en furie, mise en scène, adaptée et traduite par René Richard Cyr à partir de la comédie musicale Off-Broadway Hedwig and the Angry Inch. Dans le rôle d’Hedwig, chanteuse du groupe punk-rock qui donne son nom à la pièce, Benoît McGinnis hypnotise le public. La pièce, qui est à la fois un concert, un quasi-monologue de style stand- up, et un spectacle de drag, va à l’encontre des propositions habituelles du TNM, que l’on pourrait qualifier de « prudentes ».

De rock et de fragilité

Avant de s’extasier sur le jeu hallucinant de Benoît McGinnis dans Hedwig et le pouce en furie, il faut d’abord parler de la pièce elle-même. Écrite par John Cameron Mitchell en collaboration avec le compositeur Stephen Trask, Hedwig et le pouce en furie raconte l’histoire d’Hansel, un jeune homme de Berlin-Est ayant subi une opération de changement de sexe mal effectuée. Hansel prend alors le nom de sa mère, Hedwig, se marie avec un militaire américain, et part s’installer en Amérique. Après une rupture douloureuse, Hedwig se met à faire de la musique rock avec son groupe et avec son ami Tommy Gnosis, qui lui brise le cœur à son tour, en plus de lui voler ses chansons.

Par une coïncidence extraordinaire, Gnosis se produit en concert sur la scène juste derrière celle du TNM – dans la version présentée au TNM, bien sûr – représentée dans le spectacle par une porte, qui, lorsqu’ouverte, laisse le public entendre les discours narcissiques du chanteur. Entre les chansons interprétées par Hedwig, son nouveau mari Yitzhak (Élisabeth Gauthier Pelletier, découverte renversante), et son groupe de musiciens, la rockstar raconte son enfance et les épreuves qu’elle a traversées dans sa quête identitaire, à la recherche de son autre moitié. La pièce, qui aborde les thèmes de l’art du drag et de la transidentité, ne peut être définie seulement par ceux-ci. Elle parle avant tout d’amour, de douleur, de rêves, de trahisons et, bien sûr, de rock ’n’ roll.

McGinnis et le jeu en folie

Pendant l’heure et demie que dure le spectacle, Benoît McGinnis, considéré par plusieurs comme l’un des meilleurs comédiens québécois de sa génération, se démène dans le rôle exigeant qu’est celui d’Hedwig. Il danse, chante, saute, court et joue avec une sensibilité prenante et une énergie contagieuse. Dans le rôle de Gnosis, à la fin de la pièce, la gestuelle de McGinnis adopte toutes les subtilités nécessaires afin de nous faire oublier qu’il interprétait, une dizaine de secondes plus tôt, le rôle d’une femme. La présence sur scène du comédien est telle que, même lorsqu’il est dans l’ombre, par exemple lorsqu’Hedwig permet à Yitzhak d’être sous le feu des projecteurs, c’est lui qu’on regarde.

« La pièce, qui aborde les thèmes de l’art du drag et de la transidentité, ne peut être définie seulement par ceux-ci. Elle parle avant tout d’amour, de douleur, de rêves, de trahisons et, bien sûr, de rock ’n’ roll »

Cela n’enlève toutefois rien au jeu et à la voix impressionnante d’Élisabeth Gauthier Pelletier. Dans le rôle de Yitzhak, elle est choriste pour Hedwig, mais prend plus d’importance au fur et à mesure que la rockstar s’ouvre au public et laisse tomber ses comportements abusifs. La dernière chanson de la comédie musicale est un duo enlevant entre McGinnis et Gauthier Pelletier, qui donne envie de lever les mains en l’air, comme le dit le morceau.

Ce qui se cache derrière la langue

La traduction de la pièce, en particulier des chansons, a sans doute été un défi de taille pour René Richard Cyr et Benoît McGinnis, qui y a participé. La pièce a été adaptée à la langue et à la culture du Québec. Dans la plupart des cas, cela fait en sorte que les blagues et les commentaires d’Hedwig sont mieux reçus par le public. Pourtant, dans les chansons, on sent que le débit souffre de la traduction et que les paroles manquent de vulnérabilité. Leur puissance émotive est affaiblie par la nécessité de les ajuster aux rimes et au rythme. Évidemment, deux langues ne peuvent formuler la même idée d’une même manière ; les modifications de sens sont donc inévitables, mais auraient pu être amoindries. Mis à part ce défi prévisible, Hedwig et le pouce en furie reste une adaptation réussie, rendant accessible à un public francophone cette histoire aussi farfelue que touchante.

Hedwig et le pouce en furie a été présentée du 20 au 28 octobre au Théâtre du Nouveau Monde.

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Scènes de cinéma… au théâtre https://www.delitfrancais.com/2023/10/25/scenes-de-cinema-au-theatre/ Wed, 25 Oct 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=52991 Courville, ou l’enchaînement de décors grandeur nature.

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Pour aller voir Courville, présentée du 12 septembre au 15 octobre au Théâtre du Nouveau Monde, il faut laisser derrière soi ses attentes d’un théâtre classique de Molière. On plonge plutôt dans un univers grandeur nature, avec des marionnettes géantes, des jeux de lumière et un enchaînement audacieux de décors dignes du grand écran!

Courville se démarque par ses personnages principaux qui ne sont pas des comédiens, mais des marionnettes à taille humaine. Leurs voix sont portées par le talent d’un seul interprète, Olivier Normand, tandis que trois marionnettistes habillés
de noir manient habilement les personnages. La cohésion entre les mouvements et les répliques permet de comprendre facilement les conversations entre les personnages : l’acteur offre des tons de voix et des accents propres à chacun, correspondant au langage corporel des pantins. La finesse du jeu des accents québécois et anglophone reflète d’ailleurs pertinemment notre société bilingue.

La pièce dresse le portrait de Simon, un garçon en proie à la phase sombre de l’adolescence, dans la petite ville de Courville. La sexualité, la cohabitation avec sa mère et son oncle qu’il déteste et les traumatismes de l’enfance sont les pistes d’exploration du spectacle. Ce n’est pas tant l’originalité de l’histoire que l’ingéniosité des décors qui rend la pièce mémorable. Le metteur en scène, Robert Lepage, et le directeur de création, Steve Blanchet, ont réussi un coup de maître : proposer une dizaine de tableaux différents, en utilisant la structure d’une maison à deux étages. Le plafond du sous-sol se « baissait » pour devenir le sol d’un nouveau décor. L’ambiance est construite pour recréer des situations au plus proche de leur réalité, avec les contraintes du théâtre. Par exemple, la piscine est représentée par une projection mouvementée d’eau, avec des effets de vaguelettes et un nageur qui fait ses longueurs.

Courville offre beaucoup de talents combinés sur un seul projet, et il aurait été bon de susciter plus d’empathie pour le personnage de Simon. Il semble que ces thèmes de l’adolescence ont déjà été explorés à de nombreuses reprises, et qu’ils ne sont pas assez approfondis pour justifier les trois heures d’attention demandées au spectateur. L’audace de la mise en scène de la pièce est toutefois à saluer.

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Coup d’État au théâtre https://www.delitfrancais.com/2023/10/18/coup-detat-au-theatre/ Wed, 18 Oct 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=52824 Équinoxe questionne le rôle des acteur·rice·s dans nos sociétés.

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« Le monde entier est un théâtre, et tous les hommes et les femmes ne sont que des comédiens », disait Shakespeare dans le poème « The Seven Ages of Man ». Si le théâtre est aussi fondamental que le suggère l’écrivain britannique culte, on peut se poser la question de sa fonction dans nos sociétés. À quoi sert le théâtre? Que sont des comédien·ne·s? Ce sont ces questions qu’explore la pièce de théâtre Équinoxe, écrite et réalisée par Hugo Fréjabise, qui était présentée en ce début de mois d’octobre au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. La jeune et dynamique troupe de Joussour nous a fait vibrer avec cette pièce par sa profondeur philosophique et ses thèmes d’actualité.

Un équilibre précaire

Équinoxe correspond au titre de la pièce, mais pas seulement. D’après la définition du Larousse, l’équinoxe est l’époque de l’année où le soleil traverse l’équateur céleste et où le jour a la même durée que la nuit. Dans équinoxe, on retrouve le mot latin « nox » qui signifie la nuit. C’est un équilibre délicat qui, à tout moment, menace de céder, nous faisant basculer du jour à la nuit, ou de la nuit au jour. Ce titre n’est pas choisi par hasard, car Hugo Fréjabise utilise la métaphore de l’équinoxe, à la veille de l’hiver, pour nous faire prendre conscience de la nécessité de prendre une décision quant à l’avenir que l’on souhaite bâtir. Nous ne sommes pas les seul·e·s confronté·e·s à cette tâche, car pour la troupe de théâtre au cœur de l’intrigue de la pièce, c’est le moment de choisir.

La pièce met en scène ces acteur·rice·s qui, après une longue absence, se retrouvent pour une soirée entre ami·e·s dans un chalet en ruines le jour de l’équinoxe d’automne. Le groupe a douze heures pour décider s’il·elle·s joueront à nouveau ensemble. Toute grande décision demande réflexion préalable et c’est ainsi que nous nous retrouvons plongé·e·s dans la discussion dans laquelle les questions surpassent en nombre les réponses.

« C’est un équilibre délicat qui, à tout moment, menace de céder, nous faisant basculer du jour à la nuit, ou de la nuit au jour »


Les acteur·rice·s nous invitent à se joindre à leur soirée vivante et bruyante d’une durée de trois heures, nous laissant voir leur bonne humeur graduellement capituler sous l’effet de l’alcool et de la fatigue. La soirée d’abord tranquille, entre amis, où musique d’ambiance et toasts sont portés, vire à des débats enflammés autour des références philosophiques et littéraires du passé. Annie Ernaux, Camus, Sophocle – tous sont ressuscités.

Le théâtre comme arme politique

La pièce nous invite ainsi à réfléchir au rythme d’un texte sublime et percutant. Hugo Fréjabise a fait un véritable travail sur la langue, jouant sur les multiples sens que peut avoir un mot, utilisant métaphores et effets de style avec perspicacité et en comparant des langues étrangères (italien, arabe, anglais). Il nous expose le pouvoir des mots, et par la même occasion la force du théâtre comme langage de la scène.

Dans cette mise en abyme du théâtre dans le théâtre, les acteur·rice·s et personnages illustrent une jeunesse bouillonnante, animée par des idéaux et des valeurs qu’elle juge bafouée par la société et l’État. « Si on dit les choses telles qu’elles sont aujourd’hui, on ne nous entend pas », affirme l’une des actrices. Même dans nos sociétés en paix, « l’État ne dit plus rien et nous ment ». Un acteur propose alors au reste de la troupe, l’idée de monter un coup d’État. La frontière entre le théâtre de représentation et la réalité est alors embrumée. Une question, sous-jacente depuis le début de la pièce, se fraye par la suite un chemin pour occuper le centre du débat : Que font-ils là? Tous·tes se demandent alors le but de cette réunion. Mais en réalité, la question a un double sens. Les acteur·rice·s se demandent vraiment s’il·elle·s doivent continuer à jouer, remettant en question leur rôle de comédien·ne dans la société.

À quoi sert donc le théâtre? Si jusque là les débats se faisaient dans le respect, chacun écoutant les arguments des autres, la discussion tourne à la dispute. Le ton monte tandis que deux groupes se créent : ceux·celles qui pensent que le théâtre doit être politique et transformer la société peu importe les conséquences, contre ceux·celles qui s’attachent au théâtre comme moyen de divertissement, parmi tant d’autres dans cette culture de masse, et qui voient le théâtre comme le métier qui leur permet de subvenir à leurs besoins. Bien que le théâtre ne soit qu’une représentation, il incarne des situations concrètes et réelles. En cela, il en devient facilement un langage politique, en tant que lieu d’expression et de pensée alternatives au gouvernement.

Métaphores et métaphysique

La troupe nous fait passer du rire aux larmes, de la littérature au rap français (SCH, PNL), des questions métaphysiques à
la danse et au chant. Le jeu des acteur·rice·s est époustouflant. Il·elle·s réussissent à exposer une réelle colère et passion pour leur art auquel il·elle·s cherchent à donner un sens. On peut reprocher au metteur en scène de ne pas s’être attardé suffisamment sur la définition des personnages, dont on ne retient pas les noms. Douze, cela fait beaucoup d’acteur·rice·s et leur identité à chacun·e s’efface sous celle de la troupe. Par ailleurs, la pièce commence par une introduction coupée du reste de l’intrigue, dans laquelle les actrices parlent une langue étrangère, obligeant le·la spectateur·rice à lever la tête pour lire le texte traduit qui défile rapidement sur un écran. C’est dommage car cela empêchait d’apprécier la mise en scène et le jeu des actrices. Toutefois, les magnifiques tableaux de la pièce compensaient ces quelques défauts pour faire de celle-ci un succès. Le spectacle se termine sur l’image puissante d’une métaphore corporelle : les acteur·rice·s qui incarnent chacun une entité, un concept associé au domaine de la culture (ministère, théâtre), gravitent inexorablement sur la scène selon les lois de l’univers. Parmi eux·elles, un membre de la troupe incarne un acteur qui cherche à se trouver une place parmi ces entités, qui ne lui laissent pas d’espace pour exister.

« La frontière entre le théâtre de représentation et la réalité est alors embrumée »


La pièce se termine sur une projection cinématographique nous plongeant au cœur des tensions en Palestine. Même dans ce contexte effroyable, le théâtre existe et est essentiel comme outil d’expression et échappatoire. C’est en comprenant son importance dans des régions en guerre comme en Palestine, qu’Hugo Fréjabise se pose la question de sa place dans nos sociétés en paix. Même dans celles-ci le théâtre est toujours nécessaire. Il nous incite à penser et remettre en cause nos sociétés, tout en jouant un rôle crucial dans la propagation d’idées. Sans lui, on risque de perdre notre autonomie, reléguée entièrement à l’État, car c’est à nous de décider du futur qu’on veut bâtir et de la place que l’on souhaite occuper.

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Un verre à la grande beauté des femmes https://www.delitfrancais.com/2023/09/13/un-verre-a-la-grande-beaute-des-femmes/ Wed, 13 Sep 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51987 Le solo brillant de Guylaine Tremblay dans Les étés souterrains.

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C’est dans l’ambiance intimiste de la salle de la Grande Licorne, au théâtre La Licorne, que Guylaine Tremblay nous livre un solo bouleversant. Elle y incarne une professeure de littérature à Montréal, chez qui une maladie dégénérative va progressivement altérer les capacités physiques et mentales. Deux moments de sa vie se répondent tout au long de la pièce : ses étés en Provence qu’elle passe accompagnée de ses amis, et sa solitude dans un centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD).

Une pièce qui se joue sur deux tableaux

La pièce dure 1h40 sans entracte. Le décor est minimaliste : une table, des oranges, des fleurs et un écran. Une toile presque vierge qui laisse toute la place à l’actrice pour nous faire passer des cigales de la Provence au silence du CHSLD. Le jeu de contraste des lumières oranges et bleues nous accompagne également dans les transitions entre ces deux moments de vie. Le texte a été conçu spécifiquement pour l’actrice par Steve Gagnon. Il y dépeint une « femme rare » à laquelle peuvent s’identifier toutes les femmes. C’est un personnage extrêmement vivant, on s’attache à son caractère franc et plein d’humour. Elle prend de la place, danse la salsa, exprime à voix haute ses opinions. Féministe, elle n’hésite pas à traiter ses amis de misogynes s’ils n’ont pas un comportement approprié envers les femmes. Derrière son franc-parler, la protagoniste a une grande pudeur dans l’expression de son affection. C’est au CHSLD qu’elle se fait un devoir d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle a vécu avec ses proches pour qu’il n’y ait « rien à regretter ». Elle parlera de son amour pour ceux qui l’entourent jusqu’à ce que la maladie la rende aphone. Ce qu’elle redoute dans sa maladie, c’est la dépendance aux autres, elle qui nous avoue ne jamais avoir appris à être fragile. Mais c’est cette vulnérabilité qui va lui permettre de s’ouvrir et d’exprimer son amour sincèrement. Le contraste entre les scènes se déroulant en Provence et celles qui se passent dans le CHSLD est ainsi d’autant plus marqué qu’il met en scène la protagoniste sous deux aspects opposés : d’un côté, son imperméabilité dans sa force joyeuse, de l’autre, sa sensibilité touchante lors de sa maladie.

Une véritable lettre d’amour aux autres et à la vie

C’est une pièce qui parle d’amour, et, en cette qualité, qui met en lumière les relations interpersonnelles qui entourent la protagoniste. On est touchés par l’affection qu’elle porte à sa fille, alors que la protagoniste nous confie qu’elle a été dure avec elle afin qu’elle ne soit pas « une victime ». Elle parle de leur décalage dans leurs façons différentes de voir la vie, puis de leur éloignement. Pourtant, au CHSLD, les fleurs de sa fille sont les seules qu’elle accepte dans sa chambre, et quand elle évoque son absence dans son monologue, c’est pour dire qu’elles s’aiment « de la bonne manière ».

On y parle aussi de sa relation avec ses amis, qu’elle part rejoindre chaque été, de l’affection qu’ils se portent malgré leurs désaccords et l’évolution de leurs relations. Enfin, on y voit son amour pour Arthur, son compagnon. Elle qui a eu tant de mal à se montrer vulnérable dans sa relation avec lui — c’est le dernier à qui elle annonce sa maladie — elle exprime au CHSLD toute la tendresse qu’elle lui porte. Ses dernières paroles contemplent la beauté des moments qu’ils ont vécu ensemble.

« La lumière s’allume, Guylaine Tremblay commence à parler, et la magie s’opère »

Cette pièce participe à la mission du théâtre La Licorne, soit de créer un lien avec le public à travers un échange, de voir « l’autre comme révélateur de nous-même », tel que l’exprime le directeur artistique et général du théâtre, Philippe Lambert.

On le voit lors des soirs de représentation. La lumière s’allume, Guylaine Tremblay commence à parler, et la magie s’opère. La salle rit, la salle s’émeut. Un échange a lieu entre l’actrice et les spectateurs. En nous invitant à « continuer à parler fort », elle témoigne de la nécessité de prendre de la place, de ne pas se taire, car on « bâtit avec la parole ». Les étés souterrains est une pièce nécessaire dans son injonction à vivre.

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Alain Deneault est-il un sonneur d’alarme? https://www.delitfrancais.com/2023/09/13/alain-deneault-est-il-un-sonneur-dalarme/ Wed, 13 Sep 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=52020 Hidden Paradise au Théâtre Prospero : dénoncer l’évasion fiscale.

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Hidden Paradise, pièce imaginée par Alix Dufresne et Marc Béland, a été jouée, dansée, criée, plusieurs fois déjà, au Canada, en Belgique et en France. Son texte est le verbatim d’une entrevue radiophonique d’Alain Deneault accordée en février 2015 à Marie- France Bazzo au sujet des paradis fiscaux. Elle fait son retour au Prospero pour quelques dates seulement. C’est un message qui doit être écouté, compris, et mis en action.

Mettre en scène une « escroquerie légalisée »

Philosophe, professeur d’université et essayiste, Alain Deneault, l’auteur de l’essai Paradis Fiscaux : la filière canadienne (2014) dénonce depuis près de deux décennies le coût social de l’évasion fiscale, soit la pratique qui consiste au détournement délibéré de la loi fiscale par des entreprises et des citoyens souhaitant « payer moins d’impôts ». Lors de l’entrevue, le philosophe dénonce avec passion et éloquence ce qu’il qualifie
« d’escroquerie légalisée ».

L’actrice, Alix Dufresne, et l’acteur, Frédéric Boivin, entrent sur une scène nue. Ils déroulent un tapis, allument une radio qu’ils ont fait rouler jusqu’au centre de la scène et restent silencieux tandis que l’audience écoute l’entrevue, peuplée des questions en apparence anodines de Marie- France Bazzo : « Qu’apprend-on de nouveau sur la manière dont les banques contribuent à l’évasion fiscale? », et des réponses tranchantes, alarmantes, sortant de la bouche radiophonique du philosophe Deneault.

Intensifier la portée d’un message

Nous entendons l’entrevue une première fois. La deuxième fois, Dufresne et Boivin incarnent Bazzo et Deneault, reprenant jusqu’au moindre tic de langage, à la moindre hésitation, et se prêtent à une danse étrange qui n’affecte en rien leur performance vocale. Les troisième, quatrième, cinquième, sixième fois tordent de plus en plus le texte, et les corps, eux aussi, se prêtent à des torsions de plus en plus déroutantes, presque inquiétantes. Les lumières s’éteignent graduellement dans la salle. Une intensité d’abord drôle, puis de plus en plus dérangeante, découle lentement de l’absurdité de ces paroles répétées tant de fois, de ces réalités odieuses que nous connaissons, que nous entendons, et qui pourtant ne parviennent pas à ébranler le cours des choses : les ultra-riches dissimulent leurs fortunes et les banques en tirent profit. Cette répétition, comme un martèlement du message aux oreilles et aux yeux de l’auditoire, rend compte de l’importance qu’il soit. « Cela n’est pas un problème lointain, réservé aux plus aisés. L’évasion fiscale est un problème qui nous touche au quotidien. […] En temps de politiques d’austérité, on nous dit que nous avons un problème de dépenses, mais […] c’est un problème de revenus. L’argent qui est détourné chaque année représente une dette sociale non payée par les plus fortunés, ceux-là mêmes qui ont utilisé les fonds des contribuables via les financements gouvernementaux pour démarrer leurs entreprises. »

« Une intensité d’abord drôle, puis de plus en plus dérangeante, découle lentement de l’absurdité »

À la fin, l’entrevue joue au ralenti — on entend la moindre subtilité de l’enregistrement sonore, ça grince, ça agresse l’oreille — les acteurs font de la synchronisation labiale et le texte a perdu toute signification. L’effet est absurde, effrayant et génial : ce spectacle, où texte et corps sont littéralement matériau, matière plastique à façonner, à tendre et à compresser, pointe à merveille vers la troublante réalité des paradis fiscaux.

Hidden Paradise aura eu l’ingéniosité de transférer ce message radiophonique, depuis la sphère de l’information, vers un registre artistique, pour d’autres audiences. Avant la pièce, Philippe Cyr et Vincent de Repentigny, codirecteurs généraux du Théâtre Prospero, appellent à célébrer les reprises, à faire jouer plus longtemps les bons spectacles. Ici, non seulement s’agit-il d’un bon spectacle qu’il a été judicieux de vouloir refaire, mais c’est également un message à transmettre impérativement. C’est un appel à l’action qu’il faut crier sur tous les toits.

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Comme une vraie histoire d’amour https://www.delitfrancais.com/2023/04/05/comme-une-vraie-histoire-damour/ Wed, 05 Apr 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51645 Retour sur le plus beau spectacle de la saison théâtrale 2022-2023.

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Jusqu’en février dernier se jouait au Théâtre du Nouveau Monde une adaptation théâtrale de la correspondance entretenue entre l’écrivain Albert Camus et l’actrice Maria Casarès tout au long de leur relation. Le titre de cette invraisemblable épopée émotionnelle, Je t’écris au milieu d’un bel orage, est tiré d’une lettre de Camus et englobe à lui seul les deux éléments fondamentaux de leur histoire : l’écriture et les contraintes.

Ce n’étaient pas des lettres à vocation publique. À la mort de Camus, dans un accident de voiture au tout début de l’année 1960, René Char prit possession de leur correspondance. Puis elle fut transmise à Catherine Camus – fille de l’écrivain et de son épouse légitime, Francine Faure – qui décida, en 2017, de la publier chez Gallimard. Le grand public découvrit alors le lien brûlant qui unissait deux grandes figures de la vie artistique et intellectuelle française des années 1940–1950. Avec Steve Gagnon en Albert Camus et Anne Dorval en Maria Casarès, la pièce mise en scène par Maxime Carbonneau a sans doute offert le meilleur spectacle de la saison théâtrale qui s’achève : c’est un bijou taillé dans l’émotion pure, éclatant de tendresse et d’érotisme, travaillé sous la chaleur ardente du désir et dans le feu de l’écriture.

Ayant passé les premières années de tumulte amoureux, d’incertitude sur la nature, la durée de leur relation, et l’irascibilité que cette incertitude engendre inévitablement, les amants s’installent dans une dépendance saine, un lien qui va en se renforçant. Soudain, les échanges s’apaisent, les lettres s’allongent et les confidences gagnent en sincérité. On voit surgir sur scène ce que l’on avait cru un temps ne jamais pouvoir exister : une véritable histoire d’amour. Une histoire d’amour… le terme semble galvaudé, il cache un lien si fort que des mots peinent à l’expliquer et que pour le comprendre, il faut en avoir été témoin, comme ce soir de février au balcon du TNM. Camus et Casarès se rencontrent vers la fin de la guerre, en 1944, à Paris. Lui est un écrivain en devenir, déjà marié, et elle une comédienne reconnue. Ils s’éloignent puis se retrouvent par hasard en 1948, toujours dans la même ville, où commence alors une longue rela- tion amoureuse et épistolaire. Il reste 865 lettres dans toutes celles qu’ils se sont échangées ; elles constituent au deux-tiers les textes du spectacle, le reste provenant d’entrevues, d’œuvres publiées, d’articles de presse et même une partie du discours de Camus à la réception du Nobel en 1957.

« Je t’embrasse, mais avec ces larmes que je ne peux pas verser et qui m’étouffent »

La mise en scène met très justement l’accent sur l’équité entre les deux amants, qui écrivent aussi bien l’un que l’autre, traduisent aussi bien la fièvre de leurs sentiments : on suit les événements de leur vie et l’évolution de leur carrière sans que jamais l’un prenne le dessus sur l’autre. La pièce ne raconte pas leur intimité d’un point de vue historique, et n’essaie pas non plus de reconstruire une vie quotidienne fictive, dont personne ne peut témoigner, mais en prenant la voie des mots, en gardant cette distance qui était une constante de leur amour, et son meilleur écrin. « Lorsque j’essaie d’imaginer notre avenir, j’étouffe presque de bonheur et une immense crainte me serre le cœur, ne pouvant croire à tant de joie dans ce monde. » écrit Maria Casarès. Albert répond : « Moi, je n’ai jamais été aussi démuni, aussi désarmé. Je t’embrasse, mais avec ces larmes que je ne peux pas verser et qui m’étouffent. »

Dans la dernière heure du spectacle, le tempo de leur histoire s’accélère. On fonce à toute vitesse vers ce matin de janvier 1960 où Camus disparaît le long d’une route de campagne. Symboliquement, le lit où les corps des amants s’unissaient, et qui trônait au milieu de l’immense scène, s’abîme dans un puits sans fond. Maria Casarès reste seule, triste, furieuse, anéantie ; elle hurle de douleur en espagnol, sa langue maternelle, pour offrir une sublime déclaration d’amour posthume. Puis quelques années plus tard, bien après la mort de Camus, dans une confession de journaliste, elle lâche cette petite phrase qui clôt le spectacle et inonde de larmes les derniers yeux restés secs : « Quand on a aimé quelqu’un, on n’est plus jamais seule. »

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« Que dis-je, c’est un cap? » https://www.delitfrancais.com/2023/03/22/que-dis-je-cest-un-cap/ Wed, 22 Mar 2023 11:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=51390 Un hommage à Rostand dans Pif-Luisant.

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Du 14 mars au 15 avril 2023, le théâtre du Rideau Vert propose une pièce surprenante, Pif-Luisant, écrite par Gabriel Sabourin. Elle retrace l’histoire de la création d’une des pièces de théâtre les plus connues du XIXe siècle : Cyrano de Bergerac. Pièce maîtresse du dramaturge français Edmond Rostand, elle est immédiatement félicitée par la critique et le grand public après sa première à Paris le 28 décembre 1897. Le succès de Rostand raconte l’histoire de Cyrano, un poète et bretteur au nez proéminent, qui tombe amoureux de sa cousine, Roxane. Trop timide pour lui avouer ses sentiments, il aide un jeune cadet, Christian, à conquérir son cœur en lui prêtant sa plume. Ainsi, Roxane tombe amoureuse des mots de Cyrano qu’elle associe au visage et au corps du beau Christian. Le succès inattendu de cette comédie romantique, écrite en alexandrins, récompense son auteur avec la légion d’honneur en janvier 1898. Dans sa pièce de 2023, Sabourin propose un voyage dans le salon de la maison secondaire des Rostand pendant l’écriture de Cyrano de Bergerac.

Pour écrire son chef‑d’œuvre, Rostand s’est inspiré des événements de sa propre vie : ce sont ces éléments biographiques que raconte la pièce de Sabourin en une heure et demie. Très complexé par la taille de son nez, Rostand, interprété par Olivier Mourin, tombe excessivement amoureux de la fille de ses domestiques, sa « presque sœur », Marie-Anne, comme il l’appelle dans Pif-Luisant, jouée par Elodie Grenier. Marie-Anne, qui inspire le personnage de Roxane, tombe éperdument amoureuse d’un déserteur aux rêves de comédien, Christian de Neuvillette, interprété par Jean-François Pronovost. Tout comme Cyrano, Rostand aide Christian à séduire Marie-Anne en lui prêtant sa plume. Alors que Christian retourne dans les colonies en tant que soldat, Rostand continue d’écrire des billets d’amour à Marie-Anne sous le nom de Christian. Ainsi, l’histoire de Cyrano de Bergerac naît. Elle est composée en quelques semaines avant d’être envoyée au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris pour y être chaleureusement applaudie.

« Pour écrire son chef‑d’œuvre, Rostand s’est inspiré des événements de sa propre vie »

Dans la pièce de Sabourin, Edmond Rostand est présenté comme un dramaturge perdu, un homme instable mentalement, sans l’espoir de pouvoir un jour vivre de son art. Effectivement, dans les années 1890, Paris joue du théâtre de boulevard, des farces et du burlesque, et porte peu d’intérêt aux longues pièces romantiques écrites en alexandrins, qui sont considérées pédantes. Le père d’Edmond presse son fils de reprendre son travail d’avocat et d’abandonner définitivement le théâtre. Mais le talent d’Edmond est indéniable. Dans la pièce de Sabourin, Edmond parle presque en alexandrins avec une facilité déconcertante. Le spectateur a l’impression de rencontrer le vrai génie de Rostand, sa personnalité cachée et son histoire personnelle. Cette proximité est rendue possible grâce aux efforts de Sabourin, qui choisit le comédien Olivier Mourin et en fait le sosie de Rostand, physiquement comme psychologiquement.

En maniant la mise en abyme et en imitant le développement de l’intrigue de Cyrano de Bergerac, Gabriel Sabourin rend hommage au formidable succès de la pièce de Rostand et affirme que le théâtre en vers n’est pas démodé si l’on en fait bon usage.

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Le charme discret des nouveaux riches https://www.delitfrancais.com/2023/02/15/le-charme-discret-des-nouveaux-riches/ Wed, 15 Feb 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50890 Chapdelaine reprend Le Faiseur de Balzac au théâtre Denise-Pelletier

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Presque chacune des 92 œuvres qui composent la Comédie humaine véhicule une critique de la société capitaliste qui émerge en Europe dans la première moitié du 19siècle. C’est une des clefs de la grande modernité de Balzac : son œuvre dénonce les dérives d’un monde où l’individu se réduit à un agent économique et la société à une organisation à but lucratif.

Le théâtre Denise-Pelletier présente en ce moment l’une des pièces phares de l’écrivain, Le Faiseur, écrite en 1840. Elle s’attaque en particulier à l’univers de la spéculation, le lieu où s’exhibent toute l’insolence et l’absurdité du capitalisme. Réécrite par l’autrice Gabrielle Chapdelaine et mise en scène par Alice Ronfard, la version repensée de la pièce conserve sa force critique originale, tout en exploitant brillamment son potentiel comique.

Le poids d’une absence

Les humains sont des êtres curieux. Ils passent leur temps à courir derrière quelque chose qui n’existe pas. Ils motivent toutes leurs relations, leurs échanges, leurs productions par un mot, « l’argent », qui sonne creux parce qu’il ne recouvre aucun bien véritable, aucune réalité si ce n’est une absence, un vide. C’est l’impression très vive que l’on a en assistant à une représentation du Faiseur. Balzac montre l’absurdité d’un monde, le nôtre, ou plutôt celui des spéculateurs, dont la principale occupation est de brasser du vent.

L’intrigue de la pièce repose en effet sur un vide. Mercadet, un arnaqueur patenté, souffre d’un manque de liquidité important qui menace de faire effondrer la pyramide de Ponzi qu’il a bâtie et sur laquelle il vit. Tout au long de la pièce, il attend, sans trop d’espoir, de recevoir la plus-value d’un investissement qu’il a fait dans un fonds trouvé sur Internet, Godeau Inc., qui cache en vérité… une autre arnaque à la Ponzi. Afin de se sauver, le couple Mercadet multiplie les efforts. Ils tentent de voler leurs amis, de se voler entre eux, de marier leur fille à un supposé génie de la Silicon Valley, ou encore, de faire de leur divorce une affaire lucrative. Les idées fusent mais les échecs s’accumulent et leur endettement se transforme progressivement en une impasse.

Le bal des menteurs

Le Faiseur met en scène toute une galerie de personnages, rendus d’autant plus caricaturaux dans l’adaptation contemporaine de Gabrielle Chapdelaine qu’ils sont parfaitement identifiables. Il y a bien sûr Mercadet, l’escroc plein de ressources, qui a peu de talent, mais infiniment de culot ; sa femme, l’ archétype même de l’épouse du nouveau riche, aussi exubérante qu’hilarante ; leur fille, Julie, qui campe très bien l’adolescente bourgeoise rebelle ; ou encore Minard, un petit comptable qui se sent très à l’aise au sein de la classe moyenne. La variété des personnages, en plus des dialogues remaniés pour coller à l’époque, rend la pièce excessivement drôle et légère. Acteurs comme spectateurs, chacun prend part à un grand bal des menteurs et des faux-semblants : la quête d’argent est le point d’ancrage d’un merveilleux jeu de dupes.

La mise en scène épurée d’Alice Ronfard met en lumière le paradoxe du fric, qui bien qu’absent et intangible, est omniprésent dans les conversations et dans l’arrière-pensée des personnages. Sur scène, beaucoup d’autres objets n’existent pas et ne sont suggérés que par des bruitages et des gestes. Ainsi, il n’y a pas de bouteille de vin, mais le bruit du bouchon qui saute et des verres qui s’entrechoquent.

Alors que l’on pense la représentation terminée, la troupe des comédiens entreprend une chorégraphie inattendue, composée de tous les gestes d’une vie confortable – comme le fait d’agiter une sonnette pour appeler un domestique, faire danser le rhum au fond du verre ou écraser une cigarette. Les gestes sont répétés, frénétiques, et suggèrent, sans énoncer l’idée, qu’une vie pour le confort, pour la «moula», serait tout aussi aliénante qu’une vie pour le travail. 

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Dans un océan de honte https://www.delitfrancais.com/2023/02/08/dans-un-ocean-de-honte/ Wed, 08 Feb 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50805 Clandestines met en scène le drame des avortements clandestins.

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Avec Clandestines, les dramaturges québécoises Marie-Ève Millot et Marie-Claude Saint-Laurent s’emparent de la scène pour aborder le thème de l’avortement et livrer un message conforme aux valeurs féministes chères à la compagnie du Théâtre de l’Affamée.

Les autrices imaginent une société québécoise dans un futur dystopique où une médecin et son assistante tiennent une clinique clandestine pour aider des femmes qui décident de se faire avorter dans le secret. Dans cette société, mais aussi dans le monde politique, l’opposition à l’avortement se propage dangereusement. Difficile dans ce contexte de ne pas songer aux récentes décisions de la Cour suprême des États-Unis. En effet, la réalité rattrape la fiction lorsque l’arrêt Roe contre Wade est invalidé alors que la pièce est en pleine conception.

La pièce met en avant le drame des avortements clandestins. La voix du personnage principal raconte des témoignages réels de femmes s’étant fait avorter quand la pratique était encore illégale au Canada. Le recours à l’avortement clandestin est présenté davantage comme une nécessité plutôt qu’un choix. Les personnages sont plongés dans des situations complexes et voient le nombre de leurs options diminuer. Marie-Ève Millot et Marie-Claude Saint-Laurent mettent en avant deux arguments de taille pour soutenir la protection du droit à l’avortement : l’impossibilité manifeste de mettre fin aux IVG clandestines, les situations médicalement dangereuses auxquelles elles mènent, et le droit des femmes à disposer pleinement de leur corps. Le spectateur souffre facilement avec des protagonistes dotées chacune d’une forte personnalité, osant exprimer leurs pensées et en venir aux extrêmes en situation de crise. C’est par l’emploi du pathos que l’audience parvient à cerner les malheurs auxquels sont confrontées ces femmes qui songent à se faire avorter.

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«La réalité rattrape la fiction lorsque l’arrêt Roe contre Wade est invalidé alors que la pièce est en pleine conception»

Si le sujet abordé est des plus sérieux, Clandestines remplit également une fonction essentielle de la scène : celle de plaire. En effet, durant une partie importante de la pièce règne un intense suspense, habilement fabriqué par les autrices à travers la mise en valeur des silences, la présence de personnages menant des existences doubles sans cesse sur le point d’être découvertes, et un jeu sur le temps, dont la rapidité de l’écoulement est soulignée à des moments stratégiques, créant un sentiment d’urgence. D’autre part, dans les répliques se distingue parfois un humour subtil qui tranche avec la dureté du sujet, sans pour autant que cela tombe dans un burlesque décrédibilisant.

Clandestines souligne l’hypocrisie qui entoure l’opposition à l’avortement. Sous couvert de vouloir protéger la vie du vulnérable, on s’en prend à des femmes, elles-mêmes vulnérables.

Enfin, il convient de s’arrêter sur la stratégie argumentative employée par les autrices. Au cours de la pièce, différents personnages exposent des arguments pour ou contre l’avortement. Se crée alors une tension qui ne se résoudra pas, puisque les arguments finissent par se perdre dans un débat juridique sans fin sur le statut du fœtus. Le spectateur en arrive à pencher en faveur de l’avortement, non pas convaincu par les mots, mais par la trajectoire de ces femmes qu’il a suivies tout au long de la pièce ces femmes qui ont progressivement perdu le contrôle de leur corps. Ainsi, Clandestines redonne son humanité à un sujet que l’on éloigne bien souvent de celles qui le concerne le plus.

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Darwin en vie en 2022 ! https://www.delitfrancais.com/2023/01/25/darwin-en-vie-en-2022/ Wed, 25 Jan 2023 12:00:00 +0000 https://www.delitfrancais.com/?p=50616 Le théâtre de Quat’sous met en scène un scandale scientifique désastreux.

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Dès le début de la pièce, Vous êtes animal, présentée au Théâtre de Quat’sous, m’a intéressé par l’uchronie qu’elle propose ; elle imagine ce qui se passerait si Charles Darwin avait publié sur L’Origine des espèces en 2022. La pièce, qui se joue du 17 janvier au 11 février, est une création de Jean-Philippe Baril-Guérard. En se présentant lui-même sur scène, il partage avec nous ses enquêtes sur cette publication «récente» de Darwin, suivi par les réactions controversées du public contemporain sur les réseaux sociaux, dans les médias, et dans le public même du théâtre. Dans un style de théâtre documentaire, la pièce combine dialogues réalistes et brèves projections vidéos. Vous êtes animal est un grand succès qui porte un message assez provocateur et sombre sur l’héritage de Darwin et des pseudo-scientifiques qui ont repris son travail.

La pièce présente un message compliqué à propos de la responsabilité que L’Origine des espèces tient dans l’histoire de l’idée des races et sur l’origine du racisme scientifique. C’est aussi l’histoire d’un homme qui doit se défendre contre les médias qui l’attaquent de tous côtés et dénaturent ses idées d’une façon grotesque et désastreuse. Les paroles que Baril-Guérard prononce au début du spectacle forment la thèse pour tout le spectacle : «jusqu’où peut-on aller pour défendre des idées?». La mise en scène de la pièce est aussi très originale. Des caméras portatives sont utilisées par les six acteurs, qui se filment eux-mêmes et se projettent en direct sur un écran au milieu de la scène. À d’autres moments, ils apportent les caméras jusque dans les coulisses et jouent la scène à distance. Cette utilisation d’une narration partiellement enregistrée dans une pièce de théâtre montre l’hypocrisie d’un peuple moderne, préférant communiquer en ligne que de discuter les enjeux face à face, notamment sur Instagram.

«La pièce présente la responsabilité que L’Origine des espèces tient dans l’origine du racisme»

Ce qui m’a vraiment impressionné, c’est la manière dont seulement six acteurs et actrices peuvent habiter la trentaine de personnages qui apparaissent sur scène. Même les représentations des personnages anonymes sur les réseaux sociaux, qui ne sont parfois sur la scène que pour une douzaine de secondes, se distinguent par quelques petits changements de corps et de voix. Cette attention aux détails participe au réalisme de la mise en scène, et à la terreur de voir cette uchronie se réaliser. Lyndz Dantiste mérite une ovation pour son interprétation de Darwin. Au cours des quatre-vingt dix minutes du spectacle, on le voit progressivement se transformer d’un homme de peu de mots en un être véritablement tyrannique.

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